dimanche 23 février 2014

Über den drei Städten kreisen die Jagdflieger


* Il est frappant que le carton d'ouverture d'Hams Al-Moodun se sente obligé à la fois de prévenir et de mentir pour rassurer. De prévenir de son dispositif de succession de plongées (relatives) depuis les balcons de trois villes en guerre dix années condensées dans un montage sec, allers-retours entre des points de vue fixes, bâtissant un burlesque tragique, à froid, sans autre forme de commentaire "no dialogue" ; et de mentir sur l'essentiel, "no narration", pêché mortel : c'est que ne pas narrer comme en fiction condamne désormais le documentaire à n'être plus pris pour un film. M'est avis que cet unique mensonge du film, cette unique concession aux matuches inertes qui tiennent le cinéma sous une toise dont ils fixent unilatéralement la hauteur, est la condition de sa circulation. Il faut s'y faire et le dépasser ; car viennent alors et dialogue et narration. 

* Ce qui dialogue : les plongées, les alternances, les coïncidences. Deux plongées sur la rue ouverte, une fois mises en regard, ne sont jamais les mêmes et pourtant toujours sœurs. La charrette de pain en Palestine en est une autre au Kurdistan : ni le même pain, ni la même charrette pour le transporter, ni le même petit matin ; mais quand même, un jour nouveau se lève, le petit déjeuner se fait désirer. 

 * Ce qui se raconte : ce que l'on voit. Ce que l'on voit dépend de là où on le voit. Kasim Abid résout la question du point de vue par son sens terre-à-terre de viewing point : le point d'où l'on regarde. Abid voit aussi bien sous ses fenêtres qu'à leurs horizons. 

* Voir depuis une hauteur ne signifie pas toujours prendre de haut. Il y a certes le trottoir immédiat et l'on n'y voit que le dessus des têtes. Il y a aussi celui d'en face et, déjà, la plongée s'est amoindrie. Il y a les routes rassemblées en carrefours et qui se désolidarisent en étoiles, ouvrant le hors-champ aux quatre points cardinaux. Tout comme il y a le point de fuite infini, ouvert entre deux immeubles, et il n'est plus du tout question de surplomb. Plus près, il y a cet immeuble en vis-à-vis, à étages égaux : alors on regarde en face ; et même parfois, il faut encore regarder plus haut, car des ouvriers travaillent sur le toit. Ce n'est pas l’œil torve de la vidéosurveillance : on peut bouger, zoomer, lever la tête, changer d'avis, se mettre sur un pied ou l'autre, se courber dangereusement par-dessus le balcon pour attraper au vol un geste, une attitude, un mouvement glissés entre un poteau et un pan de mur... 

* Le point de vue est donc ici avant tout question de plateforme d'observation, depuis laquelle l'opérateur est libre de collecter le monde en transit devant ses yeux. Le hasard du temps et du mouvement provoquera parfois une échelle de plan et un angle neufs (tel homme grimpé dans sa nacelle qui bricole le poteau électrique à hauteur de caméra), parfois une perturbation dans le panorama (la fumée des travaux, ou bien celle de la guerre, déforment le champ de vision) : il faut rester là, longtemps, pour en être témoin. Le montage viendra après il faut avoir cette foi au moment de tourner, cette confiance : il fera l'opération de raconter, d'établir corrélations et prolongements, de rassembler les morceaux de champ et de hors-champ en un patchwork unique, donnant lecture sur ces points de vue. Abid au balcon est une vigie.

* À Ramallah, par exemple, Abid voit depuis :


 qui peut aussi être, en se contorsionnant au balcon : 



* D'ici :
 





on peut voir ceci :


aussi bien que cela :


* Tel espace sera le théâtre privilégié de tel récit que le film déroule : tel trottoir sera celui des vendeurs à la sauvette, tel parc celui du chantier d'une fontaine publique, tel carrefour toujours bondé celui de l'agent de circulation gesticulant vainement... Ce qu'Abid isole se rassemble dans l'espace général de la ville, les trois villes dans le contexte général de la guerre, et le passage du temps fait le reste : les vendeurs reviennent tous les jours et même sous la pluie battante ils tiennent bon ; la fontaine n'en finira jamais de ne pas se construire et, depuis sa première céramique jusqu'à son inauguration pathétique, il n'y a bien que les enfants pour lui trouver un réel usage ; l'agent tourne et virevolte, on lui fait tomber la casquette, on le rend chèvre, c'est l'agent Longtarin avec l'agilité du sergent Garcia, mais le rire s'épuise lorsqu'on le voit ouvrir le passage aux ambulances, aux tanks ou aux jeeps... 


 * Vivre dix ans en guerre, c'est donc filmer comme on peut, quand on peut, avec ce qu'on peut (soudain le cadre s'élargit : à Erbil, c'est une autre caméra, c'est du 16/9, le temps passe, le travail d'Abid évolue), c'est avoir des raisons de pleurer et de rire, de se baigner dans les fontaines et de jouer dans les rues où l'armée file à tombeau ouvert, de vendre le journal dans les embouteillages et de se foutre de Longtarin qui y fait la girouette, et de craindre que tombent du ciel autant le torrent d'eau qui inonde la cour de l'école, que les bombes dont les fumées noires rappellent régulièrement l'horreur. 

* Pourvu qu'il pleuve.


