samedi 29 janvier 2011

Le documentaire fantastique.

* Malgré toute la considération que j'ai pour Badiou, je ne le suis décidément pas sur son terrain cinéphile. Ce qu'il raconte des Arrivants et de Commissariat, dans son interview creuse dans les derniers Cahiers, me laisse comme deux ronds de flanc. Cette idée qu'employer le plan-séquence serait ne pas "faire passer la tension dans la forme", qu'accepter un plan-séquence au banc de montage serait opposer "un refus explicite" au montage, me navre complètement. Reprocher à Commissariat de faire "voir quelque chose et [d'indiquer] expressément qu'on ne le manipule pas", c'est lui reprocher son existence même, c'est le nier ontologiquement ; lui reprocher de "donner sa chance à tout ce qui se passe", c'est un tel niveau de contre-sens et de méconnaissance et d'absence de pensée de la pratique documentaire, qu'il m'est presque épuisant par avance de tenter d'expliquer à quel point le philosophe est dans les choux. En ces conditions jetons alors tout le cinéma direct, accusons Wiseman de ne pas mettre en scène, sur-montons allègrement, continuons de célébrer l'insupportable, et menteur, et laid, et bête, et pourtant terriblement célébré, honteusement célébré, Président d'Yves Jeuland par exemple, ses raccords faux au sens faussaire du terme, ses mauvais mensonges (car oui, toujours on ment quand on monte, je mens chaque jour avec Jiko, avec AM, mais faire un cinéma honnête, c'est penser comment on ment, montrer comment on ment ; et, mieux encore, quand on est Ilan Klipper, montrer comment on pourrait mentir et comment on ne le fait pas, et ceci vaut autant pour Commissariat que pour Sainte-Anne Hôpital Psychiatrique ; voyez dans ce dernier cette séquence époustouflante, sublime, où le recadrage est impossible, la coupe itou, et où un patient disparu du champ devient un buisson hurlant, tout comme Leonor Silveira devient un rocher dans un contre-champ formidable du Party d'Oliveira).

* Pourtant l'interview commençait bien, avec cette idée d'épiphanie, de cinéma comme art de "rendre présent quelque chose qui dans la réalité ne le serait pas vraiment, auquel on ne serait pas attentif, qu'on ne verrait pas. Comme si le cinéma prenait des choses dans ce qui existe et construisait leur présence d'une façon absolument nouvelle." C'est exactement ça, Commissariat, film avant tout théorique, véritable réflexion esthétique sur les moyens du documentaire moderne en tant qu'il post-existe à la télévision (ou même : à la télé-réalité) (comment re-mentir juste).

* La différence fondamentale, tout de même, entre Les Arrivants, beau film honnête, expérience contemporaine de cinéma direct, et Commissariat, immense et malaisant et complexe film sur le cinéma, c'est le recadrage. Prétendre que Klipper et Vernier refusent le montage, c'est être incapable de voir le montage dans le plan, c'est croire qu'un plan-séquence n'est pas monté, c'est oublier que le montage, c'est aussi l'avant et l'après du plan, qu'un plan-séquence est intégré dans un tout et qu'un plan-séquence est un choix. Que, choisir de faire un plan-séquence, ça veut dire pouvoir être immobile au tournage ; tandis que se déplacer pour changer d'angle, c'est faire le choix du mouvement dans le réel, donc du surplus de présence, et aussi le choix de perdre l'intervalle de temps entre la position A et la position B, entre le moment où l'on quitte un cadre et celui où on en retrouve un autre, temps de pensée, de cadrage, de réglages techniques, de redéploiement, de réflexion ne serait-ce que sur la place de la perche. C'est accepter de perdre des minutes, comme Mulder en perdait régulièrement dans X-Files : ces minutes ont disparu et le montage doit pouvoir soit mentir sur cette disparition, et reconstituer une continuité par la convention du point de montage colmateur de brèche, soit marquer une ellipse. Quand Klipper laisse tourner et recadre, parfois brutalement, ou quand sa caméra cherche, paniquée, dans Sainte-Anne, le hurleur introuvable dans le champ présent car caché derrière un buisson, et qu'il décide de laisser au montage cette panique, ce mouvement conventionnellement interdit, quand il fait ce choix de montage-là, il invente radicalement une forme, il écrit un manifeste pour une nouvelle théorie de la mise en scène ; et en 2010, il fut, hormis Godard, le seul à oser le faire.

