lundi 10 septembre 2012

Leviathan

* Tandis que, sur un blog affligeant, des critiques s'entrelèchent comme de vieux chats dégoûtants, et vont jusqu'à s'auto-interviewer dans un dernier jet d'ego, il faut trouver la patience pour parler un peu de cinéma.

* En Ouanipo, on appelle cryptokinographie une "animation qui ne prend son sens qu'en étant en mouvement." Chaque photogramme pris isolément relève de l'abstraction. Ce n'est qu'une fois le mouvement donné que l'animation devient figurative. Une variante ambitieuse, que je n'ai jamais vue accomplie, suggère que lorsque l'image est figée, ce qu'elle figure alors n'est pas ce qu'elle figure lorsqu'elle est en mouvement. On peut trouver quelques exemples de cryptokinographes plus ou moins heureux ici.

* Les premières minutes du Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, telles que je les ai vues dans leur compression FestivalScope, accomplissent à peu près cette contrainte :





"1 - Des formes d'ensemble et des ensembles de formes, sont arrivés avec un peu de leur milieu, comme si, dans ce qu'est le paysage pour le regard porté sur ce qui se passe, le paysage s'exposait à lui-même par le truchement de ce qui l’habite, c'est-à-dire par le truchement de quelques-unes de ses parties.

Pourtant la vision de l'ensemble reste pleine, le paysage est sans vide, sans trou ni même de zone plus pleine que d'autres.

Le paysage se dédouble en arrivant sur ce qui l'habite, c'est-à-dire il arrive qu’il les comprenne.
"

* C'est le texte B-1, que je place d'autorité avant le A-1, in Jean-Luc Guionnet, "La répartition des mouettes sur une mer d’huile". Voici les A-1-2-3 :
"1 - Des formes blanches se sont réparties à la surface de l’eau. Elles forment un groupe. Certaines d'entre elles planent légèrement, sans contact, juste au-dessus de l'eau. Leurs formes déployées en l’air et leurs mouvements donnent à la situation et à la position, sur l'eau, de toutes les autres une qualité aérienne : visiblement le groupe entier vient du dessus et non du dessous de cette surface, visiblement, ce sont des mouettes — mais il pourrait en être autrement.

2 - Certaines de ces formes traversent la surface de l'eau dans l'un ou l'autre des sens possibles mais aucune ne disparaît, en dessous, plus d'un laps de temps. Ce laps leur est visiblement, dans sa constance, commun à toutes : un laps donné, des mouettes probablement, avec la mer. Mais rien ne prouve, sinon une sorte de logique du moindre effort, que la mouette qui apparaît soit celle même qui avait disparu le laps plus tôt. Par exemple, un simple relais, rendrait aussi bien compte de ce qui est visible : une mouette, une nouvelle mouette, apparaît à la surface à la seule condition qu'une autre ait disparu, le laps de temps auparavant. Ce qui se maintient dans ce changement est le laps donné, ce que le temps dure, d'un passage à l'autre, au travers de la surface de la mer. Comme si le compte des mouettes se maintenait en suivant le temps autour du laps quand l'une d'entre elle vient à disparaître ; c'est-à-dire à disparaître pour les yeux.

3 - Quel que soit le système choisi, le nombre des mouettes visibles ne semble pas évoluer, si ce n'est que, par moment, une, ou plusieurs mouettes, s'élèvent au-dessus de la surface ; certaines pour finalement se replacer au sein du groupe, mais d'autres pour s'élever toujours plus haut, au point d'en perdre leur forme, ou d'autres encore pour s'éloigner, tout en restant au plus proche de la surface de l'eau... parfois même effleurant la surface du bout de l'aile, du bout de la patte ou de tout autre bout de leur corps. À l'intérieur du champ que ces possibles établissent, toute combinaison semble pouvoir arriver."

* Je ne sais pas ce que regarde Guionnet. Je dis que Guionnet regarde Leviathan.


* B-2, extrait :
"Ce que les laps dans le temps induisent : une constante.

Quand voir revient à compter, il faut des uns : pour pouvoir compter dans ce qui est vu, il faut que des morceaux du temps, de l'espace et du reste de cette vision soient pris pour un.

Quand rendre compte revient à inventer un système causal pour que le compte de ce qui se compte se justifie et se maintienne… pour que le système se maintienne.

Comme si le compte se maintenait dans ce qui reste inchangé — sans que cet inchangé, pour autant, ne puisse se compter comme partie de l'étendue du paysage… sans que cet inchangé ne soit pris pour un, ou compter comme partie de l’étendue du paysage.

Tout cela, ce compte, ces causes, ce maintient, tire des lignes dans le temps et dans l'espace, qui toutes se croisent en un centre : les yeux qui regardent ce moment, cet endroit. Et en se croisant dans les yeux, ces lignes font un paysage, une vision de l'étendue, ce paysage-là.
"

* Il voit Leviathan et il se demande comment ces lignes font un paysage. La forme, par le temps, par le mouvement.

* Parfois la caméra glisse sur le fond du bateau, au milieu des poissons mourants. Elle peut alors se laisser ensevelir par les écailles tièdes et visqueuses, ainsi que dans tant de films on enterre la caméra avec les morts. Il restera un mince filet de jour au milieu des cadavres de poissons. On ne saura l'interpréter figurativement que par le mouvement et le temps : la forme seule est abstraite. L'image fixe dit trait blanc sur fond noir. L'image mobile dit rai de lumière dans un amas organique noir.

