"I am the police. And I'm here to arrest you.
You've broken the law. I did not write the law. I may even disagree with the law. But I will enforce it. No matter how you plead, cajole, beg or attempt to stir my sympathies nothing you do will stop me from placing you in a steel cage with grey bars.
If you run away, I will chase you. If you fight me, I will fight back. If you shoot at me, I will shoot back. By law, I am unable to walk away. I'm a consequence. I am the unpaid bill. I am fate with a badge and a gun. Behind my badge is a heart like yours. I bleed. I think. I love. And yes I can be killed.
And although I am but one man...
...I have thousands of brothers and sisters who are the same as me.
They will lay down their lives for me. And I them. We stand watch together. A thin blue line. Protecting the prey from the predators. The good from the bad.
We are the police."
* Le flic qui te brise à coups de tonfa est frais comme à l'ancienne, avec ses gros bras, son gros flingue, ses dizaines de toutes petites caméras, sa grosse bite, un cœur gros comme ça, il a lu Shakespeare, il détourne Shylock à l'aise, il porte bien les lunettes de soleil, il est moderne, sinon post-, il sait tout, voit tout, peut tout, il est la
crime TV à lui tout seul, un show en puissance, un héros, un filmeur perpétuel, toujours un gros bras qui traîne pour tendre un objectif, comme un prolongement naturel de chaque geste, focalisation interne permanente, FIRST PERSON SHOOTER, ce flic est un disque dur, il se défend de "
recorder", il n'y a rien à "
recorder", rien à enregistrer, on n'enregistre plus, on stocke, sur des flash-cards, d'ailleurs on ne dérushe plus, on ne monte plus, on multiplie les heures stockées, on ne sait pas ce qu'elles deviennent, on ment chaque fois qu'on dit qu'on va couper, "oui, oui, je te promets, ça je l'enlèverai du montage", mon cul, de toute façon le montage se fait seul, la vidéosurveillance absolutiste nous rend omniscients, la vidéosurveillance consentie la renforce, tous se filment, le gangster lui-même se filme à visage découvert avant que de mettre son masque et d'aller faire son drive-by pour la gloire, ta future femme te parle d'amour pendant ton sommeil devant ta caméra, tu verras bien les rushes un jour, à moins que ces images ne glissent directement en
bluetooth de tous tes mini-objectifs jusqu'à ton cortex de Robocop, évidemment la caméra te sauvera la vie, tu l'as accrochée sur ton cœur, la balle brisera cet œil d'espion qui atténuera commodément l'impact.
* End of Watch, dit David Ayer. Fin de ronde. Fin de surveillance. Fin du regard. Au choix. Le titre, au moins, est honnête.
* Dire aussi l'extrême puissance du dispositif. La séduction toute autoritaire de ce genre à l'intitulé mensonger, frelaté,
found footage, dérobé frauduleusement au cinéma lettriste, à l'avant-garde, à Martin Arnold, à Guy Debord, à Isidore Isou, à Peter Tscherkassky…
* Toute-puissance, disais-je, de la propagande, qui en appelle ici à la modernité des représentations, aux expérimentations les plus frappantes
(certains plans sont proprement sidérants, dans leur grandiloquence autocratique, dans leur exploration souvent virtuose des potentiels plastiques neufs de ces micro-caméras numériques : pouvoir hypnotique d'une série de pompes en noir et rouge, sur les toits, à la mort du crépuscule ; de cette course-poursuite du point de vue du capot et ses rutilants reflets ; de ce combat à mains nues filmé dans la cohue, pecs contre pecs ; de toutes ces inventions graphiques redoutables et musclées, d'autant plus remarquables que le cinéma contemporain dominant s'aventure tellement peu à chercher des formes, s'applique à rester dans ses marques, ses plans plan-plan, ses coupes sages, ses angles règlementaires…). Toute-puissance d'une violence que le scénario comme la mise en scène semblent considérer comme inéluctable, même nécessaire au bon fonctionnement d'une esthétique spectaculaire, totale.
* Cette fille qui assemble un fusil au ralenti, pourtant, je la regarde. Elle est en bikini riquiqui, elle introduit des pièces longues et dures dans des orifices prévus à cet effet, assemble minutieusement le tout, dans une vulgarité toute pixellisée, minaude majeur en l'air.
*
Pieces and Love All to Hell, dit Dominic Gagnon. Même principe de vidéosurveillance consentie et globalisée. Tout le monde se filme et filme tout le monde. Chez soi, chez les autres, en voiture, partout. Images faibles, images molles, images mourantes, pixels kamikazes sur capteurs minuscules et compressions paresseuses. Dominic Gagnon pratique le
found footage, le vrai. Les images préexistent à Dominic Gagnon. Signalées comme "inappropriées", elles sont sauvées de la disparition à la veille de leur suppression d'Youtube. Elles sont de la même Amérique qu'End of Watch, paranoïaque, sursaturée de représentations sans recul, images profanes déposées en tas sur la pile d'images de l'époque. Qu'est-ce qui distingue la vulgarité d'Ayer de la vulgarité de Gagnon ? Qu'est-ce qui rend la seconde plus digne que la première ? Les choix. Ayer se choisit un monde
(fictionnel) où la glorieuse contre-plongée bousculée, l'iconisation par la violence, la suprématie morale de l'autorité, la grandeur d'âme par l'obéissance, le pouvoir, la famille, la force, la patrie, sont maîtresses. Gagnon constate l’existence d’un monde
(documentaire) où s'exhibent le très ordinaire et frontal regard-webcaméra, la peur panique de la violence paradoxalement rassurée par l'autodéfense, le dérèglement moral affolé, les doutes fondamentaux envers l'obéissance aveugle, le pouvoir abusé, les normes imposées, la brutalité glorifiée, la xénophobie sans cesse propagée.
