mercredi 29 juin 2011

Лайла Пакалнина.

* It'll be fine, complément idéal au génial On Rubik's Road de Laila Pakalnina.

dimanche 26 juin 2011

Bâiller hors-champ.

* Ce plan vu la semaine dernière dans les rushes du film de TJ : le 19 décembre dernier, insomniaque, TJ est seul dans les rues enneigées du quartier qu'il hante la nuit tout son tournage durant. Je pense qu'il a bu, il est évident qu'il a fumé plus que de raison. Il ne sait pas trop pourquoi il est là, seul (il doit être deux heures du matin), avec une caméra. C'est la caméra de Triptyque, une EX1, j'en ai déjà parlé ici. Belle bête onéreuse, notre seule richesse, l'essentiel de notre capital. On y a tous les trois mis nos rares économies. Avec mon Mac et mon RSA, pour ma part, c'est tout ce que je possède.

* Donc TJ est dans la rue, une petite rue à sens unique, sous la lumière orange des réverbères, à piétiner la neige fraîche dans la morsure du froid, pas encore rendue boueuse par le passage des voitures. La caméra est posée sur pied, au centre de cette petite rue, et filme en plan large l'alignement des bagnoles garées dans cette banlieue endormie. Le point de fuite correspond à celui de la rue, au bout de laquelle, rarement, une voiture isolée passe furtivement, avec son faisceau de phares et son bruit de moteur migrant d'un ampli l'autre. La rue fait partie du quartier filmé, mais jamais TJ ne l'a filmée. Elle est pourtant à l'origine du besoin de filmer ce quartier ; ou, pour être plus précis, c'est dans un appartement de cette rue qu'est né ce besoin. Seulement, filmer la rue ne suffit pas à dire ce qu'est cet appartement, où il se trouve, ce qu'il signifie, mais TJ, ivre, seul, frigorifié, insomniaque, dans cette rue silencieuse un 19 décembre à 2h du matin, pensait bien qu'en y ramenant sa caméra, tout soudain s'éclairerait et que l'importance de la rue se verrait seule à l'écran. Bien sûr, il filme et cette importance n'est pas vraiment là. Le plan surprend, on se demande ce qui justifie de tenir un tel plan, on se dit peut-être la neige, sans doute la neige, c'est vrai que cette neige est belle parce que dans cet entre-deux rare à la ville : elle n'est pas vierge, des pieds l'ont foulée, quelques pneus aussi, mais elle est encore blanche dans la lumière orange, elle fait encore un peu office de réflecteur. On ne sait pas encore que l'appartement est dans la rue. Et TJ, rarement opérateur sur son film, qu'il a essentiellement confié à des cadreurs tiers, s'en aperçoit soudain. Je pense que sa déception est immense, peut-être qu'il se dit qu'il n'est décidément pas bon cadreur, qu'il ne sait pas faire ressortir dans un plan le détail signifiant. Qu'il se demande bien ce qu'il fout là. Qu'il devrait partir. Peut-être tout abandonner.

* La déception ne le terrasse pas : soudain, d'un hors-champ inédit dans la grammaire du film, la voix de TJ prononce, sur un timbre jamais entendu, même par moi qui le côtoie la moitié de la semaine, ce que l'image n'arrive pas à dire. Cette voix dit tout ça, la solitude, l'heure, la déception, l'impossibilité de dire à l'image tout ce que l'image recèle intimement, pour lui. Et cette voix brisée par l'angoisse de ne pas réussir le plan, est bouleversante. S'ensuit un recadrage, TJ tente de filmer des détails, de trouver des métaphores un peu casse-gueule. Il filme des pas dans la neige, en off il improvise que c'est peut-être aussi une représentation de son surplace des dernières années. Il ne sait pas trop, il voit bien que c'est bancal, il continue à chercher son cadre. Et puis il revient au cadre premier, large, épousant le point de fuite de la rue. Il se tait. Et émergeant soudain du hors-cadre, obéissant à quelque pulsion soudaine, complètement je-m'en-foutiste et absolument sublime d'énergie du désespoir, il abandonne notre EX1 au milieu de la rue, la laissant exposée au possible passage de quelque voiture aveugle, se foutant bien de ce qu'elle puisse la renverser, et s'enfonce vers le point de fuite du bout de la rue, bien décidé à y disparaître.