* Parce que ça me travaille, je reviens tout de même au carton d'ouverture : pour qui prend l'habitude de traiter avec les huissiers bouchés du cinéma contemporain, ces matons obtus qui décident de la pièce qui vous financera ou de l'écran qui vous projettera, il ne se passe plus un jour sans les devoir convaincre que raconter autrement, c'est raconter quand même ; mais du même coup, par une contagieuse lassitude, un nouveau réflexe se développe, qui consiste à mentir avec eux, à passer à des aveux forcés, qu'on vous extirpe par épuisement, qui sont déjà une petite trahison à soi-même : et nous voilà rédigeant des notes d'intention où l'on se traite "d'exigeant", de "difficile", de "hors normes", de "singulier", de "différent". Ainsi, ce qui nous singulariserait, nous le reconnaissons nous-mêmes, rendrait, pardon, notre abord difficile et de fait nous mettrait et nous ne pourrions alors nous en prendre qu'à nous-mêmes à l'écart, en marge, dans une zone délimitée où le spectateur peut toujours s'offrir un détour, mais non sans être prévenu par avance de l'amusant exotisme où il souhaite mettre le pied, de ce choix étrange qu'il fait de s'infliger la possibilité d'être surpris. Ces aveux sont des parjures. 


* De ces aveux, nos adjudicateurs condescendants se délecteront ; ce n'est qu'à cette condition que nous deviendrons acceptables. Il faudra servilement endosser son habit d'original pour se laisser autoriser l'originalité.

mardi 14 janvier 2014

En attendant que je parvienne à réécrire quelque chose de probant

* Quelques vidéos d'Emilija Skarnulyte :




* Au passage, la voix off de la vidéo chilienne de la dernière fois disait, selon ML que je remercie, ceci :

Si tu comptes être ici, il vaut mieux que tu te démarques de la multitude, et que tu cherches avec qui passer du temps,
Si tu comptes rester ici, il vaut mieux que tu saches attirer l’attention, que tu te préoccupes de te voir beau, et que tu dormes le nombre d’heures nécessaire,
Habitue-toi à ce que les grilles fassent partie du décor, et qu’être de l’autre côté ne soit pas un problème,
Moi, cela fait longtemps que je suis en ce lieu, mais je ne me suis trouvée nulle part.
Cela fait si longtemps que plus rien n’a de sens
Moi je ne me démarque pas, je n’ai jamais été belle : pourquoi, à côté des autres, je me vois si pathétique ?
Je ne me sens plus à l’aise dans ce corps, peu m’importe de me relever du sol,
Jamais personne ne m’a remarquée, et pourtant cela fait si longtemps que je suis ici, cela fait si longtemps que je me vois de l’autre côté du décor, et je me suis habituée à rester là.

vendredi 3 janvier 2014

Espectáculo de la naturaleza

* Deux vidéos trouvées par hasard sur Vimeo :

Peligro de Extinción de María Angélica Fernández Verdejo



& Jerarquía Perruna de Ksenia Maksaev



* Une âme généreuse franco-chilienne pour me traduire la voix-off de la première ?

mercredi 18 décembre 2013

Un flic connecté est un gentil flic

"I am the police. And I'm here to arrest you.
You've broken the law. I did not write the law. I may even disagree with the law. But I will enforce it. No matter how you plead, cajole, beg or attempt to stir my sympathies nothing you do will stop me from placing you in a steel cage with grey bars.

If you run away, I will chase you. If you fight me, I will fight back. If you shoot at me, I will shoot back. By law, I am unable to walk away. I'm a consequence. I am the unpaid bill. I am fate with a badge and a gun. Behind my badge is a heart like yours. I bleed. I think. I love. And yes I can be killed.

And although I am but one man...

...I have thousands of brothers and sisters who are the same as me.

They will lay down their lives for me. And I them. We stand watch together. A thin blue line. Protecting the prey from the predators. The good from the bad.

We are the police.
"

* Le flic qui te brise à coups de tonfa est frais comme à l'ancienne, avec ses gros bras, son gros flingue, ses dizaines de toutes petites caméras, sa grosse bite, un cœur gros comme ça, il a lu Shakespeare, il détourne Shylock à l'aise, il porte bien les lunettes de soleil, il est moderne, sinon post-, il sait tout, voit tout, peut tout, il est la crime TV à lui tout seul, un show en puissance, un héros, un filmeur perpétuel, toujours un gros bras qui traîne pour tendre un objectif, comme un prolongement naturel de chaque geste, focalisation interne permanente, FIRST PERSON SHOOTER, ce flic est un disque dur, il se défend de "recorder", il n'y a rien à "recorder", rien à enregistrer, on n'enregistre plus, on stocke, sur des flash-cards, d'ailleurs on ne dérushe plus, on ne monte plus, on multiplie les heures stockées, on ne sait pas ce qu'elles deviennent, on ment chaque fois qu'on dit qu'on va couper, "oui, oui, je te promets, ça je l'enlèverai du montage", mon cul, de toute façon le montage se fait seul, la vidéosurveillance absolutiste nous rend omniscients, la vidéosurveillance consentie la renforce, tous se filment, le gangster lui-même se filme à visage découvert avant que de mettre son masque et d'aller faire son drive-by pour la gloire, ta future femme te parle d'amour pendant ton sommeil devant ta caméra, tu verras bien les rushes un jour, à moins que ces images ne glissent directement en bluetooth de tous tes mini-objectifs jusqu'à ton cortex de Robocop, évidemment la caméra te sauvera la vie, tu l'as accrochée sur ton cœur, la balle brisera cet œil d'espion qui atténuera commodément l'impact.

 * End of Watch, dit David Ayer. Fin de ronde. Fin de surveillance. Fin du regard. Au choix. Le titre, au moins, est honnête.

