mardi 31 mai 2011

lundi 30 mai 2011

Hypermnésique.

* Ces histoires de HD et de SD sont aussi une des raisons pour lesquelles je produis les films de Jacques Perconte, qui met le doigt sur cette idée de résolution absolue. Lors de la présentation d'Après le feu pour le premier anniversaire de Triptyque Films, quelques-uns ont reproché au film de ne pas revenir "à la normale", ou de ne pas "arriver en gare". Je pense qu'au contraire c'eut été renoncer au film que de céder à cette tentation et qu'il fallait bien qu'Après le feu aille jusqu'au bout de sa trajectoire d'hypermnésie, pour reprendre mon terme d'avant-hier.

* Après le feu, comme Uishet par exemple, est évidemment une affaire de trajectoire et de déplacement, un film "en voyage". Le premier niveau de lecture est celui du transport, la barque ou le train. Mais c'est aussi une translation depuis ce support "pauvre", en basse définition, jusqu'à une reconstruction (paradoxale puisqu'elle en passe par l'alteration) du monde par sa surdéfinition progressive. Arrivé au terme du nombre d'informations visuelles emmagasinées, la bande passante mémorielle arrive à son comble et s'arrête. C'était l'effet bouleversant de Satyagraha, la matraque suspendue en l'air, comme si le film refusait de laisser la violence survenir sous sa garde. C'est ici l'effet narratif d'un voyage mené à sa limite. Ce n'est pas un hasard que le train semble pouvoir s'effondrer dans un vide numérique sous les rails, pas un hasard si l'image saute à quelques reprises, annonçant déjà la saturation finale. Je me suis souvent demandé comment Jacques avait pu décider de la durée du film et certains, sortis de la fascination scopique avant le terme des 7 minutes, se demandaient si une ou deux minutes n'étaient pas de trop. J'ai compris à force que la saturation vient aussi par la durée, par le dépassement, justement, de cette première fascination scopique de l'effet pour l'effet. C'est aussi pourquoi Après le feu n'est pas un clip ou un gimmick. Ce moment où l'on cesse de tenter de se souvenir du paysage avant altération pour commencer à l'observer pour sa nouvelle flore, comme un monde neuf dont on ne connaîtrait l'extrémité, c'est le moment où Après le feu se dépasse, laisse voir un après : la terre plate et son gouffre finnis terrae (pas étonnant que le film prenne place sur une île).

* Les premiers essais du nouveau film de Jacques sont stupéfiants, d'abord dans leur nudité. Tournés à l'appareil photo-numérique sur des échelles extra-larges, les plans bruts, documentaires, sont déjà infiniment pleins et quelque part presque illisibles. Cette fois, nous sommes fixes, il y a déjà énormément à prendre, presque trop à prendre, dans les détails de la roche, dans les rides infinies du ressac, dans la complexité quasi-pointilliste des lumières, des matières et des tons. Le phénomène d'hypermnésie fonctionne à plein : on ne sait plus où regarder, chaque micro-détail est aussi défini que l'impression d'ensemble, chaque pixel serait à examiner. Nus, les plans sont déjà d'une définition presque absolue, celle que d'ordinaire Jacques s'applique à révéler dans ses plans en basse définition. D'ordinaire, la compression, plutôt que d'enlever de l'information, en ajoute : l'écran entier est à lire dans sa moindre parcelle et c'est le mouvement qui permet la focalisation, indispensable au spectateur.