* Cette émotion est pour moi complètement neuve, tout simplement voir la caméra être abandonnée, véritablement laissée seule, comme on abandonnerait un personnage, un homme, un enfant, un animal en bord de route.

(* Évidemment le producteur capitaliste en moi est révolté : comment, tu as abandonné notre matériel en plein milieu de la rue? TJ, sale crevure anarchiste...)

* J'ai dérushé ce plan il y a une semaine seulement et, bizarrement, je ne me souviens plus du tout de sa fin : revient-il la couper? Si ça se trouve, une bagnole l'a bel et bien percutée.

(* Aparté sur cette histoire de définir un lieu filmé, qu'on sait chargé d'une histoire que le spectateur ne connaît pas nécessairement : je me souviens de Straub, dans un débat après Lothringen, parlant d'un cimetière mérovingien que l'initié saurait voir dans la forêt filmée ; il fallait le savoir et en le sachant les plans se chargeaient de sens nouveau ; mais comment le dire pendant le film? Souvent, les Straub ne le disent pas, et c'est une belle façon aussi.)


* Puisqu'on parle du hors-champ : dans le Marin Masqué de Sophie Letourneur, la plus belle idée du film en résume les autres beautés. Après une nuit d'insomnie itou, passée dans une boîte où l'une des deux filles a croisé un amour d'enfance, nos héroïnes en discutent au petit matin, dans une chambre. L'amoureuse est assise près du lit ; la copine allongée. La copine lutte contre le sommeil, mais c'est une copine, malgré la fatigue, elle écoute l'amoureuse qui rabâche, et plus l'amoureuse rabâche, plus on rit de savoir que la copine lutte contre le sommeil. Mais plus l'amoureuse rabâche, et plus elle devient touchante, plus on sent qu'elle commence à y recroire, à ce refoulé amoureux, qu'elle se laisse gagner par la vague d'émotion que d'ordinaire elle parodie, et le champ/contre-champ s'interrompt, et le plan dure sur son visage, et l'amoureuse rabâche, rabâche, comme pour se convaincre, et on sent que ça prend de l'importance, et on n'a plus vraiment envie de rire, et on imagine bien que pour la copine c'est pareil, le rabâchage tourne en rond mais l'émotion est là, la contrer, la moquer, serait criminel. Ce crime, on y pense d'autant plus fort quand un bâillement hors-champ, de la copine, surgit, surmixé. Mais ce bâillement n'est pas criminel : il tombe comme un assentiment au rabâchement, il ne l'interrompt pas, le ponctue seulement, et marque aussi la réalité de la lutte de la copine contre le sommeil : si la copine tient bon, c'est pour elle, c'est parce que c'est une copine, on peut bâiller entre copines, tant qu'on s'écoute, tant qu'on brave le sommeil pour écouter l'autre.

lundi 20 juin 2011

De l'importance du trajet.

* Et tandis qu'un génial documentaire Letton (On Rubik's Road de Laila Pakalnina, passé inaperçu au Réel l'an passé) me montre avec une aisance absolument insolente ce qu'aurait pu être Passemerveille sans ses lourdeurs et ses prétentions, je dérushe.

* Pas mon film, celui de TJ, et c'est un superbe cadeau.

* Et un immense piège : j'ai tout envie de garder. Le film, complètement improvisé dans la douleur et l'alcool, est un enfant direct du numérique (et court pourtant après la pellicule, via le Polaroïd), épuisant les possibilités des plans par des prises (de risques) infinies, où la caméra jouerait un rôle d'éclaireur, dans le sens de partir en éclaireur, ou dans tous les sens, même, si vous voulez. Du coup, tout, dès dérushage, vaut d'être vu, car c'est aussi (surtout?) un film sur les moyens d'approcher le réel. Toute préparation en amont du plan est déjà partie du plan, renseigne sans cesse sur le projet narratif du film, fait du film un personnage, le considère comme actant ; d'ailleurs toujours TJ la filme (sans doute par accident ou par précaution au moins : déclencher avant coup, ce luxe formidable du numérique). Ce n'est pas poser un cadre et attendre, mais bien emmener le cadre au front, et le chemin jusqu'au front est déjà narratif, hautement narratif. La caméra va chasser le réel, elle ne lui tend pas un piège pour rester à l'attendre : elle va à sa conquête. L'honnêteté du monteur serait donc de ne pas commencer ses plans une fois la destination atteinte, mais bien de conserver le voyage.