* Elle peut aussi glisser par l'écoutille (je dis écoutille, mais je me trompe peut-être, je ne connais pas le vocabulaire marin : c'est un trou, quoi, une ouverture dans les parois du pont qui tombe droit dans la mer) avec une tête de poisson mort et à sa suite plonger, sombrer, dans un fatras de bulles et d'étoiles de mer, tout comme dans l'espace au milieu des comètes, et tout ceci confirme que nous étions dans un vaisseau, il y avait ces hommes forts qui enroulaient des gros câbles tombés du Nostromo, et au bout de la nuée d'étoiles, il y avait ce gros paquet de nageoires et de tentacules, qui s'entortillait en un amas rassemblé par de fortes mailles, un amas vivant, comme ces nuées d'étourneaux qui virevoltent, grégaires, avant de se poser, et prennent la forme qui effraiera les prédateurs le soir venu en attendant l'envol matinal, et c'est bien sûr Giger qui a dessiné tous les filets de pêche du monde.

* Elle peut aussi, au ras du pont, suivre la mouette qui clopine et n'arrive plus à s'envoler, à grimper la marche, et de dépit se suicide par l'écoutille.

* Elle peut s'accrocher partout, face-hugger le visage des marins, filer sous l'eau, bondir hors de l'eau, envahir de nuit un épais nuage de mouettes, les frôler, retomber sous l'eau noire, rejaillir hors de l'eau, plusieurs fois, prendre de la hauteur à chaque bond, en tenter un plus haut que les autres, voler plus haut que les mouettes et, dans l'air, se retourner littéralement, mer devenue ciel, mouettes volant sur le dos, et planer ainsi, sans qu'on comprenne jamais quel opérateur a eu les super-pouvoirs pour faire ça.

"B - 10 - Le négatif du paysage est aussi plein que son positif. L’espace des relations est plein de son opposé : l’espace des termes matériels. Il y a autant de lignes de partage que l'on veut, il y a autant de termes que l'on veut.

Ce qui sépare les causes des effets, entre les mouettes et les mouvements marins de la surface, n'est ni d'eau, ni d'air, ni de mouettes, tout en étant du paysage vu.

Présenté,
au départ, en opposition à ce qui serait son négatif en tant qu'espace de relations inventées et à inventer à partir de ce plein, le paysage se pose maintenant dans la plus grande neutralité qu'il est possible, pris entre ce négatif relationnel et ce positif matériel comme passant, ou durant le long d'un partage matériel de ses possibles — et inversement.

Le sens de toutes ces durées, se spirale. Et sans doute, toute la logique de la vue est-elle de retarder le plus possible le bouclage et alors l'évidence de ces spires du paysage. Exactement, il s'agirait de les écarter le plus possible pour que, tout en restant spires, et tendant vers la droite, de l'espace puisse les séparer — comme un ressort tourné contre lui-même grossit en laissant voir le détail de chacune de ses spires.

Le paysage est un espace second pris entre deux premiers, un tiers : le paysage, dans sa plénitude, comme fragile ligne frontière séparant l’immensité spatiale de toutes les relations possibles d’une autre immensité : celle de l’ensemble des termes individués qui, de proche en proche, reconstitue la continuité de l’étendue.

11 - « Les mouettes font la mer mais la mer fait les mouettes ». Par là était posée la spirale mais aussi le choix d'un point de départ dans cette spirale : « les mouettes font la mer ». Tout arbitraire qu'il puisse être, ce point de départ, ou même ce point tout simplement, dans le bouclage des relations qui font devenir le paysage, est un point d'appui pour avancer dans ce que l'on peut dire de la répartition des mouettes au voisinage de la surface de la mer. Il s'agira dès lors de ne pas oublier l'arbitraire de cette origine.

Une boucle, autant dire une absence d’appui.

12 - Le grand groupe des mouettes est ouvert sur l'horizon proprement numérique de l’individuation dans le paysage. Chaque problème posé à la vision par le paysage, ce qui s'y passe, se perd à la mesure de son propre horizon. Le nombre de groupes possibles est arbitrairement grand, parce que le nombre de mouettes reste ouvert sur celles qui disparaissent et sur celles qui arrivent. Cette grandeur arbitraire, c'est-à-dire l'ouverture sur un possible infini numérique dans le paysage, se tend, au travers de la vision, et se propage depuis l'horizon de tous les grands nombres.

Les différents niveaux de complexité, les différentes échelles, s'empilent selon des relations causales toujours à double sens : de l'évolution du grand groupe il est aussi possible d'arriver pas à pas, niveau après niveau, à l'évolution de l'individu mouette dans son unicité. Le sens de la causalité ne semble finalement se décider qu'en fonction des contingences de la vision — de tel ou tel intérêt particulier. Tel ou tel enchaînement causal se décidera compte tenu de ses vertus explicatives : ce qui décide, c'est la cohérence du paysage, sa tenue, quels que soient les détours nécessaires.

Ce pragmatisme de la décision n'est possible aussi librement, que parce qu'une boucle de l'individu mouette à l'individu mouette en passant par le grand groupe de toutes les mouettes sous-tend tout enchaînement — si l'on préfère, pour boucler la boucle, celle-ci peut aller du grand groupe au grand groupe en passant par l'individu mouette.

13 - Pour que le paysage se tienne, le champ de vision en appelle à des causeries perpétuellement ouvertes sur l'irrésolution. Ces causeries s'occupent de mettre en réseau d'implications les différents niveaux de complexité de ce qui se passe dans le paysage (1-2-3-2-1-2-1-3-2-3-2-1-3-2-1- etc.).

On prend appui sur ce qui se compte pour causer.

Causer, c’est inventer des causes, des enchaînements de causes, des systèmes d'enchaînement de causes."