* D'où la petite révolution du nouveau film de Jacques. Le processus de compression appliqué à cette très haute définition, va en effet désormais avoir pour objectif de retrouver une focalisation, de retrouver un chemin pour l'œil. J'avais vu il y a peu une très étrange vidéo qui, par un système de capteurs, permettait de savoir où chaque membre d'un groupe de spectateurs posait l'œil seconde par seconde. Sur un plan nu du nouveau film de Jacques, il y aurait à mon avis autant d'axes de regards que de spectateurs. Peut-être certains trouveraient refuge au centre, au moins rassurés par le point de mire qu'est le cadre. Mais ensuite ? Que regarder dans ces panoramas trop-pleins ? L'issue trouvée par Jacques dans cette hypermnésie organisée relève justement du retour du souvenir, du refoulé de l'image. Ce tracteur sur la colline qui passe et repasse, en voici le fantôme de retour, et le sillon que la compression lui fait tracer dans le décor déroute et trace un chemin pour l'œil... (exemple parmi d'autres, vous verrez quand il sera fait)

* Ce sont des dispositions de regard que Jacques essaie d'inventer. Que pour ce faire il s'en réfère aux impressionnistes, donc au fait même de voir, est un bel aveu.

dimanche 29 mai 2011

Cinéma de propriétaire terrien.

* On m'avait dit que je n'avais "pas vu les bons" Malick, puisque je n'avais subi que les pensums La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde, et qu'il fallait donc que je voie, "sur grand écran si possible", Badlands et Les Moissons du Ciel. C'est donc le second que j'ai vu ce soir à la Filmothèque du Quartier Latin, et les Malickolâtres vont achever de hisser mon cadavre pour y jeter des cailloux pointus : il confirme tout le mal que je pense de ce cinéma-là, cinéma de fabricant de cartes postales, cinéma de patron, tout à la fois froid et distancié, démiurge heureux de sa débauche de moyens (reconstitution d'antiquaire) et de ses plans de coucous suisses (je crois, arrêtez-moi si je me trompe, que c'est chez Manny Farber que j'ai entendu parler d'esthétique "coucou", de ces plans où l'on sent les marques au sol, où l'on sent le chronométrage des entrées de champ : je balance la grue, le travelling, trois-quatre, un type, une charrette, un machin passe au premier plan, c'est bon les mecs c'est vivant !) et de ses gens qu'il fait bosser, ramasser le blé des plans et des plans durant (ironie involontaire de cette voix-off qui nous dit que les gens bossaient jusqu'à l'épuisement, tandis qu'on s'épuise nos culs sur le velours à voir les figurants s'épuiser à ramasser mille fois le blé sous tous les angles), et de sa terre à brûler pour le spectacle... Et tout à la fois maître-chanteur pour l'émotion (une gamine rauque raconte le truc mièvre cousu de fil blanc avec ses mots d'enfant et son argot rocailleux) et maître-stabyloteur pour la symbolique et la mise en scène (ridicule achevé des inserts de gros plans d'animaux, qui n'opposent pas de grande différence avec n'importe quel banal stock-shot, métronomie épuisante du montage et des roulements d'yeux de Gere... mince, quel ennui, quelle platitude).

* Là-dessus je vous avoue que Badlands et Tree of Life, je crois bien que je vais m'en passer.

* En bonus, on peut lire ceci (le post de Carton), qui colle quasi-mot pour mot à ce que j'ai ressenti ce soir.

samedi 28 mai 2011

ajout 2

* Finalement, c'est tout ce qui relève de l'exotisme qui empêche le film d'aller au bout de sa démarche, la musique notamment, en renfort de dépaysement, pas très utile, étrangement normalisante, tout l'aspect "world"...

* Ce qui fascine cependant et qui fait qu'on y revient c'est l'image numérique, tant trop-pleine de détails, hyper-définie, hyper-colorée, hyper-nette, que fragile, ballotée par le vent, tremblante de petitesse mécanique ; c'est ce paradoxe du miniature contenant un si vaste monde, si fourni, si précis, si saillant, qui hypnotise malgré tout. Le cinéma argentique était velouté et relevait du souvenir ; la crudité et l'hypermnésie du numérique est une autre langue. Pas meilleure, pas pire, mais différente : ce n'est plus le même cinéma.

Lumières immatérielles.