* Quelques pages avant, Svankmajer parle de "documentaire fantastique" et j'ai bien envie de le détourner pour solder tout ça, car finalement ce disant, ou citant Breton ("Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il n'y a que le réel"), il pourrait bien être en train de confirmer la définition que Duras donne du cinéma (le cinéma c'est la peur, filmer un couloir vide c'est filmer le potentiel de ce couloir, c'est filmer la peur qui règne dans ce couloir parce qu'une caméra le filme, si l'on filme ce couloir vide c'est qu'il y fait peur, comme on dit qu'il fait bon l'été). Il pourrait bien être en train de parler des formes contemporaines du documentaire.

jeudi 27 janvier 2011

Tables lumineuses.

* L'expérience avec le montage du film co-réalisé avec Jiko, et qui cherche encore un titre, autour d'une résidence de bande dessinée, est assez neuve pour moi, en ce que cette fois-ci, entre le projet écrit, le tournage et le montage, les modifications sont si fortes que jamais, dans ces trois étapes, le projet mental du film ne fut le même. Il est habituel pour moi qu'il se transforme à mesure que le réel se heurte au désir de film ; il est habituel pour moi qu'il y ait évolution ; mais un tel changement, je ne le connaissais pas. C'est tantôt déstabilisant, tantôt grisant, tantôt décourageant. C'est toujours un sacré travail, chaque jour de montage est une surprise, une tentative sans filet. On monte par blocs de pensée, en se dessinant au radar un chemin narratif, volontairement souple ; on monte disons ce qu'on a envie de monter après la séquence qu'on vient de monter, en se disant que si l'envie dicte ça, c'est qu'il est possible que ce soit cette séquence qui doive suivre dans le montage narratif tel qu'il sera in fine (mais rien n'est moins sûr). C'est de l'ordre du pari, on n'en sait foutre rien, mais c'est exaltant de tenter. Ou périlleux. Ou terrifiant.

* Ce que ça occasionne, c'est une collision bizarre : monter une séquence, ce n'est jamais la monter comme telle, comme isolée, comme court métrage indépendant du reste. La pensée du montage est théoriquement toujours pensée de l'avant du plan et de l'après du plan. Cet avant et cet après sont, par définition, puisque le film est en chantier, toujours un pari de l'avant et de l'après, un possible avant et un possible après, que seul le dernier instant du montage validera définitivement (et c'est toujours un déchirement, car c'est toujours sacrifier mille options au profit d'une seule, dont on ne saura jamais vraiment si elle est la bonne). Étrangement, cette théorie (venue par la pratique) du montage, est souvent résolue par cette idée que si ce n'est pas cet ordre, on n'en sera pas loin, puisqu'on sait quand même où l'on met les pieds. Le vertige que je ressens chaque fois que je monte ce film, c'est justement que cette théorie du montage y est validée à plein, je n'y ai jamais autant été. Tout est possible et il n'y aura que du choix ; et soyons clairs, je ne vois pas en quoi un choix de montage pourrait relever d'autre chose que de l'intuition, donc du pari (pas du hasard réellement, même si parfois celui-ci révèle une possibilité inattendue, je l'ai éprouvé récemment sur le montage d'un autre film, avec AM, où des accidents de tournage tombés par hasard dans le montage dévoilèrent malgré eux une piste esthétique et narrative qui renforça formidablement notre projet).

* Terreur du montage, donc, mais terreur stimulante : chaque fois qu'on s'y met j'ai l'impression d'affronter un démon, d'avancer au péril du film, j'ai sans cesse peur que le film me dise au détour d'un raccord qu'il ne va nulle part. J'en angoisserais.

* Puis j'en parle à J, je laisse couler toutes mes peurs, mes projections, mes inquiétudes, mes soupçons de manque. Et elle, en m'aiguillant simplement, des yeux, d'un mot, d'une hésitation, d'un enthousiasme inopiné, me les renvoie. Les fait forces.