* Il faut tempérer tout de même : à me lire, il y aurait donc ce qu'assemble Gagnon et ce qu'invente Ayer. Il y aurait ce qui est déjà là, que Gagnon ne fait que montrer ; et ce qui est inventé par Ayer, qui décide de façonner, par malintention, une version fascisante du monde. Le premier témoignerait innocemment d'un état, quand le second serait coupable d'une construction fallacieuse. Ce serait confortable.
* Ce serait néanmoins négliger les choix du
found footer, qui fait son tri dans l'immense fiction des images envoyées sur Youtube et, par arbitraire, y prélève un best-of des dérives paranoïaques. Il y a donc aussi bien chez Gagnon occultation de toute autre image, invention par élimination, pour les besoins du film, d'un monde baigné dans une peur d'apocalypse, affairé à stocker de la nourriture et des armes, dans l'attente d'un Armageddon darwinien qui remettrait les compteurs à zéro, exterminant les faibles et laissant pour vifs les plus forts, les plus organisés, les mieux équipés, à l'exclusion des étrangers, des hippies, des impies, des intellectuels, des homosexuels, de tous ces groupes considérés comme moralement défaillants, donc faillibles face à l'entropie du siècle. La construction de ce rêve américain frelaté n'est d'ailleurs pas exempte de soupçon, Gagnon s'autorisant au moins deux interventions douteuses, qui me laissent incertain quant à la pertinence de son geste de monteur
(deux bornes cernant le film : 1 - symbolique lourdaude et maladroite de l'interruption brutale de l'hymne américain en guise de générique d'ouverture ; 2 - stupide condamnation finale de chacun des intervenants du film, passés une dernière fois en revue lors d'un montage de portraits impitoyable, chaque cut augmenté d'un « bang ! » définitif et détestable). Quelque chose néanmoins survit aux manipulations de Gagnon : l'humanité en détresse des témoignages assemblés, les aveux tremblés face au néant d'une webcam, le silence sidéré dans le lac hésitant du bruit vidéo bleuté, la violence sans objet ni boussole d'une civilisation égarée entre rudesse du réel et domination des représentations fantasmées. Que Gagnon les flingue
in fine ne fait en réalité que renforcer leur statut de victimes. Victimes de la légèreté contemporaine de l'image, prise partout, libérée partout, pensée nulle part, et de la démence mégalomaniaque de l'Occident
(et même, pourrait-on ajouter certainement, de la violence d'un montage à charge). Aussi racistes, bêtes et dangereux qu'ils puissent paraître, les intervenants de Pieces and Love All to Hell semblent avant tout perdus, apeurés, pitoyables. Aucune de ces victimes n'est héroïque mais, pour toutes, on a peine.
* De ces victimes, End of Watch est l'un des nombreux bourreaux symboliques, émanation d'une société de spectacle à la fois nourrie des peurs de l'époque et nourrissant la bête. Les personnages d'Ayer sont héroïsés dans leur insubmersibilité, la solidité infaillible de leurs décisions et des justifications idéologiques qui les accompagnent
(il suffit pour cela que nos gentils polissiers sauvent des enfants, car il n'est meilleur gage de grandeur d'âme pour un être que de devancer les pompiers pour extraire un bébé d'un taudis en feu, ou que d'imposer l'omnipotence rageuse du bras armé de la justice pour éloigner des enfants d'une maltraitance misérable ; mais tout ceci bien entendu sans jamais se risquer à une tentative de compréhension de l'état de misère qui occasionne ces mises en danger, bien toujours dans la condamnation des miséreux qui mettent en danger ; sans que la moindre réflexion politique n'en découle d'autre que l'écœurement sans pensée que voici : ces pauvres, ces nègres, ces bicots, voyez comme ils vivent – salement, complaisamment fangeux – qui d'autre que des sauvages, des a-sociaux, des inadmissibles, des inassimilables, pourrait délibérément vivre ainsi ?), ils sont au service d'une justice et d'une liberté telles qu'inventées par un mythe impérialiste amblyope et, même s'ils peuvent venir à en douter
(revoir le monologue introductif), ils leur restent toujours fidèles, jamais égarés, hommes sans peur, hommes toujours à admirer, toujours sûrs de leur bon droit absolu sinon divin, tout informés qu'ils sont de l'identité du Bien dressé roide contre le Mal, lui-même fermement identifié : nul n'est censé ignorer le Bien, nul n'est censé discuter la définition du Mal. Leur racisme, leur bêtise et leur dangerosité ne font jamais problème, car ils ont une cause nationale, une famille et un système à défendre contre les assauts des mêmes étrangers, hippies, impies, intellectuels, homosexuels, etc. Ils savent ce qu'ils font et pourquoi ils le font : leur combat est juste, justifié, honorable, honoré. S'ils meurent pour leur patrie, leur patrie est reconnaissante. On n'a pas peine : la peine, c'est la faiblesse ; la force, c'est le drapeau – fût-il déployé sur un cercueil.