* Sur Busong, je n'ai pas mille choses à dire, pas un grand film, mais quelques questions intéressantes cependant, qui résonnent avec les discussions complexes eues ces derniers jours avec TBA, au sujet du numérique, de la mort et de la difficile pulsation de la lumière sur nos supports immatériels. On avait l'impression que la réponse était dans le noir, que l'obscurité était le lieu des spécificités numériques. On aurait aussi bien pu nous rétorquer Film Socialisme, qui semblait dire que si l'obscurité créait en effet de la matière neuve en SD, le devoir de la HD était peut-être justement d'aller, défauts en étendard, affronter lumières et couleurs. Il fallait qu'elle ose s'y jeter, à corps perdu sans doute, pour essuyer les plâtres évidemment, pour comprendre son propre usage esthétique du monde. (Je maintiens justement, que j'aie raison ou pas d'ailleurs, qu'avec ce film Godard répondait en numérique au déchirant chant du cygne de la pellicule que fut Itinéraire de Jean Bricard)

* Busong le fait, donc, et c'est sans doute son unique intérêt, mais il est de taille. Le film d'Auraeus Solito passe en effet son temps à se battre contre la nudité complète de sa photo, crue et saillante comme la lame d'un couteau, et à confronter sa patine de documentaire HD moderne à son projet de fiction disons Weerasethakulienne. La réinvention plastique doit donc se faire différemment : la carte postale est évidemment proscrite et toute la mise en scène travaille à briser les évidences et les joliesses. Les plus grandes beautés du film se trouvent là, et étonnamment bien plus en extérieur et en plein soleil que dans les intérieurs nocturnes (en cela il s'oppose à Oncle Boonmee, qui souffrait de ne jamais retrouver la splendeur de sa séquence de porche nocturne dans ses contes en extérieurs forcés). Tout en effet est à inventer pour combattre l'impression d'agence de voyage et Solito est bien obligé de chercher ses cadres ailleurs, ses rythmes autrement (aucune tentation de contemplation, les plans sont traversés avec énergie, on les emprunte vraiment comme on dit qu'on emprunte un chemin, on y court, y nage, y tombe, il ne s'agit pas de passer à travers un décor mais bien de l'habiter, même très furtivement, dès qu'on y passe on y est soumis à sa gravité propre), son découpage dans une zone qui en d'autres configurations techniques eût passé pour aberrante. Le premier quart d'heure est à ce titre hypnotique : chaque plan et chaque point de montage déjouent les pièges du lisse tendus par le numérique, ont quasiment ce seul principe pour moteur.

(* Avec le recul je repense bien sûr au choc complet que fut pour moi la première projection numérique de Redacted, qui travaillait un peu aux mêmes choses. Je comprends soudain en l'écrivant à quel point le film de De Palma annonçait aussi Film Socialisme...)


* Malheureusement, cette surprise passée, le film entame un surplace dont il ne se relèvera pas vraiment, malgré des coups de force, dont une résurrection, pas bazinienne pour un sou, n'est pas des moindres...

(* Ajout : la crudité de la lumière et de la photo, voyez la bande-annonce, rendent les maquillages très voyants. Coup de génie de la guérison des plaies, en fin de film : enlever tout simplement le grossier maquillage.)

vendredi 27 mai 2011

La digestion.

* Quelques déceptions tout de même. Le HSS en reprise de Cannes, un peu mineur, un peu anecdotique, un peu méthodique, le moment où tu te dis que HSS zoome dans un plan parce que le système général veut qu'à un moment il recadre et non parce que la séquence le nécessite, non parce qu'avant et après ce zoom le montage dans le plan créé une transition sensible, ce moment où le cœur ne se serre plus lorsqu'on exclut un personnage du cadre pour se concentrer sur un autre, tu te dis que quelque chose cloche...