* TJ, sois prévenu, ton film ne sera pas court. Du tout.

mercredi 15 juin 2011

L'aberration bienvenue.

* On a peut-être un peu mésestimé SCRE4M, en ne prêtant pas attention à cette étrangeté qu'il apportait dans le paysage hollywoodien récent : sa fragilité, sa haute tolérance au n'importe quoi, qui malgré les faiblesses étaient sans doute ce qui réjouissait le plus dans cet étrange quatrième volet, aussi futé que bancal. Il faut voir My Soul to Take, inédit en France, réalisé juste avant, pour saisir ce que ces petits plaisirs coupables, ces aberrations ludiques qui parsèment SCRE4M, peuvent apporter à Craven sorti du jeu méta du tueur masqué fan de slasher.

* Je ne crois en effet pas avoir vu un film US à ce point imprévisible depuis très longtemps. My soul to take est tellement aberrant, part tellement dans tous les sens, semble tellement écrit et monté par association d'idées, que tout y peut arriver, chose que l'on ressent il me semble de moins en moins à Hollywood, tout y étant tellement surverrouillé... Là, tout, donc, peut arriver et, joie, tout arrive tout le temps. (Le prologue en la matière est proprement ébouriffant, qui propulse l'incident déclencheur à la vitesse de l'éclair et place d'emblée sur le film sur la possibilité permanente de basculements, position parfaite pour un film de trouille, supposant tension constante et se nourrissant au mieux d'une narration généreuse en retournements et effets.) Le scénario progresse joyeusement en trois-petits-chats-peaux-d'paille, la mise en scène oscille entre un clacissisme de haute tenue, surtout dans sa première partie, et du grand-guignol parfois en roue libre, voire d'étranges moments furtifs de dérapages numériques tout ce qu'il y a de plus vilains et enthousiasmants, qui étrangement concordent avec les attaques du "monstre". Comme dans SCRE4M, celui-ci est bien sûr toujours cette entité maléfique qu'il ne faut pas perdre du viseur, qui obtient tout pouvoir dès lors qu'elle sort du plan, qui peut se cacher tout simplement dans le hors-champ ; et de fait pour ses victimes le gros plan devient le pire piège qui soit...

* La parenté avec Scream se joue d'ailleurs toujours sur ce plan-là : le film est la mise en application concrète, par la mise en scène, des théories énoncées dans la célèbre série. Avec pour problématique principale, assénée comme une évidence (pour Craven tout du moins) : le film d'horreur n'existe plus comme tel. Le spectateur sait trop. Il sait qu'une fenêtre ouverte, rideaux dansants dans la brise et bruit de vent surmixé, signifie qu'un personnage est sorti par cette fenêtre. Pour savoir cadrer cette fenêtre comme un trou au centre du plan, au centre des logiques de scénario et de mise en scène, et que soudain l'on doute de ce qu'on connaissait par cœur, il faut un sacré culot de metteur en scène, et je crois que le méta ressassé par Craven, en le sursaturant de références jusqu'au trop-plein, l'a enfin révélé : Craven doit inventer pour surprendre et pour dépasser ce qu'il s'est formulé - que le film d'horreur n'existe plus, donc, disais-je. Pour exister, il doit dérouter et le spectateur et le genre, prendre d'autres voies, ne plus ressembler à rien. My soul to take est le premier scénario écrit par Craven depuis des lustres : on peut imaginer qu'avoir oublié comment faire, qu'avoir oublié les codes et les règles de cohérence, comme on dit les règles de convenance, alors même qu'il est celui qui les a vulgarisées pour le grand public, lui a grandement rendu service : la folie est enfin de retour dans le genre.

(* C'est très dur d'écrire un billet de blog depuis un iPhone, on manque de vision complète du texte, et quand on est un relecteur comme moi, c'est très pénible... C'était un one shot je pense, je reviens au clavier pour le prochain billet) (sans compter que c'est très laborieux)

mardi 14 juin 2011

Prescience et prédestination.

* Il faudrait écrire quelque chose sur cette idée du documentaire tourné, ou au moins découpé comme une fiction. Quelque chose sur la différence entre la prescience du cadre et sa prédestination, qui fait à mon avis que Harrison sur Armand et Klipper sur Sainte-Anne travaillent finalement dans le même sens. Chez eux il s'agit bien de prescience, de prévoir, de deviner. Prédestiner, devancer, au sens être déjà sur place, au sens de mise en place même, est à mon sens un geste plus gênant.