* Un monteur amoureux est un bon monteur. Pas parce qu'il est amoureux, mais parce qu'il parle tellement mieux, nu.

* Leçon d'un an de Triptyque : il faut dire non seulement ce qui ne va pas mais aussi ce qui pourrait ne pas aller. Comme ça on le sait, on fait avec, on renverse la vapeur. Ou même on comprend qu'au contraire, c'est ce qui ira le mieux.

Le complexe d'Ulrich Köhler

* Finalement, après une poignées d'années, on s'aperçoit que ce qui a séduit la presse dans la nouvelle vague allemande, c'est surtout le retour d'un droit au naturalisme, redevenu tolérable parce que teinté d'un exotisme allemand un peu bizarre ; disons un naturalisme avec des excuses. L'une étant, souvent, reconnaissons-le, un souci formel, un soin, comme on le dit d'un élève soigné. Les cadres sont bien tracés, comme on souligne un titre en rouge, à la règle, disons que c'est suffisamment a-télévisuel pour n'avoir pas l'air français et c'est déjà quelque chose, j'en conviens.

* Alle Anderen, ce fut donc un déchaînement démesuré de dithyrambes, Delorme dégainant même Bergman et Fassbinder, c'est dire. Non que le Maren Ade fût déshonorant, mais comme Ostria l'écrivait bien sur son blog (avant de complètement se contredire dans l'Humanité et les Inrocks, allez comprendre) : "Faux problèmes de couple bourgeois sans problèmes en vacances en Sardaigne. Évidemment je m'en doutais en lisant le dossier de presse avant la projo, quand j'ai vu les références de la cinéaste : Doillon, Pialat, Cassavetes. C'est amusant, ceux qui se réclament de ces cinéastes font en général des films complètement raplaplas, sans la moindre substance. Prix de la meilleure actrice au Festival de Berlin. Presque toujours les prix désignent les œuvres les plus académiques. Le pire dans ce film, c'est sa mentalité quasi-néo-colonialiste : ça se passe en Sardaigne et on ne voit et n'entend que des Allemands. Les autochtones font à peine couleur locale, dans les supermarchés ou à la radio."

* M'est avis en somme que ce jeune cinéma-là, qui n'a de jeune que l'étiquette, souffre du complexe d'Ulrich Köhler, du nom du génial réalisateur de Montag kommen die Fenster, réussite totale, vrai chef-d'œuvre de dérèglement du naturalisme par les artefacts du genre, dont le brouillon était contenu dans le déjà impressionnant Bungalow, inédit par chez nous. Revu cinq fois depuis sa sortie pour bien m'assurer que je ne rêvais pas, Montag ne s'épuise jamais, par sa puissance comme incontrôlée, sa spontanéité contenue comme on contient un cri en une cage thoracique solidement serrée, ses plans composés comme pour y soutenir les corps, qui sans cesse semblent devoir en tomber comme on chute d'un immeuble. Le trivial rendu sublime (ce plan dans la salle de bain, où elle se lave les pieds, liane de jungle dans des chiottes céramiqués),


les surgissements violents (quand soudain elle tire les cheveux de sa fille), les égarements du récit autant que du montage, ce pull qu'elle porte à la fin autour du feu... Le réel jamais ne se dément, et le naturalisme devrait s'y engouffrer, mais dans ce pull, dans ce feu, dans ce lavabo, toujours autre chose surgit, qui relève d'un enchantement du réel, qui à lui seul transcende le désenchantement neurasthénique que contient par essence le naturalisme.