* Et puis Sur la tête de Bertha Boxcar, fiction mangée de formalisme, traversée "d'à-la-manière de" assez gênants, une espèce de réalisme poétique importé des années 80, lumières rouges, lumières bleues, une nacelle-nid-bout-de-ficelle qui a quelque chose à voir avec les Caro&Jeunet des premiers temps... Mince, qui attendait Adel sur un terrain comme celui-ci? Il semblerait que le long qu'il prépare veuille persister dans cette voie, je suis perdu...

* An Escalator in World Order, dès les premières images et la musique ironique tu sais que le film n'aura pas l'extrême rigueur qui faisait le prix et les beautés de L'Autobiographie de Nicolae Ceauşescu. À l'époque je m'étais dit qu'il y avait beaucoup à dire du son de l'imposant documentaire d'Andrei Ujica, du travail sonore extrêmement troublant, en sa valeur permanente de potentiel de crise de l'image, chaque moment du son, très doux, trop doux, était suspect de mensonge et troublant de précision pour autant. J'en étais venu à me dire que le son avait été non seulement restauré mais sans doute aussi "réhaussé". De l'ouverture notamment, je m'étais demandé quelle part de reconstitution elle comprenait, chaque bruit était trop là, trop propre, trop parfait, et le film balançait régulièrement entre son brut du document d'archive sauvé de l'oubli et précision du design sonore, et ceci sans doute ajoutait au mensonge, aux facultés de mensonge des images. Il y avait de toute manière la nappe de son direct, et puis on supposait, on se demandait, on ne saurait jamais, si Ujica en avait rajouté. Kyung-man Kim lui en rajoute, pose des musiques de contrepoint, déplace les sons et les images, les dépare et ce faisant rate le numéro d'équilibriste que réussissait incroyablement Ujica. Plus soucieux de plaire et d'être facile à regarder, An Escalator in World Order se laisse gagner par la tentation de la rythmique du document d'archive, ne prend pas le risque du ras-le-bol, du trop-plein, des outrances de L'Autobiographie de Nicolae Ceauşescu. Cette dernière fonctionnait sur l'indigestion, le trouble, le doute : il y avait chez Ujica ce souci formidable de faire ressentir, sans y avoir recours, les options de montage, les possibilités du cinéma, la palette de mensonges possibles de la mise en scène, et l'on misait donc sur le spectateur pour y songer de lui-même, mettre en doute, indigérer ; chez Kyung-man Kim on repart dans le discours, on reconstruit quelque chose, un commentaire sur le mensonge, on pré-mâche, on pré-digère. On a moins d'ambition pour le spectateur, en somme. Stratégie de propagande à son tour, de fait auto-annulation. Tout le contraire de la persévérante austérité d'Ujica.

* Une découverte tout de même, le beau Paris-Shangaï de Thomas Cailley, court métrage qui vaut plus que ses tous premiers plans le laissent craindre, comédie jouant contre son propre programme, inventant un humour de montage, un humour de mise en scène, contre un scénario moins classique qu'on l'attendrait. Il y a un contre-champ en tricycle qui notamment fait rire aux larmes. Et, enfin, il y a du jeu, Constantin Burazovitch est époustouflant, tout est neuf, le timbre, l'étrangeté rythmique, les bras ballants, le visage mangé par l'ombre de la visière... Cailley prépare un long, prions.

* J'aime bien comment Vernier démonte Brunel ici (Brunel qui l'a bien mérité d'ailleurs : à part raconter le film, qu'en dit-il?).

samedi 21 mai 2011

Notes pop corn

* SCRE4M: très bonne surprise, drôle, beau et fin, la dernière demi-heure est peut-être un peu laborieuse, mais tant qu'on se fout du whodunit, tant que le tueur est une théorie cinématographique capable de disparaitre par enchantement le temps d'un contre-champ, c'est très réjouissant. Le regret du coup c'est que le concept du tueur metteur en scène n'est finalement pas exploité: que deviennent ses rushes? Dommage, frustration là-dessus, mais quelques belles séquences, quand Cox marche avec la camera à l'envers, etc.