* J'en parle parce que l'exemple de Li Ké Terra m'est revenu puissance mille dans O Céu Sobre os Ombros, un documentaire brésilien signé Sérgio Borges, et qui a été montré à Rotterdam et à IndieLisboa. Le film subjugue pas mal dans ses premières minutes ; une sorte de puissance écrasante et mutique d'une mise en scène embarquée dans le plus cru du réel, présente pour sublimer le réel, le petit geste, le peu, capable de transformer le fait de prendre une douche en un moment sacré ; quelque chose des premiers plans d'un autre documentaire brésilien, Permanencias de Ricardo Alves Júnior, qui lui était à Cannes cette année, et qui faisait illusion un temps avant de révéler que sorti du néo-académisme du plan interminable d'inspiration Pedro Costa, il n'avait pas grand chose d'autre à dire. L'ouverture d'O Céu Sobre os Ombros fascine donc, où l'on se pose la question, disons-le comme ça, de la performance de la proximité. Lorsque la question de la fiction se pose en documentaire, lorsqu'on hésite sur la capacité de l'opérateur à être là sans l'être, lorsqu'on se dit que la caméra est parvenue à une trop complète transparence, ce sont toujours des idées de performance, me semble-t-il, qui viennent en tête en premier lieu. Elles ne peuvent tenir. Je veux dire : un film ne tient pas sur ça. Mon admiration pour un film en tout cas n'est pas là, ne peut s'en tenir là. Quand j'écris sur Armand, "mais comment Harrison fait-il ?", on peut me rétorquer que j'y suis, pourtant, dans cette admiration de la performance. Mais le film n'est pas implacable ; s'il l'était, s'il avait des yeux partout, des yeux magistraux, infaillibles, sans doute serais-je déçu, moins pris, moins surpris. Dans O Céu Sobre os Ombros comme dans les chambres de Li Ké Terra (films choraux tous les deux), la caméra est partout déjà là, partout rivée à son cadre comme la caméra de surveillance dans son angle. Si l'on voit un personnage sortir d'une pièce en fond de plan, le plan suivant est déjà dans la pièce suivante, en face, et le raccord "parfait" sert à surtout oublier l'opérateur, à prétendre qu'il n'existe pas, que la vie seule est venue à l'écran.

* La chose peut sembler anodine car le motif décrit (changer de pièce, oui, bon, pas grave) l'est. Elle saute aux yeux plus tard, lorsqu'une prostituée, que le film suit, racole un client à bord d'une voiture. Le plan est large, posté au bout de la rue, au loin, un peu caché derrière les lampadaires (donc déjà gênant car plan policier, guettant l'action). On suppose, au son, que la prostituée porte un HF. Elle grimpe dans la bagnole et au plan suivant, la caméra est immédiatement posée sur le capot, à filmer à travers le pare-brise ; et rien de l'acte, frontalement, ne nous est alors épargné. La question du sexe ou de la moralité du motif ne se pose même pas à moi à ce stade-là (on peut bien sûr se la poser, se demander pourquoi il fallait montrer le transsexuel se faire sodomiser), ce n'est pas là que je veux aller : je suis déjà écœuré par l'énormité du procédé. Elle est telle qu'en prenant ces deux exemples extrêmes, je veux dire la malhonnêteté de cette démarche de mise en scène, dans le mensonge complet, faite d'odieuse manipulation ; avec ce paradoxe, idiot, que, ce procédant, elle croit se cacher.

* Dans Armand, la faillibilité de la prescience de l'opérateur, qui pourtant a l'œil affûté, se dévoile dans le recadrage raté dont j'avais parlé ; personne ne cherche à cacher qu'on filme. La performance, dont je parlais, je ne lui célèbre aucun culte : elle m'émeut aussi par ses ratés, tout comme m'émouvait le buisson hurlant dans Sainte-Anne. C'est ainsi que les moments d'aberration de mise en scène, dans Armand, me troublent ; mais d'un trouble fertile, jamais je ne les soupçonne de malhonnêteté (le contrat de mise en scène est d'ailleurs suffisamment clair pour que les séquences directement suscitées, commandées par Harrison, et notamment la danse sur la colline, ne soient jamais soupçonnées : on sait qu'elles sont de commande et revêtent immédiatement une autre valeur, qu'on peut dire métaphorique). Le regard par-delà la caméra final est d'ailleurs sublime pour cela : à la fois parce qu'il ne devrait pas avoir lieu dans le dispositif que le film n'a jusqu'ici jamais dissimulé, mais aussi parce qu'il conclut le film : après lui, plus rien de possible au sein de ce film (d'ailleurs le son survit encore un peu après l'image, idée géniale et plus beau générique final de l'année, na).