* Dire aussi l'extrême puissance du dispositif. La séduction toute autoritaire de ce genre à l'intitulé mensonger, frelaté, found footage, dérobé frauduleusement au cinéma lettriste, à l'avant-garde, à Martin Arnold, à Guy Debord, à Isidore Isou, à Peter Tscherkassky…

* Toute-puissance, disais-je, de la propagande, qui en appelle ici à la modernité des représentations, aux expérimentations les plus frappantes (certains plans sont proprement sidérants, dans leur grandiloquence autocratique, dans leur exploration souvent virtuose des potentiels plastiques neufs de ces micro-caméras numériques : pouvoir hypnotique d'une série de pompes en noir et rouge, sur les toits, à la mort du crépuscule ; de cette course-poursuite du point de vue du capot et ses rutilants reflets ; de ce combat à mains nues filmé dans la cohue, pecs contre pecs ; de toutes ces inventions graphiques redoutables et musclées, d'autant plus remarquables que le cinéma contemporain dominant s'aventure tellement peu à chercher des formes, s'applique à rester dans ses marques, ses plans plan-plan, ses coupes sages, ses angles règlementaires…). Toute-puissance d'une violence que le scénario comme la mise en scène semblent considérer comme inéluctable, même nécessaire au bon fonctionnement d'une esthétique spectaculaire, totale.

* Cette fille qui assemble un fusil au ralenti, pourtant, je la regarde. Elle est en bikini riquiqui, elle introduit des pièces longues et dures dans des orifices prévus à cet effet, assemble minutieusement le tout, dans une vulgarité toute pixellisée, minaude majeur en l'air.


 * Pieces and Love All to Hell, dit Dominic Gagnon. Même principe de vidéosurveillance consentie et globalisée. Tout le monde se filme et filme tout le monde. Chez soi, chez les autres, en voiture, partout. Images faibles, images molles, images mourantes, pixels kamikazes sur capteurs minuscules et compressions paresseuses. Dominic Gagnon pratique le found footage, le vrai. Les images préexistent à Dominic Gagnon. Signalées comme "inappropriées", elles sont sauvées de la disparition à la veille de leur suppression d'Youtube. Elles sont de la même Amérique qu'End of Watch, paranoïaque, sursaturée de représentations sans recul, images profanes déposées en tas sur la pile d'images de l'époque. Qu'est-ce qui distingue la vulgarité d'Ayer de la vulgarité de Gagnon ? Qu'est-ce qui rend la seconde plus digne que la première ? Les choix. Ayer se choisit un monde (fictionnel) où la glorieuse contre-plongée bousculée, l'iconisation par la violence, la suprématie morale de l'autorité, la grandeur d'âme par l'obéissance, le pouvoir, la famille, la force, la patrie, sont maîtresses. Gagnon constate l’existence d’un monde (documentaire) où s'exhibent le très ordinaire et frontal regard-webcaméra, la peur panique de la violence paradoxalement rassurée par l'autodéfense, le dérèglement moral affolé, les doutes fondamentaux envers l'obéissance aveugle, le pouvoir abusé, les normes imposées, la brutalité glorifiée, la xénophobie sans cesse propagée.

* Il faut tempérer tout de même : à me lire, il y aurait donc ce qu'assemble Gagnon et ce qu'invente Ayer. Il y aurait ce qui est déjà là, que Gagnon ne fait que montrer ; et ce qui est inventé par Ayer, qui décide de façonner, par malintention, une version fascisante du monde. Le premier témoignerait innocemment d'un état, quand le second serait coupable d'une construction fallacieuse. Ce serait confortable.

* Ce serait néanmoins négliger les choix du found footer, qui fait son tri dans l'immense fiction des images envoyées sur Youtube et, par arbitraire, y prélève un best-of des dérives paranoïaques. Il y a donc aussi bien chez Gagnon occultation de toute autre image, invention par élimination, pour les besoins du film, d'un monde baigné dans une peur d'apocalypse, affairé à stocker de la nourriture et des armes, dans l'attente d'un Armageddon darwinien qui remettrait les compteurs à zéro, exterminant les faibles et laissant pour vifs les plus forts, les plus organisés, les mieux équipés, à l'exclusion des étrangers, des hippies, des impies, des intellectuels, des homosexuels, de tous ces groupes considérés comme moralement défaillants, donc faillibles face à l'entropie du siècle. La construction de ce rêve américain frelaté n'est d'ailleurs pas exempte de soupçon, Gagnon s'autorisant au moins deux interventions douteuses, qui me laissent incertain quant à la pertinence de son geste de monteur (deux bornes cernant le film : 1 - symbolique lourdaude et maladroite de l'interruption brutale de l'hymne américain en guise de générique d'ouverture ; 2 - stupide condamnation finale de chacun des intervenants du film, passés une dernière fois en revue lors d'un montage de portraits impitoyable, chaque cut augmenté d'un « bang ! » définitif et détestable). Quelque chose néanmoins survit aux manipulations de Gagnon : l'humanité en détresse des témoignages assemblés, les aveux tremblés face au néant d'une webcam, le silence sidéré dans le lac hésitant du bruit vidéo bleuté, la violence sans objet ni boussole d'une civilisation égarée entre rudesse du réel et domination des représentations fantasmées. Que Gagnon les flingue in fine ne fait en réalité que renforcer leur statut de victimes. Victimes de la légèreté contemporaine de l'image, prise partout, libérée partout, pensée nulle part, et de la démence mégalomaniaque de l'Occident (et même, pourrait-on ajouter certainement, de la violence d'un montage à charge). Aussi racistes, bêtes et dangereux qu'ils puissent paraître, les intervenants de Pieces and Love All to Hell semblent avant tout perdus, apeurés, pitoyables. Aucune de ces victimes n'est héroïque mais, pour toutes, on a peine.