* Cette impression parfois que le tueur joue à 1-2-3-soleil : tant qu'une camera ne le regarde pas (diégétique ou non) il n'existe pas, au sens où il ne répond plus aux règles du monde réel. Ainsi dans le hors-champ a-t-il tout pouvoir. C'est la rationalisation Scooby-Doo qui n'intéresse plus...

vendredi 20 mai 2011

Adel, suite

* Ce sens immédiat du plan dans le Chapitre 5 de la Décalogie, tant de mise en scène pour un court qui tient sur un seul plan fixe qui n'a pourtant l'air de rien, impressionnant, le "truc" rythmique du mouvement de tête, le suspense du hors-champ dès le début du plan (mais c'est quoi cette pancarte? et puis les entrées de champ ont une réserve de possibles infinie, puisqu'il est au milieu du flux, tout peut arriver, etc.), vous sentez l'importance du visage? On lit son visage presque plus qu'on écoute sa voix, il faut regarder plusieurs fois le film pour tout prendre, suivre chaque mouvement, deviner la direction de son regard, savoir d'où sa colère, d'où sa peine viennent, même le costume d'Adel "habille" le plan, sans lui ça se passerait autrement, ça passerait autrement, le plan est parfait, banal et complètement "débanalisé", immédiatement du cinéma, même chose dans le Chapitre 7, qu'est-ce qui fait qu'un plan devient du cinéma, qu'est-ce qui fait qu'on passe d'un moment banal de manifestation à un plan sidérant, à un plan de cinéma, qu'est-ce qui fait qu'un document devient documentaire? Vous avez noté la dramaturgie du Chapitre 7? On rencontre les personnages, ces jeunes connards, on s'y attache, on les ressent, ils nous répugnent autant qu'ils nous émeuvent, on les suit, quand ils sortent ils nous manquent, quand ils reviennent on est heureux de les revoir, quand ils partent enfin, retraversant le plan de droite à gauche, on sait que c'est fini, la sortie de champ sur ce flanc l'indique seule, mille émotions, mille choses dites, puissance incroyable d'un plan pathétique et beau, violent et doux.

Soufiane Adel

* J'ai découvert il y a quelque temps Soufiane Adel grâce à Dérives, et Nuits Closes, qui à ce jour reste un choc immense.

* De fil en aiguille, j'ai découvert ceci, qui fait partie d'une série de dix films, la Décalogie Vincent V. (où je vois clairement ce qui marche ici que je ne réussissais pas tout à fait dans mon Crépuscule).

* Et trois autres à voir sur son myspace (je n'arrive à en intégrer aucune dans blogger, allez voir de vous-mêmes) (La Cassette est un vrai chef-d'œuvre).

* Le 26 mai à Bobigny, on peut voir son film le plus récent, Sur la tête de Bertha Boxcar.

* On peut prendre ça comme un spot de pub ou un post rétrospectif.

mercredi 18 mai 2011

En blocs.