* Unter dir die Stadt, de Christoph Hochhäusler, est peut-être le seul à œuvrer sincèrement à compenser ce complexe. Quand les précédents Hochhäusler, Milchwald et Falscher Bekenner, étaient à mon sens ratés, lourds de leur glauquerie appuyée, trop attachés à faire sens, à faire conte, à faire thèse, Unter dir die Stadt ne s'embarrasse plus de cela, reprend la voie creusée par Montag de l'errance adultérine (pour dire vite) d'une femme qui n'a pas vraiment de raisons de le faire (cette voie-là déjà est anti-naturaliste : le personnage n'a pas de problème, c'est la nécessité de la fiction qui lui en pose un, c'est en un sens exactement la même chose que L'Écornifleur de Renard qui voudrait par exemple violer "comme dans un roman", parce que le monde, se persuade-t-il, ne peut s'offrir à lui que "comme dans un roman", et est décevant s'il ne restitue pas ce romanesque, quand bien même autre chose que le romanesque serait possible), et la laisse se faire contaminer par des artefacts fictionnels. En théorie en tout cas, car Hochhäusler est encore un bon élève, appliqué, et ses intentions souvent ne se déplacent que du scénario au storyboard, quand Köhler les intègre organiquement à sa mise en scène. Régulièrement, donc, un peu comme dans le Parc de Des Pallières auquel il fait énormément songer, le plan seul, comme tel, d'une réunion de travail dans un immeuble en verre filmé depuis un point flottant et indécidable du ciel, hurle sa volonté de codes empruntés à la froideur métallique de la SF. Mais ce pêché d'y trop penser sera toujours à mes yeux moindre que celui de s'en foutre et de juste bien composer, bien équilibrer, bien doser et on passe à la suite.

mardi 25 janvier 2011

Le montage, une conversation à quatre voix (Frederick Wiseman – Images Documentaires n°17)

Copenhague, 10 août 1992
Avons terminé le tournage de Ballet hier soir. Ce matin, grande scène d'adieux à l'aéroport de Copenhague. Les danseurs étaient en rang, leurs souvenirs des jardins de Tivoli dans les bras, en attendant d'enregistrer leurs bagages et de passer la douane. Une bonne occasion de les passer en revue et de faire nos au revoir. Les adieux furent difficiles car le tournage de ce film a été plus qu'amusant. J'aurais pu continuer comme ça toute ma vie. Je pense sérieusement poser ma candidature pour un emploi de secrétaire à la compagnie de danse quand on ne trouvera plus le moindre centime pour faire des documentaires. J'étais bon dactylo à l'armée ; pourquoi ne pas m'y remettre ?

Maine, 12 août 1992, 6h30

J'adore travailler dans ma vieille ferme, avec ses grandes fenêtres qui donnent sur les collines d'Appleton et sa cheminée en brique qui n'attend que les premiers frimas de l'automne pour accueillir les bûches de bouleau bien sèches entreposées sous la terrasse en bois. Au sous-sol m'attendent patiemment ma Steenbeck ainsi que 425 bobines de Zoo. J'ai commencé à monter Zoo sans beaucoup avancer : trop d'interruptions à cause des tournages de Ballet et de High School II. Je n'aime pas avoir trois films inachevés à la fois, mais j'adore avoir à les monter. Dans Zoo, il n'y a pratiquement que des actions animales instinctives et très peu de dialogue. Dans High School II, ça parle d'un bout à l'autre. Ballet est constitué de mouvements consciemment élaborés sur une musique superbe. Il faut que je trouve un style de montage approprié à chaque film. Comme toujours, ce n'est pas un problème que je peux résoudre dans l'abstrait. Je ne peux pas me lancer à partir de généralités sur le montage ; il faut au contraire que je trouve la bonne voie en apprivoisant la matière et en réagissant à ce que je trouve. Tout documentaire, qu'il soit de moi ou de quelqu'un d'autre et quel qu'en soit son style, est arbitraire, orienté, partial, condensé et subjectif. Comme chacun de ses cousins du domaine de la fiction, il est le fruit du choix : le choix du sujet, du lieu, des gens, des angles de prise de vue, de la durée du tournage, des scènes à tourner ou à omettre, des éléments de transition et des plans de situation.