* De ces victimes, End of Watch est l'un des nombreux bourreaux symboliques, émanation d'une société de spectacle à la fois nourrie des peurs de l'époque et nourrissant la bête. Les personnages d'Ayer sont héroïsés dans leur insubmersibilité, la solidité infaillible de leurs décisions et des justifications idéologiques qui les accompagnent (il suffit pour cela que nos gentils polissiers sauvent des enfants, car il n'est meilleur gage de grandeur d'âme pour un être que de devancer les pompiers pour extraire un bébé d'un taudis en feu, ou que d'imposer l'omnipotence rageuse du bras armé de la justice pour éloigner des enfants d'une maltraitance misérable ; mais tout ceci bien entendu sans jamais se risquer à une tentative de compréhension de l'état de misère qui occasionne ces mises en danger, bien toujours dans la condamnation des miséreux qui mettent en danger ; sans que la moindre réflexion politique n'en découle d'autre que l'écœurement sans pensée que voici : ces pauvres, ces nègres, ces bicots, voyez comme ils vivent – salement, complaisamment fangeux – qui d'autre que des sauvages, des a-sociaux, des inadmissibles, des inassimilables, pourrait délibérément vivre ainsi ?), ils sont au service d'une justice et d'une liberté telles qu'inventées par un mythe impérialiste amblyope et, même s'ils peuvent venir à en douter (revoir le monologue introductif), ils leur restent toujours fidèles, jamais égarés, hommes sans peur, hommes toujours à admirer, toujours sûrs de leur bon droit absolu sinon divin, tout informés qu'ils sont de l'identité du Bien dressé roide contre le Mal, lui-même fermement identifié : nul n'est censé ignorer le Bien, nul n'est censé discuter la définition du Mal. Leur racisme, leur bêtise et leur dangerosité ne font jamais problème, car ils ont une cause nationale, une famille et un système à défendre contre les assauts des mêmes étrangers, hippies, impies, intellectuels, homosexuels, etc. Ils savent ce qu'ils font et pourquoi ils le font : leur combat est juste, justifié, honorable, honoré. S'ils meurent pour leur patrie, leur patrie est reconnaissante. On n'a pas peine : la peine, c'est la faiblesse ; la force, c'est le drapeau – fût-il déployé sur un cercueil.

Note : ce texte a été écrit il y a un an pour une revue qui n'a jamais vu le jour. Je le publie aujourd'hui, un peu raccourci, pour qu'il soit libéré. Je noterai tout de même que je n'ai plus aucun souvenir du film d'Ayer, je ne peux donc, me relisant, que me croire sur parole.

De la partie raccourcie, je conserverai tout de même ceci :


* Quand on cherchait un titre pour cette revue, il y avait une webcam qui filmait en permanence, depuis avril 2012, un nid de balbuzards en Estonie. Il s'agissait d'un projet scientifique : observer dans leur quotidien une famille balbuzard, papa, maman et les trois enfants. On pouvait s'y connecter quand on le souhaitait, y rester aussi longtemps qu'on voulait. Il n'y avait qu'un seul angle, qu'une seule caméra, qu'une seule source sonore. Il n'y avait pas de lumières additionnelles, pas d'intervention humaine une fois le matériel installé. Quand il pleuvait, l'eau et la buée pouvaient recouvrir l'objectif et troubler la vision. La nuit, on n'y voyait plus rien, mais on entendait encore le souffle du vent, les cris des bêtes. On pouvait rester sur ce noir grouillant de variations anthracites pixellisées, se persuader d'y distinguer des formes, s'inventer des histoires d'oiseaux. La journée, on espérait tomber sur les bons moments : la becquée, les premières tentatives d'envol, l'attaque d'un prédateur, le sommeil tendre et câlin des trois corps duveteux, que sais-je ? Ce n'était ni un documentaire animalier de télévision, où les ellipses font grandir les animaux à la vitesse d'un raccord, où la voix-off anthropomorphise les attitudes, nomme, désigne, distingue, compare ; ni un documentaire animalier d'art, façon Ariane Michel, où l'étrangeté domine, où la contemplation de l'Autre animal est en elle-même un événement, qui fascine et ébahit. C'était une expérience scientifique sans complément, un microscope sur une situation. Chacun s'inventait ce qu'il voulait. Je m'étais pris d'affection pour le plus minus des trois oisillons, incertain qu'il survivrait et prendrait son envol, quand ses deux frères (sœurs?) étaient fort vigoureux/ses, robustes, assuré-e-s de lui survivre. Et puis le temps est passé, papa et maman balbuzard ont bien travaillé, ont nourri leur progéniture à tour de rôle et tous se sont envolés, y compris le freluquet. Moi je ne regardais plus. On avait abandonné l'idée de nommer la revue « Balbuzard ». J'avais de mon côté baptisé mon chouchou Chétif et m'étais honteusement mis à réinventer la télévision face à l'expérience : je m'étais mis à "redacter", c'était devenu ma télé-réalité animalière et, avec le recul, je m'en étais beaucoup voulu de m'être laissé aller à ça. En outre, j'avais découvert qu'il y avait en fait d'autres caméras accessibles, d'autres angles. J'étais déçu. Donc j'avais arrêté. Et puis, en septembre, ils se sont envolés.