* J'écrivais sur Klipper et Vernier que leurs films étaient "enfants du numérique", qu'ils "n'existeraient pas en pellicule", je crois que ça vaut aussi pour L'Exil et le Royaume de Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff. Chez K&V, on posait un cadre et on le laissait se remplir, on laissait tourner à l'infini, on guettait l'instant, on pariait que le monde allait se manifester dans la portion d'espace découpée, ponctionnée, l'important c'était de choisir ce cadre et d'avoir la patience de s'y tenir, quitte à s'y faire chier à attendre longuement, il fallait savoir où se poster et accepter l'ennui, il ne s'agissait pas de surveiller, pas d'être une caméra de surveillance, mais bien d'être là, sans se cacher, d'annoncer "je suis là à filmer, vous pouvez entrer dans mon cadre, mon cadre est dans la Cité, vous pouvez y jouer votre rôle, je suis là depuis des heures, je ne bouge pas, entrez si vous voulez, entrez si vous le décidez, si vous l'acceptez" (Pandore, c'est exactement ça) (c'est même ça redoublé, puisqu'on filme un sas, une porte d'entrée : quand les personnages entrent dans Pandore, ils choisissent d'entrer en scène parce qu'ils veulent rentrer sur une autre scène hors-champ de caméra mais en plein champ du monde, c'est des poupées russes d'auto-représentation). Chez LF&S, on choisit un personnage (enfin, plusieurs, mais chacun leur tour) et on s'y tient, on s'y colle. Je pourrais faire le pont avec ce que j'écrivais hier sur La Pivellina, il y a une parenté. C'est des personnages, du profond respect dans lequel la mise en scène tient ses personnages, que découle la mise en scène. Il y a unité d'approche, mais pourtant on sent que d'un personnage l'autre l'esthétique s'adapte, se plie au rapport de chacun à l'espace, à son rapport physique au monde, et à son rapport physique à la présence d'une caméra (toutes les adresses à la caméra ont cette importance, aucune n'est de blague ni de complaisance ni lourdement méta, toutes ont une valeur narrative forte, une révélation non pas du hors-cadre mais des lacunes du champ, une révélation en creux de l'immensité du monde et du drame, assumé, de l'étroitesse d'un cadre, qui jamais ne saura s'emplir du monde, toujours le traversera, le ponctionnera, n'en prendra qu'un peu, sans cesse livrera ce combat vain d'en prendre un peu, si peu, au mieux). Ce qui reste, c'est le plan-séquence, c'est le morceau, le pan, le bloc.

* Ceci on me l'avait reproché, sur les Dragons, cette esthétique du bloc. Je ne sais pas si c'est aussi enfant du numérique, mais il est vrai que ça vient également, pour ma part, de la fameuse timeline de FinalCut. Je crois que c'est avec Jiko qu'à un moment on plaisantait sur l'idée de construire un film par rapport à sa timeline, à ce Tetris géant qu'est une timeline sur FinalCut. Comme Arnaud à un moment imaginait composer une musique sans musique, juste en dessinant un roadmovie avec le spectre sonore, en se servant du défilement pour recréer un paysage, ici un cactus, là une pierre, etc, etc. Évidemment ça donnait du son absolument inécoutable et ce serait tout aussi idiot de monter sur ce principe. Mais il est évident que pour qui comme moi n'a jamais monté qu'avec des logiciels, les séquences sont dans ma représentation mentale des blocs disposés côte à côte et/ou l'un sur l'autre (même si étrangement on sédimente peu, on empile peu de pistes image, on entasse les pistes son mais les pistes image on aime les laisser rares, très peu de couches, trois à quatre grand maximum dans les coups les plus foireux) et j'imagine qu'il en allait autrement pour qui découpait, épinglait et scotchait.

* Donc on me le reprochait et je ne voyais pas quel était le souci, et devant L'Exil et le Royaume je ne vois toujours pas le problème. On peut le faire, on peut filmer non-stop, s'embarquer dans des plans-séquences simples ou complexes, ne pas déclencher au moment où les choses se passent mais en amont, on peut se permettre du déchet, on peut se permettre de trop filmer et de remplir nos disques durs jusqu'à la garde pour n'en garder qu'une infime partie. Ça a ses revers, bien sûr, ce filmer-trop, on le sait bien, on nous l'a rabâché, vous photographiez trop, vous filmez trop, vous filmez tout et tout le temps, vous ne savez plus choisir, vous n'imaginez même pas qu'il faille choisir... Je commence à en souper, de ce discours : bien entendu qu'on choisit, il faut aussi nous faire confiance, on ne filme pas simplement pour filmer, on filme parce qu'on sent que c'est le moment, on filme en vue d'un film, et puis on reste toujours limités, on a nos batteries, nos cartes à vider ou nos cassettes à changer, nos disques durs à acheter, à copie-de-sauvegarder, nos rushes à transférer, visionner, trier, c'est aussi un pensum de ramener tant d'images, on sait à quoi on s'expose, et on tourne en le sachant, alors évidemment qu'on en fait des choix et que chaque fois qu'on filme, on a une pensée pour ce que ça pourrait être, ce que ça pourrait devenir à l'intérieur d'un montage, on est obligés d'être vigilants, on présume que chaque image est un plan possible, et quand, comme LF&S, on commence à filmer en amont de l'action, on n'a pas droit à l'erreur, puisqu'on ne sait jamais quel sera le point d'entrée dont on aura besoin au montage.