samedi 11 juin 2011

Couper, dormir.

* Sur Li Ké Terra, premier documentaire portugais et prometteur de Filipa Reis, je n'ai pas énormément de choses à dire ; sinon que : s'il est en effet prometteur, c'est pour ce qu'on y sent en puissance, et qui est ici cassé par d'étranges choix. Le cadre souvent laisse à espérer beaucoup du plan, et plusieurs plans d'ailleurs tiennent leurs promesses (les premiers plans sont assez géniaux, notamment le profil des quatre rappeurs alignés, aux corps agités de leurs rythmes propres, moment sublime), mais il sont brisés par un montage peureux, qui tente de retrouver une forme conventionnelle faite de voix over, de liaisons, de plans de coupe, etc., comme avec remords. Je lisais hier je ne sais plus où, il faudrait que je retrouve, cette question : est-ce qu'on peut accepter le plan de coupe dans le documentaire? Est-ce qu'on a le droit au plan de coupe dans le documentaire? C'est d'autant plus une bonne question que, chaque fois que j'en ai eu besoin (ça se compte sur une main), j'ai regretté de l'avoir fait. A une exception près : mais alors ce n'était pas mon film que je montais, mais un plan de la maquette du film de TJ. Mais pourquoi, ce plan, je ne le regrette pas? Peut-être du fait de n'avoir pas les scrupules du souvenir du tournage? Toujours est-il que ce plan de coupe-là, je le revendique et le trouve juste, tandis que les autres que j'ai pu, pourtant avec grande parcimonie, utiliser dans mes films me gêneront toujours.

* Non, sur Li Ké Terra, c'est ce plan qui m'interpelle : en plan large, au très petit matin, la caméra est dans la chambre avec son personnage endormi. On distingue sous la couette la forme de son corps, on entend sa respiration. En plan-séquence, il va s'éveiller, couper son réveil, sortir du lit, s'habiller. Puis, suivant un découpage très fictionnel, il partira se laver et prendre son petit déjeuner. Que veut dire être dans cette chambre à cette heure-ci, avant le réveil du personnage? Muet, debout, caméra sur pied, à attendre, à viser, à l'affût, le gibier du réveil s'échappant du terrier sommeil? Est-ce à dire que Filipa Reis a passé la nuit blanche là, à guetter ce réveil? Est-ce la caméra, restée à tourner toute la nuit sans opérateur, qui, seule, a capturé ceci? Le film ne se pose pas la question, il est content de sa construction de fiction, et ne voit pas matière à s'interroger sur les conséquences pratiques, morales, esthétiques et politiques d'un tel choix. Armand, 15 ans l'été, je l'ai écrit, fonctionnait sur un découpage fictionnel et aimait à jouer sur la surprise esthétique pure de ses cadres ainsi suscitée (mais comment fait-il?). Ce n'est pas le même jeu ici : on fait comme si de rien, alors que cet envahissement hors limite est autrement plus gênant, malaisant. Comment peut-on accepter, spectateur ou documentariste, d'une caméra qu'elle devienne de surveillance?

vendredi 10 juin 2011

À ma limite.

* En voyant Mafrouza, je me demande presque si j'ai le droit d'en penser du mal et c'est bien tout le problème du film : il a valeur de document. Je vois bien qu'on peut saluer la persévérance de Demoris à mener ses heures de film à leur terme, le parcours, quoi, réussir à faire sortir tous ces documents en salle, toutes ces heures de document filmé. Et ça documente, oui, ce quartier "informel" d'Alexandrie aujourd'hui disparu. Mais est-ce que j'ai le droit de penser qu'au-delà de cette valeur informative il n'y a pas beaucoup de cinéma? Que l'esthétique reste celle du reportage, ne va pas plus loin que ça et que c'est bien dommage, mais que moi, du coup, ça ne m'intéresse pas, je ne peux pas regarder ces cinq films, ça m'ennuie, ça ne me saisit pas esthétiquement. J'en ressors informé, mais ce n'est pas du cinéma documentaire comme je l'entends, ça ne me fait pas battre le cœur, ça ne m'emballe pas. Je trouve ça anonyme et c'est sans doute terrible qu'alors j'invalide le parcours et que le document ne m'imprime pas grand chose, puisqu'il ne m'imprime pas d'image de cinéma. C'est peut-être là ma limite spectatorielle.