* Et maintenant ? Maintenant c’est fini, je crois. Mais deux mois durant, il n’est plus resté que le nid, seul, dans la forêt. Et j’ai recommencé à regarder. C'était encore plus fascinant : une caméra pour rien. On ne peut pas la "redacter". Le paysage ne change pas beaucoup, de toute façon le capteur de la caméra est trop faible pour attraper beaucoup de détails. On peut aller voir quel temps il fait en Estonie, les premières neiges sur le nid vide. On peut apprécier le tangage que produit le vent sur les débris frêles du nid esseulé. On ne sait pas quand ça s'arrêtera. On ne sait pas si un autre animal ne viendra pas nicher ici. Parfois, un petit visiteur fait une halte, c’est l’événement, des internautes font une capture d’écran de ce moment de grâce. On ne sait pas si la caméra s'éteindra, s'abîmera, tombera de la cime pour s'éclater au sol. On ne sait pas quoi regarder, quand regarder, si même quelque chose arrivera. Mais quelle expérience ! Ce matin (on était alors le 3 décembre 2012) je suis allé voir et ça ne marchait pas. C’est peut-être fini, ou bien c’est un simple dysfonctionnement temporaire. J’espère que c’est ça.

Note : en vérité le projet "Kalakotkas" n'a pas tout à fait disparu : http://pontu.eenet.ee/player/kalakotkas.html
Et des traces en images ont été conservées : http://tinyurl.com/cnvy53z


mardi 26 novembre 2013

L'inénarrable train de Vincennes

"Si, tel que nous l'envisageons actuellement, le cinéma n'est qu'un succédané, une image animée, mais seulement une image des expressions évoquées par la littérature, la musique, la sculpture, la peinture, l'architecture, la danse, il n'est pas un art. Or, dans son essence même, il en est un très grand. D'où les transformations constantes et précipitées de son esthétique qui essaie, sans cesse et péniblement, de se dégager des interprétations erronées et successives dont elle est l'objet, pour se révéler enfin selon sa tendance propre.

(...)

Le cinéma, découverte mécanique faite pour capter la vie dans son mouvement exact, continu, et créateur aussi de mouvements combinés, surprit, lors de son apparition, la sensibilité des artistes qu'aucun processus n'avait préparés à cette forme d'extériorisation nouvelle, et à qui suffisaient, pour créer et s'épancher, la littérature, art des pensées et des sensations écrites, la sculpture, art des expressions plastiques, la peinture, art des couleurs, la musique, art des sons, la danse, art des harmonies de geste, l'architecture, art des proportions. Si beaucoup de cerveaux apprécièrent la portée curieuse du cinématographe, bien peu en saisirent la vérité esthétique. A l'élite intellectuelle, comme aux foules, il manquait de toute évidence un élément psychologique, indispensable au jugement, à savoir que la vision du mouvement pris sous l'angle : déplacement de lignes, pouvait susciter l'émotion et demandait, pour être compris, un sens nouveau, parallèle au sens littéraire, musical, sculptural ou pictural.

Un appareil mécanique existait, promoteur de formes expressives et de sensations neuves, latentes en ses rouages : mais, en chacun, fût-il d'intelligence malléable, nul sentiment ne jaillissait spontané qui appelait le rythme d'une image mouvante et la cadence de leur juxtaposition comme un clavier de vibrations longtemps souhaitées, longtemps cherchées. Ce fut le cinéma qui lentement nous révéla, présent dans notre inconscient, un sens émotif nouveau nous amenant à la compréhension sensible des rythmes visuels, et non notre désir raisonné qui nous le fit accueillir comme un art attendu.

Tandis qu'inféodés à nos conceptions anciennes d'esthétique nous le retenions à notre niveau d'entendement, lui tentait, en vain, de nous élever vers une conception d'art inédite.

Il est assez troublant de constater la mentalité simpliste avec laquelle nous accueillîmes ses premières manifestations. Tout d'abord, le cinéma ne fut pour nous qu'un moyen photographique de reproduire le mouvement mécanique de la vie, le mot "mouvement" n'évoquant en notre esprit que la vision banale de gens et de choses animées, allant, venant, s'agitant, sans autre souci que d'évoluer dans le cadre d'un écran, alors qu'il eût fallu considérer le mouvement dans son essence mathématique et philosophique.

La vue de l'inénarrable train de Vincennes arrivant en gare suffisait à nous satisfaire, et nul, à cette époque, ne songea, qu'en elle, résidait, caché, un apport nouveau offert à la sensibilité et à l'intelligence pour s'exprimer, et ne s'avisa de l'aller découvrir au delà des images réalistes d'une scène vulgairement photographiée.

On ne chercha pas à reconnaître si dans l'appareil des frères Lumière gisait, tel un métal inconnu et précieux, une esthétique originale ; on se contenta de le domestiquer en le rendant tributaire des esthétiques passées, dédaignant l'examen approfondi de ses propres possibilités.

Au mouvement mécanique, dont on dédaigna l'étude sensible, on voulut joindre, dans un but attrayant, le mouvement moral des sentiments humains par le truchement de personnages. Le cinéma devint ainsi un exutoire de la mauvaise littérature. On se mit à grouper des photographies animées autour d'une action extérieure. Et, après avoir été purement vécu, le cinéma entra dans le domaine du mouvement fictif de la narration.

Une œuvre de théâtre est un mouvement puisqu'il y a évolution dans les états d'âmes, dans les faits. Le roman est mouvement puisqu'il y a exposé d'idées, de situations qui se succèdent, s'entrechoquent, se heurtent. L'être humain est mouvement puisqu'il se déplace, vit, agit, reflète des impressions successives. De déduction en déduction, de confusion en confusion, plutôt que d'étudier en elle-même la conception du mouvement dans sa continuité visuelle, brutale et mécanique, ignorant si là n'était pas la vérité, on assimila le cinéma au théâtre. On le considéra comme un moyen facile de multiplier les scènes et les décors d'un drame, de renforcer les situations dramatiques ou romanesques par des changements à vue perpétuels, grâce à l'alternance des cadres factices avec la nature.