* Sans cela, toutes les séquences avec la blonde militante de L'Exil et le Royaume n'existeraient à mon avis pas, ou bien existeraient différemment, nécessairement amoindries. Personnage idéal pour justifier le dispositif : sans la durée, sans les variations de la durée, ce personnage est je pense inexploitable, puisqu'il est tantôt insupportable, tantôt héroïque, tantôt douteux, tantôt glorieux, et ceci dans une oscillation permanente, en temps réel, dans une ambiguïté et une complexité qui ne prend sens que dans le plan-séquence. C'est un personnage d'action, un personnage-scène-d'action à lui seul, c'est le walk-and-talk incarné, dans toute sa multiplicité. Pour un tel personnage, il n'y a pas d'autre esthétique possible.

Quelque chose d'Omirbaev, non?

mardi 17 mai 2011

Fiction sans friction.

* Qu'est-ce qui fait que la séquence des flics dans La Pivellina n'est pas l'immonde faux suspense qu'elle devrait être, qu'elle est peut-être même sur le papier? Après tout si l'on s'en tient au scénario, dans la caravane, il y a une gamine de deux ans abandonnée par sa mère, qu'on aurait dû logiquement amener à la police pour rapporter son abandon. Et en effet, très tôt dans les dialogues cette option logique-là est évoquée : il aurait fallu l'emmener chez les flics, ça n'interrompait pas nécessairement la fiction, il aurait pu y avoir doute, on aurait pu explorer l'injustice, le soupçon d'enlèvement, la violence, etc. Bref, tout le programme qu'on attend. Et de fait Tizza Covi et Rainer Frimmel n'ont aucune envie des programmes fictionnels que leur situation devrait leur imposer. Pas de complexe chez la mère adoptive, pas de violences subies par la gamine, pas de menace policière, rien de crapoteux, rien de crapuleux. Si Patty et Walter gardent la pivellina dans leur caravane, c'est simplement par générosité, par bonheur, par joie. Et rien ne l'entravera, rien ne bouleversera cela : le programme, scandaleux, que décide de suivre le film consiste à s'attacher à des personnages qui veulent simplement rester ensemble, préserver un bonheur qui vient de s'inviter dans leur vie, qu'ils viennent d'inventer dans leur vie.

* Le film s'hébète d'abord de cela, toute la mise en scène repose sur cet hébètement : caméra portée haut (je parlais de la faible hauteur de la prise de vue chez Costa dans le précédent billet, ici c'est l'inverse : on est à l'épaule et toujours en légère plongée, non pas surplombante mais protectrice, je me disais même, sans doute sottement, en sortant du film, que l'opérateur devait être plus grand que la moyenne, j'y voyais quelque chose de rassurant, de protecteur, je me demande si c'est une volonté ou un hasard, ce point de vue de cadreur géant, si quelque ustensile rehausse à dessein l'appareil un peu au-dessus de l'épaule...), l'axe semble s'accrocher aux personnages et tourner sur eux avec une précaution fascinée, n'avoir d'yeux médusés que pour leur bonheur, le plan semble n'avoir d'autre justification que le bonheur de les voir être au monde sans que le monde leur déferle dessus rageusement, sans que ces personnages expérimentent les péripéties que certaine sociologie naturaliste leur a génétiquement programmées, parce qu'ils sont pauvres, circassiens, que Patty a les cheveux écarlates, qu'ils vivent dans une caravane et que la police vient vérifier leurs papiers... Tous les indicateurs sont trompeurs, le naturalisme ne déferlera pas, alors que ses armes sont constamment dans le champ, mais personne ne s'en sert, et c'est bouleversant.