* On peut m'opposer évidemment les formalismes, la suresthétisation qu'on rencontre par exemple chez Sylvain George, qui est une autre limite, réelle itou, gênante aussi, qui fait qu'on ne voit parfois plus le motif mais seulement le filmeur. Et on aurait largement raison de le faire.

* Mais je ne vois pas l'intérêt non plus d'opposer les extrêmes : mon idéal de spectateur et de praticien est dans l'entre-deux. J'ai peut-être tort, mais je n'ai pas le choix. Il n'y a que dans l'entre-deux que je vois tout ce qui importe à la fois, d'une seule et même fois. Et selon moi, c'est cette fois-là qui compte. Ni oublier la forme, ni la dissocier du fond : leur confluence seule est à mes yeux politiquement et esthétiquement (ou mieux : politiquement donc esthétiquement, esthétiquement donc politiquement) fertile.

mardi 7 juin 2011

Je vieillis.

* J'ai vu plein de saloperies ces derniers jours (notamment la quasi-totalité des courts métrages de la Quinzaine et de la Semaine de la Critique, en immense majorité consternants), mais je n'ai aucune envie d'écrire la moindre ligne dessus. Et puis The Ward, dans sa banalité extrême, a fini de m'achever.

* Il y a quelques temps j'aurais aimé les clouer au pilori en place publique. Là, franchement, ça me semble du temps perdu.

* Je vieillis, je vous dis.

jeudi 2 juin 2011

Copié-collé d'un beau texte de Julien Meunier

" * Là, tout de suite, le premier truc qui vient à l’esprit quand on se pose la question du documentaire, c’est « qu’est-ce qu’on fait du réel ? ». Comment on l’aborde, et surtout comment on le transforme. La question de la fiction, d’une certaine manière, est surtout posée dans le documentaire. Le film de fiction lui il s’en fout, c’est une donnée minimale, constitutive. Le documentaire par contre doit toujours trouver sa place, sa distance et son rapport à l’artifice, à la reconstruction, à la narration et la falsification des choses.
Le film de Blaise Harrison a fait un choix, qu’il pousse à fond. C’est un documentaire qui prend la forme de la fiction, à un point rarement vu ailleurs pour ma part. Tout dans le son, le cadrage, le travail sur les couleurs et la lumière, et surtout le montage, a un effet fictionnant. Les premières minutes de ce point de vue sont éblouissantes, un groupe de gamines (et Armand) hystériques autour d’un texto à envoyer à un garçon, et on est proche des visages, en mouvement, une mise en scène aussi fébrile que ses personnages ; et Armand posé en quelques plans de manière magistrale, sa voix particulière, son corps très féminin, ses gestes, sa gène physique et sa personnalité débordante, qui s’impose en démiurge du texto (« écris en majuscule comme dans un journal, c’est important, c’est l’amour qui est en jeu »). Puis la fête le soir filmée comme une décharge d’énergie, puis le lendemain à l’école, là encore incroyablement près des personnages, un montage dynamique, tout en mouvement et en sensibilité.
A partir de là le film ne déviera jamais de ça, une forme franchement cinématographique (si ça veut dire quelque chose), qui regarde du côté de Van Sant (Paranoïd Park à mort) ou d’un Larry Clark doux et solaire, qui s’attache à créer une ambiance, un rapport sensuel et sensible à l’été, l’adolescence, les mouvements des corps, les enfants entre eux, le trouble de la sexualité, dans un mouvement d’ensemble d’une tendresse bouleversante.
C’est une incroyable beauté de voir la liberté que s’accorde la mise en scène, des trouvailles formelles régulièrement, où il semble expérimenter à l’image (les feux d’artifice, la fête foraine) sans que jamais ça n’aille contre son sujet, toujours connecté avec une émotion et une situation à l’image, en rapport avec ce qui est filmé.