A la captation du mouvement, pris à même la vie, succéda un étrange souci de reconstitution dramatique, faite de pantomime, d'expressions outrées et de sujets joués, où les personnages devenaient les principaux facteurs d'intérêt, alors que, peut-être, l'évolution et les transformations d'une forme, d'un volume ou d'une ligne nous eussent procuré plus de joie.

On perdit tout à fait de vue la valeur significative du mot "mouvement" que l'on mit cinégraphiquement au service d'histoires succinctes à raconter dont une suite d’images, évidemment animées, servaient à illustrer le thème.

Tout dernièrement on (M. Tallier et Mlle Mygra, directeurs du studio des Ursulines) eut l'heureuse idée d'opposer aux films de notre époque un film d'autrefois, nous montrant ainsi la caricature de ce cinéma narratif encore en honneur aujourd'hui sous une forme plus moderne : action photographiée si loin de la théorie qui point, après des années d'erreur, du mouvement pur créateur d'émotions.

Opposée à ces images pleines d'une puérilité savoureuse, combien la prise de vue toute simple du train de banlieue entrant en gare de Vincennes semble plus proche du vrai sens cinégraphique. D'un côté l'affabulation arbitraire, sans aucun souci visuel, de l'autre la captation d'un mouvement brut, celui d'une machine avec ses bielles, ses roues, sa vitesse. Les premiers cinéastes qui crurent habile d'enfermer l'action cinégraphique dans une forme narrative, agrémentée de reconstitutions falotes, et ceux qui les encouragèrent furent les agents d'une erreur coupable.

Un train arrivant en gare donnait une sensation physique et visuelle. Dans les films composés rien de semblable. Une affabulation, une intrigue, sans émotion. La première entrave rencontrée par le cinéma dans son évolution fut donc cette préoccupation d'une histoire à raconter, cette conception d'une action dramatique jugée nécessaire, jouée par des acteurs, ce préjugé de l'être humain, centre inévitable, cette totale méconnaissance de l'art du mouvement considéré en lui-même. Si l'âme humaine doit se prolonger dans les œuvres d'art, ne le peut-elle qu'à travers d'autres âmes façonnées selon une cause ?

La peinture cependant peut créer l’émotion par la seule puissance d'une couleur, la sculpture par celle d'un simple volume, l'architecture par celle d'un jeu de proportions et de lignes, la musique par l'union des sons. Point n'est besoin d'un visage. Ne pouvait-on considérer le mouvement sous cet angle exclusif ?

Les années passèrent. Les méthodes d'exécution, la science des metteurs en scène se perfectionnèrent, et le cinéma narratif, dans son erreur, atteignit la plénitude de sa forme littéraire et dramatique avec le réalisme.

La logique d'un fait, l'exactitude d'un cadre, la vérité d'une attitude constituèrent l'armature de la technique visuelle. De plus, l'étude de la composition intervenant dans l'ordonnance de ses images, créa une cadence expressive qui surprenait et que l'on assimilait au mouvement.

Les tableaux ne se succédaient plus indépendants les uns des autres, simplement reliés par un sous-titre, mais bien dépendants les uns des autres dans une logique psychologique émotive et rythmée.

A cette époque les Américains furent Rois. On revenait petit à petit par un détour au sens de la vie, sinon au sens du mouvement. On travaillait bien sur une affabulation mais on décantait les images qui ne se présentaient plus alourdies de gestes inutiles ou de détails superflus. On les équilibrait dans une harmonieuse juxtaposition. Plus le cinéma trouvait de perfection dans cette voie, plus, selon moi, il s'éloignait de sa propre vérité. Sa forme attrayante et raisonnable était d'autant plus dangereuse qu'elle faisait illusion.

Des scénarii habilement construits, des interprétations splendides, des décors fastueux jetaient le cinéma à corps perdu dans les conceptions littéraires, dramatiques et décoratives.

L'idée "action" se confondait de plus en plus avec l'idée "situation", et l'idée "mouvement" se volatilisait dans un enchaînement arbitraire de faits que l'on rendait brefs.

On voulait être vrai. Peut-être oubliait-on que dans la représentation du fameux train de Vincennes, alors que nos esprits surpris par un spectacle nouveau étaient nets de traditions, l'attrait que nous y avions trouvé résidait moins dans l'observation exacte des personnages et de leurs gestes que dans la sensation de vitesse (minime alors) d'un train fonçant droit sur nous. Sensation, action, observation, la lutte commença. Le réalisme cinégraphique, ennemi des vains commentaires, ami de la précision, recueillit tant de suffrages que l'art de l'écran parut avoir atteint avec lui un sommet.

(...)

Il nous est permis de douter que l'art cinégraphique soi un art narratif. Pour ma part, le cinéma me semble aller plus loin dans ses suggestions sensibles que dans ses précisions sans appel.

(...)

Jusqu'ici des documentaires réalisés sans idéal ni esthétique, dans le seul but de capter les mouvements des infiniment petits et de la nature, nous permettent d'évoquer les données techniques et émotives de la cinégraphie intégrale. Ils nous élèvent pourtant vers la conception du cinéma pur, du cinéma dégagé de tout apport étranger, du cinéma, art du mouvement et des rythmes visuels de la vie et de l'imagination.

Qu'une sensibilité d'artiste, s'inspirant de ces expressions, crée, coordonne selon une volonté définie, et nous touchons à la conception d'un art nouveau enfin révélé.

Dépouiller le cinéma de tous les éléments qui lui sont impersonnels, rechercher sa véritable essence dans la connaissance du mouvement et des rythmes visuels, telle est la nouvelle esthétique qui apparaît dans la lumière d'une aube qui vient.

(...)