* La police, donc, qui arrive aux deux tiers du film, je dirais, à la louche, est finalement la seule menace qui pourrait encore rester à ce stade-là du film ; et d'ailleurs déjà on n'y croit plus, c'est-à-dire qu'on sait déjà qu'on en voudra cruellement au film d'en passer par ce subterfuge fictionnel-là si tardivement, et qu'on n'a qu'une peur, c'est que pourtant il y cède et qu'on se soit trompé sur son compte, à ce beau film-là, on lui en voudrait terriblement d'être un menteur, un beau parleur.

* Heureusement le suspense est faux, donc, et vite éventé. Rien de plus logique : une fois encore, le film protège ses personnages de cette dérive, de cette fiction-là, de cette violence arbitraire de démiurge scénaristique. À cela, il préfère bâtir son utopie éphémère et pas dupe, mais son utopie éphémère quand même. Pourquoi les choses ne se passeraient-elles pas bien? Qu'y a-t-il là de si terrible? Pourquoi mettre à mort le bonheur à l'écran? La Pivellina n'accepte de ne contenir dans les parenthèses de son montage qu'un enchantement qui surprend tout le monde, depuis les spectateurs jusqu'au film et aux personnages mêmes.

* La fin à ce titre est finalement, avec l'indéfectible événement déclencheur, le seul véritable artifice de fiction. Un instant on hésite, on est un peu gêné. Et puis on comprend : la parenthèse enchantée se referme là, les ennuis vont commencer, les ennuis finissent sans doute par commencer, mais c'est alors pour un autre film, que sûrement l'on connaît déjà et que Covi et Frimmel n'ont aucune envie de filmer. (Voir le sous-titre : Non è ancora domani)

(* Attente estivale n° 1 : Pudana dernière de sa lignée, sortie le 24 août. Oui, oui, un nouveau Lapsui&Lehmuskallio, miracle !) (j'ai pris un lien au pif, j'avais écrit plusieurs autres choses en 2008 pendant la rétrospective, il faut fouiller un peu, d'ailleurs en général il faut fouiller pour lire quoi que ce soit sur eux) (et pour trouver leurs films n'en parlons pas, je rêve pourtant de revoir Anna ou Les Mères de la vie...) (je crois qu'on ne trouve en DVD et sur KG que les 7 chants de la Toundra, ce qui est déjà formidable, mais le film reste en-dessous de leurs documentaires, dont je garde un souvenir extatique)


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* Besoin de revenir à l'écriture. Peut-être des billets courts...

* Devant The Rabbit Hunters, je m'étais aperçu que Costa ne dépliait sans doute pas son pied, le laissait dans cette position basse, où la camera t'arrive à la taille et tu n'as pas besoin de replier le tripode à chaque déplacement. Ça t'amene naturellement à une contre-plongée qu'il faut composer par à-plats muraux, en ménageant de l'air au-dessus des têtes, terrain pour l'iconisation, pour le pictural. Et The Rabbit Hunters est sans doute l'un des Costa les plus picturaux, les plus ostensiblement picturaux, même, on pourrait dire que c'est le projet du film, il pourrait se résumer à ce plan fixe dans le sous-bois, ces bleus, ces verts, si incroyablement pleins pour cette bonne vieille mini-Dv, et ce contre-jour d'eau-forte... Ventura y progresse son bâton à la main, s'arrête, scrute, devient guetteur de gravure, prend la pose - et c'est aussi la limite.

* On me disait récemment que Costa sur Ne change rien avait profité du noir&blanc pour, peintre, tout recomposer en post-production. Le plafond étoilé qui sidérait tant serait par exemple un composite fabriqué au montage, lumières découpées dans plusieurs plans et collées ensemble sur la toile du film.

* Ça ne me gêne pas.