* Harrison se permet des raccords, des cadres et des mouvements d’appareils qui troublent la frontière entre documentaire et fiction, à tel point qu’on peut se demander quelle serait la différence de proposition entre ce film-là et le même film avec des acteurs. Outre la singularité du personnage principal, la mise en scène très sensorielle du film, son son très composé, disent l’état d’Armand et ce temps particulier des vacances d’été, et entrent dans un territoire qui d’habitude appartient à la fiction.
Deux scènes pourtant viennent nous rappeler qu’il s’agit bien d’un documentaire et paradoxalement ce sont les deux scènes les plus mises en scènes. L’une montre Armand dans la forêt, allongé dans l’herbe, l’autre en costume de clown dansant dans la montagne. Ces deux scène, plus décidées et dirigées que les autres, se montrent comme telles, des scènes fantasmées dans la diégèse, presque oniriques, qui ne cache pas leur degré d’artificialité, et qui révèlent du même coup toute l’importance et la justesse du rapport au réel du reste du film. Armand, 15 ans l’été propose un récit de l’adolescence qui rivalise avec les déambulations de certains teen movies américains sans jamais mentir sur la réalité des personnes qu’il filme, sans jamais trahir son profond respect pour son personnage et les situations qu’il apporte. Dans la scène très forte de la discussion entre Armand et la jeune fille au bord du lac, par exemple, il y a une vitalité et une véracité des adolescents à l’image toujours préservée malgré la sophistication de la mise en scène, quelque chose de suspendu et de très doux, une attention aux gestes, aux rythmes, aux paroles et au décor (la lumière !) qui se présentent à la caméra, qui font la justesse et le prix du film, et son éclatante beauté.

* Le film était présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Il ne sortira pas au cinéma et c’est une misère. Il passera l’année prochaine sur Arte, et c’est déjà ça. "

mercredi 1 juin 2011

De l'outil comme alphabet pour une nouvelle langue.

* Si la fiction avait créé Armand (ce que le film, avec ténacité, s'applique à faire envisager) le film de Blaise Harrison aurait facilement pu être un navet naturaliste de plus. C'est qu'Armand a 15 ans, qu'il est en sur-poids, efféminé, cheveux longs, ton affecté, nez porcin, qu'il ne traîne qu'avec des filles... Lors de la séquence de sport au collège, un certain cinéma français aurait tout fait pour l'humilier. Pourtant ce cinéma français, le pire du cinéma français, ce cinéma de l'humiliation adolescente, des corps adolescents en pieuvres naissantes, cette tarte-à-la-crème-là, dont on ne peut mais et qui pourtant nous revient tous les ans comme le gel et la gastroentérite, ce cinéma d'une province fantasmée comme un réservoir d'ennui lascif et de faits divers glauques et d'abrutis consanguins et d'adolescents violés et de gays tabassés, ce cinéma qui allie la prétention h/auteur et l'obscénité de Jean-Pierre Pernault, qui ne voit la Province que comme les très binaires journaux locaux la décrivent, ce cinéma, donc, Harrison ne cesse de s'en souvenir et de le détourner, de le convoquer pour mieux lui renvoyer sa nullité en pleine poire. Il faut dévoiler le pot-aux-roses et tant pis pour le spoiler, car c'est le seul spoiler possible pour un film complètement tenu par sa mise en scène : Armand, 15 ans l'été, tourné au 5D au plus près des corps, est précisément un documentaire mais découpé exactement comme une fiction.