Le cinéma qui prend tant de formes variées peut aussi demeurer ce qu'il est aujourd'hui. La musique ne dédaigne pas d'accompagner des drames ou des poèmes, mais la musique n'aurait jamais été la musique si elle s'était cantonnée à cette union des notes avec des paroles et une action. Il y a la symphonie, la musique pure. Pourquoi le cinéma n'aurait-il pas son école symphonique ? le mot symphonie n'étant employé ici que par analogie. Les films narratifs et réalistes peuvent user de la souplesse cinégraphique et poursuivre leur carrière. Mais que le public ne se méprenne pas : le cinéma ainsi considéré est un genre, mais on le cinéma véritable qui doit chercher son émotion dans l'art du mouvement des lignes et des formes.

Cette recherche du cinéma pur sera longue et pénible. Nous avons méconnu le sens véritable du septième art, nous l'avons travesti, rapetissé, et maintenant, le public, habitué à ses formes actuelles charmantes et pleines d'agrément, s'est créé de lui une idée, une tradition. Il me serait facile de dire : "La force de l'argent seule arrête l'évolution cinégraphique." Mais ceci n'est que fonction de cela et cela englobe le goût du public et son accoutumance à une manifestation d'art qui lui plaît ainsi. La vérité cinégraphique sera, je crois, plus forte que nous et, bon gré mal gré, s'imposera par la révélation du sens visuel.

(...)

Le cinéma, septième art, n'est pas photographie de la vie réelle ou imaginée comme on a pu le croire jusqu'à ce jour. Ainsi considéré il ne serait que le miroir d'époques successives, restant incapable d'engendrer les œuvres immortelles que tout art doit créer.

Prolonger ce qui passe est bien. Mais l'essence même du cinéma est autre et porte l'éternité en elle puisqu'elle ressort de l'essence même de l'univers : le Mouvement."

Germaine Dulac, Les esthétiques, les entraves, la cinégraphie intégrale,
in L'Art Cinématographique volume II, 1926





* J'ai coupé comme un saligaud, mais l'idée générale est là.

* Si comme moi vous vous demandez si Dulac a confondu Vincennes et la Ciotat, vous apprendrez certainement avec la même surprise que cette Arrivée d'un train gare de Vincennes a bien été tournée en 1896. Mais de ce que j'ai compris, Dulac s'emmêle tout de même les pinceaux puisque c'est étonnamment à Méliès qu'on la doit. Le film est aujourd'hui considéré comme perdu.

* Il y a de ce mouvement inénarrable que loue Dulac dans le Skurstenis de Laila Pakalniņa, et c'est d'ailleurs sur ce mouvement inénarrable que j'essaie la plupart du temps d'écrire ici. 

* Parlons donc de ce qui ne se peut dire : dans On Rubik's Road, le mouvement de traversée du cadre prédominait sur toute narration, sur toute circulation de sens. Un corps sortait par la gauche, un autre entrait par la droite et c'était à la fois le même et à la fois un autre, comme téléporté par la coupe mais métamorphosé par la continuité du mouvement. A la fois prolongement et re-subjectivation, pas une observation à la loupe comme on crame les fourmis, mais bien un ravissement à chaque plan renouvelé, à chaque possibilité magique de raccord confirmé. Il y avait à la fois reprise du mouvement général et rupture des mouvements particuliers, et par là autant confraternité face à la pesanteur et à la résistance de l'air, qu'altérité complémentaire dans les moyens développés pour aller avec ou contre elles, selon les gabarits, les manières, les tenues, les usages, les fatigues et les corps. Mais n'était pas davantage moqué le muscle que l'avachissement : l'un et l'autre étaient contemplés avec une pareille et contagieuse béatitude, dans une admiration sincère de chacun de ces mouvements et des mouvements de chacun.

* Cet œil anagogique qui, dans la plus triviale gestuelle, par le transport du mouvement et de la lumière, trouve la beauté où elle est enfouie, appliqué à la foule m'impressionne vraiment, en ce qu'il s'oppose à une tendance plus facile, plus habituelle, à la moquerie, à la dérision, qu'on dit souvent entomologiste lorsqu'on écrit rapidement une critique (j'en sais quelque chose). Ce n'est pas très juste pour l'entomologiste, qui ne méprise pas les papillons qu'il épingle.


* Ramené à l'échelle domestique, une fois le nombre de personnages réduits à une sphère intime, donc à moins de corps différents pouvant emplir et surtout traverser le cadre, cet œil anagogique pourrait être menacé d'épuisement. Skurstenis prouve l'inverse, en affinant encore cette acuité bienveillante : c'est toujours les entrées et sorties de champ qui guident les raccords, mais Pakalniņa s'est rapprochée, regarde de plus près, fragmente les corps, non pour en faire plus artificiellement, mais pour les mieux mêler. Quatre pieds de fillettes au sol ; l'un sort par le haut ; trois pieds de fillettes au sol ; un deuxième s'élève à sa suite ; deux pieds de fillette au sol ; et la comptine continue : il n'y a plus que le sol, les petites se sont envolées en balançoire, qui bascule au plan suivant, à quoi s'enchaînera une course en avant, entraînée par l'impulsion du contrepoids, qui fera fuir un chat, qui se transformera en chien, qui se grattera les puces contre le sol et, se roulant dans l'herbe, se transformera en fillette blonde dévalant la pente faible du jardin, dans laquelle glisse lentement la roue d'une brouette aux essieux inquiets, et trois petits chats, un chapeau de paille, un paillasson...