Note : ce texte a été écrit il y a un an pour une revue qui n'a jamais vu le jour. Je le publie aujourd'hui, un peu raccourci, pour qu'il soit libéré. Je noterai tout de même que je n'ai plus aucun souvenir du film d'Ayer, je ne peux donc, me relisant, que me croire sur parole.
De la partie raccourcie, je conserverai tout de même ceci :
* Quand on cherchait un titre pour cette revue, il y avait une webcam qui filmait en permanence, depuis avril 2012, un nid de balbuzards en Estonie. Il s'agissait d'un projet scientifique : observer dans leur quotidien une famille balbuzard, papa, maman et les trois enfants. On pouvait s'y connecter quand on le souhaitait, y rester aussi longtemps qu'on voulait. Il n'y avait qu'un seul angle, qu'une seule caméra, qu'une seule source sonore. Il n'y avait pas de lumières additionnelles, pas d'intervention humaine une fois le matériel installé. Quand il pleuvait, l'eau et la buée pouvaient recouvrir l'objectif et troubler la vision. La nuit, on n'y voyait plus rien, mais on entendait encore le souffle du vent, les cris des bêtes. On pouvait rester sur ce noir grouillant de variations anthracites pixellisées, se persuader d'y distinguer des formes, s'inventer des histoires d'oiseaux. La journée, on espérait tomber sur les bons moments : la becquée, les premières tentatives d'envol, l'attaque d'un prédateur, le sommeil tendre et câlin des trois corps duveteux, que sais-je ? Ce n'était ni un documentaire animalier de télévision, où les ellipses font grandir les animaux à la vitesse d'un raccord, où la voix-off anthropomorphise les attitudes, nomme, désigne, distingue, compare ; ni un documentaire animalier d'art, façon Ariane Michel, où l'étrangeté domine, où la contemplation de l'Autre animal est en elle-même un événement, qui fascine et ébahit. C'était une expérience scientifique sans complément, un microscope sur une situation. Chacun s'inventait ce qu'il voulait. Je m'étais pris d'affection pour le plus minus des trois oisillons, incertain qu'il survivrait et prendrait son envol, quand ses deux frères
(sœurs?) étaient fort vigoureux/ses, robustes, assuré-e-s de lui survivre. Et puis le temps est passé, papa et maman balbuzard ont bien travaillé, ont nourri leur progéniture à tour de rôle et tous se sont envolés, y compris le freluquet. Moi je ne regardais plus. On avait abandonné l'idée de nommer la revue « Balbuzard ». J'avais de mon côté baptisé mon chouchou Chétif et m'étais honteusement mis à réinventer la télévision face à l'expérience : je m'étais mis à
"redacter", c'était devenu ma télé-réalité animalière et, avec le recul, je m'en étais beaucoup voulu de m'être laissé aller à ça. En outre, j'avais découvert qu'il y avait en fait d'autres caméras accessibles, d'autres angles. J'étais déçu. Donc j'avais arrêté. Et puis, en septembre, ils se sont envolés.
* Et maintenant ?
Maintenant c’est fini, je crois. Mais deux mois durant, il n’est plus resté que le nid, seul, dans la forêt. Et j’ai recommencé à regarder. C'était encore plus fascinant : une caméra
pour rien. On ne peut pas la "
redacter". Le paysage ne change pas beaucoup, de toute façon le capteur de la caméra est trop faible pour attraper beaucoup de détails. On peut aller voir quel temps il fait en Estonie, les premières neiges sur le nid vide. On peut apprécier le tangage que produit le vent sur les débris frêles du nid esseulé. On ne sait pas quand ça s'arrêtera. On ne sait pas si un autre animal ne viendra pas nicher ici. Parfois, un petit visiteur fait une halte, c’est l’événement, des internautes font une capture d’écran de ce moment de grâce. On ne sait pas si la caméra s'éteindra, s'abîmera, tombera de la cime pour s'éclater au sol. On ne sait pas quoi regarder, quand regarder, si même quelque chose arrivera. Mais quelle expérience ! Ce matin
(on était alors le 3 décembre 2012) je suis allé voir et ça ne marchait pas. C’est peut-être fini, ou bien c’est un simple dysfonctionnement temporaire. J’espère que c’est ça.
Note : en vérité le projet "Kalakotkas" n'a pas tout à fait disparu : http://pontu.eenet.ee/player/kalakotkas.html
Et des traces en images ont été conservées : http://tinyurl.com/cnvy53z