* Que le film ne cesse de sortir de la zone praticienne que je me suis définie depuis que je mets en scène des documentaires, qu'il me fasse douter sans cesse et sortir de mes codes qui tendaient à se figer, ne le rend que plus passionnant, plus important à mes yeux. Encore hier on se disait avec TBA que le documentaire n'était décidément pas le lieu du gros plan et moins encore en numérique. Harrison prouve le contraire, caressant sans cesse de ses flous veloutés les visages de ses personnages. On se disait de même que le 5D, s'il fallait l'utiliser pour le documentaire, se devait alors de s'inventer une grammaire propre et qu'elle passait nécessairement par l'hypermnésie, la prise en compte de l'augmentation du niveau de détails, le plan large sursaturé d'informations. Le film de Harrison prouve qu'en effet le 5D oblige à une grammaire spécifique, mais, surprise, elle n'a rien à voir avec celle qu'on s'était imaginée, TBA et moi. On se disait que l'erreur du numérique était de singer le 35, à renforts de kits mini-35 et de focales longues. Harrison au contraire s'y rue pour mieux réinventer, convoque dans le réel par ces artifices le spectre redoutable de la fiction classique, joue de ses arrière-plans flous, et s'en déjoue aussi sec en réinvestissant le hors-champ, en réaffirmant donc la notion de choix. Découper comme en fiction au fil d'un tournage documentaire est un choix qui impose de faire moins de plans qu'en fiction, donc qui impose une rythmique différente, mais qui surtout contraint à de vrais choix de regards : regarder de près un visage c'est accepter que ce que ce visage regarde, nous ne pouvons que le supposer par le mouvement des yeux, l'ambiance physique du corps, ou les indices sonores (le dernier plan est à ce titre assez fabuleux, où l'on ne sait plus où est la caméra, où le son, et où le regard s'axe, puisque cet axe, qui entrechoque le diégétique et le filmophanique, est aberrant - de cette même géniale aberration d'axe des regards qui fascinait dans l'impressionnant Fading d'Olivier Zabat) (il faut noter aussi l'épatante séquence du lac et l'aveu, par un recadrage heureusement conservé, du principe très risqué de la croyance en une prescience du cadre - il fallait savoir où la gamine rejaillirait de sous l'eau et ne pas couper avant ce mouvement - qui rappelle, car à force de perfection du découpage on aurait pu l'oublier, le simple pari de l'opérateur au moment du plan).

* De fait Harrison ne nous fait pas mentir sur le principe fondamental : le support de tournage pose des contraintes à partir desquelles il faut inventer une forme. Mais ce qu'il invente ici, au tournage et au montage, est proprement inattendu et j'oserais dire inédit (en tout cas, hormis les expérimentations de Fading, qui pourraient alors faire office de prolégomènes théoriques avant cette mise en pratique tout à fait intuitive, je ne vois pas d'autre exemple). Plus intéressant encore : le plus dur à réussir, semble-t-il, dans Armand, 15 ans l'été, c'est très certainement le plan le plus classiquement documentaire. Il y en a peut-être trois, à coup sûr deux, et le plus flagrant est celui où, à la Maison des Jeunes, Armand pianote sur le net. C'est un plan large un peu tristoune dans des bâtiments administratifs, un peu film de bureaux sociaux, un peu tout-venant du documentaire. Le plan est rapide, on l'oublie aussi vite, il n'a rien de honteux mais c'est peut-être le seul qui ne produise pas d'impression de fiction, et puis il est emporté par la coupe et par ce raccord absolument parfait avec le plan large sur la rampe de skate. Mais isolément il prouve encore qu'à nouvel outil, nouveau langage. Klipper, Vernier, Dumora, Le Fourn, Schtakleff, Harrison et sûrement d'autres que j'oublie car il est tard et je fatigue, ont ce point commun d'avoir trouvé l'un et l'autre.

(* Quant à moi, je ne sais pas encore, j'ai touché à beaucoup : ai-je enfin trouvé les miens ? Mes dernières expériences avec la EX1 me plaisent bien, l'outil me va, j'aime bien qu'il soit gros mais maniable, je ne saurais pas disparaître derrière un minuscule dispositif, je ne saurais pas me prétendre transparent. J'ai besoin d'être là vraiment, que quiconque est filmé me voie, je n'ai pas envie qu'on m'oublie. Et puis je ne veux plus lâcher mon trépied, alors je n'ai pas à m'inquiéter de me fatiguer les épaules. Pour ce qui est de ses performances HD, je suis rassuré de n'avoir pas une machine de guerre : j'aime sa neutralité, son goût des lumières naturelles, et des basses lumières surtout. Pas d'hyperdéfinition non plus, un plan large est tout à fait lisible, on ne s'y perd pas à ne savoir que choisir d'y lire. La EX1 fait une moyenne et il ne tient qu'au metteur en scène de la dépasser, en somme, et ce rapport de force me plaît. Mon unique souci, mais réel souci, c'est que le 4/3 de la mini-DV me manque...) (Pour ce qui est du langage, je ne suis pas bien placé pour le dire)