Maintenant que le tournage de Zoo est terminé et que je contemple les rushes – 100 heures de films accrochées au mur de la salle de montage – une autre série de choix s'offre à moi. Ce grand amas de matière, qui représente la mémoire, enregistrée de l'extérieur, de mon expérience du tournage du film, est nécessairement incomplet. Les souvenirs que la pellicule n'a pas immortalisés flottent dans mon esprit comme autant de fragments que je peux me rappeler sans pouvoir les inclure, mais qui sont d'une grande importance dans le processus d'exploration et de déplacement connu sous le nom de montage. Ce processus, qui relève tantôt de la déduction, tantôt de l'association d'idées, tantôt de l'absence de logique et tantôt de l'échec, est parfois ennuyeux et souvent passionnant. Pour moi, l'aspect essentiel consiste à tenter d'examiner par le menu mon rapport à la matière filmée selon toute combinaison de moyens compatible avec mon but. Cela veut dire qu'il faut mener une conversation à quatre voix entre moi-même, la séquence sur laquelle je travaille, mes souvenirs et des valeurs générales, alliée à l'expérience. Ce qui me préoccupe le plus en ce moment, c'est de savoir si je suis prêt à m'installer au sous-sol et commencer à réfléchir aux rushes de Zoo de manière pécifique. La rédaction de ces considérations théoriques sur le montage n'est qu'une diversion. Il faut que je descende au sous-sol.

Maine, 12 août 1992, début de soirée

J'ai réussi à travailler pendant deux heures sans trop rêvasser. Suis heureux de refaire du montage. J'ai visionné la séquence de la naissance du rhinocéros et les rushes des gorilles et des chimpanzés. Il faut que j'essaye de faire au moins un animal par jour.

Maine, 13 août 1992
Me suis remis au montage à fond. J'ai commencé à six heures et demie du matin. Petite pause pour le déjeuner, puis j'ai continué avant de faire une promenade en début de soirée. Je crois ou j'espère savoir où je vais avec la naissance du rhinocéros. Ce sera l'un des événements clés du film terminé. La maman rhinocéros a mis onze heures à mettre bas. Juste après la naissance, elle a reniflé le bébé et s'est éloignée. Le conservateur du zoo a sorti le bébé mort-né de l'enclos. Le vétérinaire lui a fait du bouche à bouche, relayé par le conservateur qui massait la poitrine du bébé, mais il n'a jamais pu respirer. Le vétérinaire a pleuré, le conservateur et les gardiens étaient tristes. Le bébé mort a été placé à l'arrière d'une camionnette qui l'a emporté à la morgue.

Je viens d'écrire un résumé de 86 mots (qui se lit en onze secondes) d'un événement qui se déroula en réalité sur onze heures et dont environ trois heures ont été filmées. Mon travail de monteur consiste à condenser le spectacle et l'enregistrement de la naissance du rhinocéros sous une forme qui fonctionne en tant que séquence individuelle, tout en se fondant dans le rythme et la structure de l'ensemble du film. Aujourd'hui, j'ai visionné les deux heures cinquante de rushes et j'ai gardé tous les plans que je pense pouvoir utiliser. J'ai gardé quatre-vingts plans, noté une petite description de chaque plan dans mon carnet et arrêté pour la journée.

Maine, 15 août 1992
Mon problème du jour était de savoir comment faire un choix parmi les quatre-vingts plans. Il faut que je détermine le sens de chaque plan, c'est-à-dire que j'ai besoin d'identifier ce qui se passe dans le plan. Il s'agit parfois d'une seule chose, mais le plus souvent de plusieurs. Lorsque je monte, je converse avec moi-même : au sein de cette conversation confinée et limitée, je dois me forcer à être aussi conscient que possible des différents éléments en jeu : d'abord au sein du plan, puis au sein de la séquence et enfin dans les rapports des différentes séquences entre elles. La séquence du rhinocéros est une bonne illustration de tous ces élements.

Maine, 17 août 1992
Les idées que j'ai sur les séquences doivent être plus précises et spécifiques au montage que durant le tournage. Lorsque je tourne, ce qui m'incite à filmer telle séquence peut venir de la démarche ou de la tenue vestimentaire d'une personne ; ou bien c'est l'intuition que quelque chose d'intéressant pourrait se passer lorsque deux personnes commencent à discuter. J'ai appris à suivre ce genre d'intuition quand elle se produit, ce qui ne veut pas dire qu'elle est toujours juste ; c'est plutôt qu'en ne la suivant pas, je ne prends pas de risque et ce faisant, je cours le risque de louper une « bonne » séquence. Pendant le tournage, on n'a pas le temps d'analyser les divers éléments qui font qu'une séquence est « bonne » ; on focalise son attention sur l'enregistrement de la séquence pour qu'une analyse détaillée puisse en être faite plus tard. (Ceci dépend naturellement d'une décision ultérieure, souvent prise bien des mois après, selon laquelle la séquence mérite bien d'être analysée et montée, ce qui revient à se confirmer que l'original était correct.) Ce type d'analyse est rétroactivement nécessaire pour toutes les sequences mais certaines, comme celle du rhinocéros, semblent plus immédiatement importantes pour le produit fini.