* Quand Pakalniņa travaille sur le montage de Skurstenis, la peur de la mort la gagne. Elle s'attèle à un testament et imagine le monteur à qui le film serait confié si elle n'y survivait pas : "And then suddenly I understood that, of all the people, it is only me who can finish this film. I must live. Does it sound too serious? Like a lot of things in anyone’s childhood: puddles, cats, swings, grass-hoppers, spiders and friends. Serious and funny at the same time."

vendredi 26 octobre 2012

Informer, décrire, ennuyer (ter)



* Comme en post-scriptum, il faut lire la belle interview fleuve de deux des trois réalisateurs de Babylon dans l'Impossible de ce mois-ci, où sont prononcées des phrases d'ordinaire peu admises dans le milieu dogmatique du documentaire, des phrases où l'on n'enjolive pas les Grandes Rencontres Humaines du Magicien Cinéma, où l'on ose parler de forme, de mise en scène, des phrases du genre : "Dès les premiers jours, nous avons décidé que le film ne chercherait pas à expliquer" ; "Il y a un enjeu incroyable dans l'endroit d'où l'on regarde, l'endroit où on choisit de poser sa caméra, telle lumière, telle petite branche, tel visage sur lequel on insiste. Ça change tout. Il n'y a pas d'objectivité." ; "Nous n'avions pas du tout l'intention de faire une oeuvre qui serait là pour montrer la vérité d'un moment donné" ; "On ne voulait pas que les visages ou les corps soient repérables, on voulait montrer la masse. Je reste hanté par les images de ces silhouettes, une file de gens qui vivent plus ou moins la même histoire. On n'a pas cherché à rencontrer les gens : c'était au-delà de l'individu." ; "Il y a des formes qui m'ont plu, que je voudrais continuer à explorer : ces silhouettes d'hommes qui marchent, qui marchent tout le temps. Ils luttaient contre le vent."

* Et le plus beau pour la fin : "On avait imaginé ça à un moment : que le film serait raconté du point de vue des arbres. Nous avons intégré ces plans d'arbres pour dire que ce n'était pas un reportage, pas un témoignage, que nous avions essayé de nous délester de tout ce que nous savions pour nous mettre à la place des arbres, et pour regarder cette cité du point de vue des arbres."

jeudi 25 octobre 2012

Informer, décrire, ennuyer (suite)




* On ne voit ni les Archives du film, ni la prison de Bois-d'Arcy. Ce sont les deux hors-champs les plus vigoureux du film : les hors-champs au milieu du visage du film. Ce qui persiste à faire mentir Pierre Baudry de la Licorne : quand il ne filme ni les Archives, ni la prison, MB filme assurément le fameux « insivible ». Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il filme « le point de vue de personne », puisque je ne crois pas en l'existence d'un tel point de vue : même l'image d'une caméra de surveillance reflète le point de vue de quelqu'un, à partir du moment où, comme le chat de Shrödinger, quelqu'un la vérifie (qu'il s'agisse de la main du technicien qui la pose à tel endroit, ou de l’œil policier qui la regarde).

* Dans le film de MB, dont je n'ai vu qu'un montage provisoire, il y a des plans à la place des plans manquants. Nous sommes sortis de la cité pavillonnaire de Bois-d'Arcy, qui est tout ce qu'on sait d'une cité pavillonnaire, serrée, uniforme, perles enfilées sur le fil rectiligne et expansionniste de la banlieue petite-bourgeoise, dont il faut prélever l'espace au cutter pour le rendre distinct – MB, par exemple, y découpe un rectangle qu'on n'oubliera jamais : l'angle d'un trottoir, bitume gris rencontrant mur gris, convergence de lignes et de surface planes, plaques peintes en à-plat géométriquement imbriquées, scène d'un petit théâtre du racisme ordinaire narré off, décor contaminé où des enfants prononcent les mots d'adultes sans trop savoir s'il s'agit d'un jeu, sale arabe, dit la petite fille, qui frottait autrefois ses genoux croûteux à cet angle de trottoir gris, ou grimpait à l'arbre non loin, ou courait entre les troupeaux de voitures à l'arrêt...

* Nous sommes sortis de la cité, disais-je – je ne sais plus comment, mais on sort de la ville. Nous sommes dans sa périphérie, un peu n'importe où. Des herbes hautes, des plantes anonymes. MB demande son chemin, on lui dit la prison, les Archives du film aussi, vous pouvez pas les rater, c'est par là. Mais maintenant qu'il sait qu'ils sont là, MB ne les cherche plus.

* L'exemple de Baudry, dans le texte cité hier, c'était Fellini Roma, les plans à l'intérieur de la villa antique avant que quiconque ait pu pénétrer ces ruines découvertes en creusant le tunnel du métro. Les filmer ainsi, alors, selon une logique vous en conviendrez fort peu commune, reviendrait donc à « filmer l'invisible ». Et cette possibilité-là ne relèverait qui plus est que de la fiction, le documentaire se trouvant semble-t-il bêtement contraint à regarder passer le seul visible, telles les vaches le train.

* Et je dis que MB filme pourtant bien l'invisible à Bois-d'Arcy : le tableau vert dense des arbres serrés et ses piaillements qui s'éteignent au passage d'un avion, le pylône électrique qui miradore la campagne, les ronds amples des oiseaux lancés sur les nuages... Tout ça est la prison et les Archives du film et tout ce qu'on voudra tisser entre les deux. Comme le trottoir vide était le racisme, la famille et que sais-je ; le reflet du ciel sur le chrome des voitures, la petite-bourgeoisie, le capital, la jalousie et ce que vous voudrez ; les bolides et les passants dans le virage, le temps qui file, à la façon qu’on y verra, tout courbe...

* On sait que la police de l'art en cherche les frontières, mais il n'y a de douaniers postés aux limites des formes et des genres que si et seulement si l'on s'impose et les uns et les autres.