L'un des aspects du montage consiste donc à confirmer ou à rejeter l'intuition originale et à monter, donc à analyser, la séquence de manière à ce qu'elle ait du sens pour un spectateur qui n'était pas présent (par exemple, à la naissance du rhinocéros), mais auquel l'événement et son interprétation peuvent être présentés de façon compréhensible.

(Une année passe dans les extraits de ce journal)

Maine, 20 août 1993

Aujourd'hui, j'ai travaillé sur une séquence de High School II dans laquelle une adolescente de quinze ans revient au lycée après une absence de six semaines due à la naissance de son premier enfant. Comme c'est si souvent le cas, j'ai filmé cette séquence complètement par hasard. Je passais devant le bureau de la directrice quand j'ai vu un landau dans le couloir. C'était un spectacle inhabituel dans ce lycée. Je me suis adressé à la jeune fille qui se tenait derrière le landau. Elle m'a dit qu'elle venait voir la directrice et que sa mère et son frère l'accompagnaient. J'ai demandé à tous les membres de la famille s'ils étaient d'accord pour que je filme l'entretien avec la directrice et je leur ai expliqué que je faisais un film pour la chaîne de télévision publique. Ni la famille, ni la directrice n'y virent d'inconvénient. L'entretien dura une heure et demie, dont seules trois minutes n'ont pas été filmées.

Cet entretien avait plusieurs buts. La directrice voulait savoir si l'adolescente tenait vraiment à revenir au lycée, quelles dispositions elle avait prises pour la garde du bébé pendant les heures de cours, s'il allait y avoir des problèmes entre la jeune fille et le père du bébé qui était aussi élève au lycée mais ne sortait plus avec l'adolescente, si le père assumait ses responsabilités vis-à-vis de l'enfant, quels étaient les rapports entre le frère et le père qui avaient été auparavant meilleurs amis, si la nouvelle copine du père ne prenait pas ombrage de la mère et de l'enfant, si la mère savait qu'il y avait d'autres lycées de la ville dotés de garderies pour que l'enfant puisse aller à l'école avec la mère, si la mère voulait terminer le lycée et faire des études supérieures.

Le problème à résoudre au montage était de trouver comment donner une idée juste de ce qui s'était dit lors de l'entretien sans en montrer l'intégralité (une heure et demie). J'ai tenté de conserver toutes les questions qui s'étaient posées en cherchant un équilibre entre le traitement complet, la suggestion et la superficialité, afin de faire le compte-rendu le plus juste possible et souligner les aspects les plus importants de la séquence. J'ai maintenant réduit la séquence à vingt-deux minutes mais il y a encore beaucoup à faire.

Maine, 20 août 1993

J'ai retiré sept minutes de plus dans la séquence de l'adolescente, essentiellement en supprimant les répétitions, en écourtant les pauses et en essayant de conserver les dialogues qui expliquent le mieux la situation. Heureusement, j'avais assez de plans de situation pour passer facilement d'une scène à l'autre. Si j'ai appris une leçon, c'est qu'on n'a jamais trop de plans de situation. Tous ces moments de calme lorsque personne ne dit rien, ou bien quand vous pensez que quelqu'un va parler et qu'il continue à se taire, tous ces moments vous offrent les plans dont vous avez besoin pour condenser une séquence. Il s'agit de donner au spectateur l'impression, ne serait-ce que pendant deux secondes, que ce qu'il voit s'est effectivement passé de la manière dont il le voit.

Maine, 22 août 1993
Il se pourrait que j'aie des problèmes avec la séquence de la mère adolescente quand le film sera diffusé. On dira peut-être que peu d'élèves du lycée de Central Park East deviennent mamans et que cette séquence n'est pas représentative d'un problème spécifique à cette école, même si c'est un phénomène assez courant. Je suis incapable de déterminer ce qui est représentatif ou non dans aucune séquence. Je me contente de savoir que telle situation s'est produite lorsque j'étais présent et qu'elle fait partie des thèmes que je trouve dans ce que j'ai filmé. Le cinéma idéologique, qu'il soit de droite ou de gauche, ne m'intéresse pas. Je me souviens avoir été critiqué par des gens de gauche lorsque j'avais fait Hospital. Ils savaient, d'après leurs convictions idéologiques, que les médecins et infirmières de la bourgeoisie blanche exploitaient les pauvres noirs et hispaniques. Donc, un film comme Hospital, qui montrait comment de nombreux médecins et infirmières blancs (ainsi que des médecins et infirmières noirs et hispaniques) travaillent dur pendant de longues heures pour aider leurs patients, était injurieux d'un point de vue idéologique. Les idéologues du cinéma ne s'intéressent pas à la découverte et à l'élément de surprise que contient le cinéma documentaire, de même qu'ils ne se fient pas à leur propre jugement indépendant ou à celui de quiconque ; ils veulent que les documentaristes confirment leurs opinions idéologiques et abstraites qui ont peu ou pas de rapports avec la vie réelle. Perdus dans les fantasmes politiques qu'ils génèrent eux-mêmes et sous la pression d'universitaires et autres idéologues, de notables et de bureaucrates du cinéma, et de tous les fantassins des pelotons parasites qui s'agitent autour des cinéastes, certains documentaristes pensent que les documentaires sont faits pour éduquer, révéler, informer, réformer et provoquer le changement dans un monde rétif ou rétrograde. On considère que les documentaires ont le même rapport à l'égard du changement social que la pénicilline vis-à-vis de la syphilis. On se cramponne obstinément à l'importance du cinéma documentaire en tant qu'instrument politique du changement, malgré l'absence totale de toute preuve tangible.

Parfois, dans sa hautaine condescendance, un cinéaste veut apporter la lumière à la populace et faire avaler de force telle ou telle bouillie politique à la mode à un public qui n'a pas eu la possibilité, ou peut-être même le désir, de partager le vécu ou les idées du cinéaste. Ce qu'on pourrait appeler le fantasme de « Carlos » conduit le cinéaste à croire qu'il est important pour le monde. Les documentaires comme les pièces de théâtre, les romans, les poèmes appartiennent à la forme fictionnelle et n'ont aucune utilité sociale mesurable.

(Publié dans Dox n°1 printemps 1994, sous le titre « Editing as a four-way conversation » ; traduit en français par Jean-François Cornu.)

dimanche 23 janvier 2011

Voir s'émouvoir.

* Pur plaisir du mouvement, bonheur d'animateur, vertiges réels de la mise en scène. Je ne comprends pas que tout le monde semble traiter Arrietty comme du Miyazaki light, comme si le problème venait de l'ampleur du scénario, comme si l'ambition ne pouvait venir d'ailleurs. Le générique final à lui-même, si l'on arrive à passer outre la musique insupportable, vaut pour témoignage d'audace gigantesque, nulle émotion d'animation similaire depuis Ponyo, on joue dans la même cour, celle du détail souverain, du simple plaisir à voir bouger. Je repensais devant le film à ceci :



à ce plaisir pur-là, le plaisir d'échelle, de simplement voir se mouvoir, jubilation qu'un monde soit, qu'il prenne vie, réellement, naïveté sublime, sans clins d'œil post-modernes, formidablement anachronique.

* Mais je ne dis pas sus au post-moderne nécessairement, par exemple j'ai découvert ça à Lille :

et c'est épatant (Chitra Ganesh).

* J., d'un film enduré, subit, dit qu'il est "vexant". En ce sens, Sur 12 Décembre - Je voudrais vous entretenir d’un cinéma social plus défini, de Jean-Baptiste Leroux, est terriblement vexant.