lundi 27 février 2012

Interlude musical #2



* Je ne désespère pas d'avoir à nouveau quelque chose à écrire sur un grand film. Il faudrait déjà revoir un grand film, donc.

dimanche 19 février 2012

Ce que dit TJ

* "Rien n’est jamais acquis dans le documentaire. C’est d’ailleurs ce qui est fascinant. Il faut beaucoup d’humilité pour tourner un documentaire car, en dehors du cadre, nous ne contrôlons rien, ou presque. En fiction, nous maîtrisons l’histoire que nous avons écrite. La construction narrative précède le tournage. En documentaire nous esquissons une trame, quelques histoires dont on pense qu’elles peuvent se produire, mais tout reste incertain ! C’est cette contingence qui est très belle : tout est événement, même ce qui n’advient pas.

C’est pourquoi la question de la mise en scène est primordiale : c’est le seul pouvoir que l’on a. Maàlich s’est écrit à mesure que je tournais. C’est le lieu qui a présidé à mon envie de faire un film. Je n’avais vraiment aucune idée de ce qui allait se passer. J’avais cependant décidé d’intégrer au film la contingence du réel et de ne jamais taire la surprise mais de la montrer. J’avais demandé à mon cadreur de privilégier les longs plans-séquences, qui ont d’ailleurs souvent été montés tels quels par la suite. Un bon exemple de ce parti-pris serait la première rencontre avec Muslim, le Capverdien qui vit à l’extérieur de l’hôtel, sous les marches. J’arpente le chemin de service de l’hôtel côté Marne. La caméra est dans mon sillage, en plan large pour permettre la découverte du lieu. Soudain, une silhouette se découpe au loin, surgie de nulle part. Je décide d’aller à sa rencontre. Dans un premier temps, la caméra reste immobile, comme hésitant à me rejoindre. Dans ce temps d’arrêt, au fond du plan, j’engage le dialogue. Ce n’est qu’après ce temps de suspends, sans coupe, temps qu’on pourrait dire de courtoisie, qu’elle s’approche, dans les cahots d’un travelling avant sans filet. Lorsqu’elle nous rejoint enfin, la conversation avec Muslim est saisie in medias res. Le flux naturel des choses n’est pas cassé par une mise en place. Tout est brut."


* "Je n’aime pas les mécaniques trop bien huilées, les arcs narratifs qui ronronnent. Ces régimes systémiques d’images et de sons me dérangent. À ces ensembles totalisants, clos, je préfère le fragment qui interroge. C’est au spectateur de combler les ellipses qui donnent sens à l’ensemble. Je crois que la cohérence d’une œuvre ne se donne pas de la même manière pour tous. C’est pourquoi je me refuse à livrer une œuvre linéaire, qui imposerait un sens. La fragmentarité porte atteinte à l’œuvre fondée sur la perfection et l’achèvement, refuse le totalitarisme d’une parole continue, déterministe et fermée au hasard et permet la création dans le dissentiment : voilà pourquoi elle me plait tant."


lundi 13 février 2012

Interlude musical

* Strictement rien à voir ces temps-ci en salles : Mandrin, Almayer, La Taupe, Sur la planche, tous ratés, vraiment, ras-des-pâquerettes. Je me suis promis de ne poster que si je trouvais un film qui en vaudrait la peine, pour contrebalancer les horreurs des derniers machins vus (pas qu'en salles d'ailleurs : nullité consternante du Macaigne ; messieurs les critiques éblouis par tant de vanité, je vous empapaoute) que je décrirai peut-être en post-scriptum de quelque splendeur glânée ailleurs une autre fois.

* En attendant, tous en chœur :

vendredi 3 février 2012

Panouilles et cauchemars

* Insupportable Odessa... Odessa! de Michale Boganim. Travellings sur coussins d'air en tous sens, le film est fini à la feuille d'or, c'est terriblement chichiteux, on glisse, on tourne, on re-glisse, on se tient loin de tout, on fout le "sujet" derrière, support à la "grande forme", on coupe vite mais on lambine quand même... Le réel n'a qu'à bien se tenir : ces films-ci sont beaucoup plus forts, et beaux, et musclés, et parfumés, et colorés, et propres sur eux, que lui (je pense ce disant à d'autres réalisateurs de documentaires, Boganim n'est pas la pire mais prend pour eux, pas de chance, qui m'enquiquinent de plus en plus, fiers de leurs grands moyens, de leurs moyens de fiction avoués comme tels, mais qui ne pensent pas ce faisant à ce qu'ils font au documentaire, font avant tout de la bande-démo, prouvent qu'ils savent travellinguer gaiment, avec soin, et que décidément on devrait les laisser faire autre chose, leur "donner leur chance" avec la fiction, sur un plateau, avec une grosse équipe, et qu'ils arrêtent, grand dieux, de s'abaisser ainsi à filmer le réel, qu'il faut bordel de merde se prendre le chou à sublimer, mais c'est tellement épuisant, il nous aide pas beaucoup, faut pousser la charrette sur les rails, faut le forcer le réel à porter sa cravate, car sûrement, sans la charrette et sans les rails, qu'il serait moche enfin, qu'il ne rendrait rien dans une bande-démo... Mais qu'on les laisse partir panouiller ailleurs ! qu'on nous débarrasse le regard de ces Jeunets du documentaire, par pitié !).

* Sinon j'ai découvert que je n'aimais absolument pas les films de Mati Diop, sauf peut-être Ile artificielle-Expédition, le son en est très beau, on pourrait s'endormir dessus.

* Donc quoi ? Jour sans ? Non, heureusement, trois nouveaux courts métrages de Martin Arnold m'ont sauvé la mise : Self Control, Soft Palate et le porno animalier Shadow Cuts, cauchemardages superbes de poignées de secondes volées chez Disney. Dur d'en parler, on en voit quelques morceaux dans cette affreuse vidéo :



* Quelques photos sinon :

















jeudi 2 février 2012

Pourquoi nous produisons, fragments au dictaphone

Le 2 mars 2011, TF soufflait sa première bougie au Nouveau Latina. On célébrait une utopie fauchée : réaliser des films documentaires hors-normes, sans avoir à convaincre des producteurs de nous suivre sur nos terrains singuliers, difficiles à financer. Au terme de cette première année, on (CHD, TJ, et moi-même, GM) avait achevé quatre films et lancé la production de six autres. Depuis, les projets avancent et, régulièrement, on se réunit pour discuter, s'interroger, redéfinir nos idéaux de réalisateurs et de producteurs. Nous fêterons nos deux ans en février 2012. À cette occasion, nous rendons publics nos réflexions, nos contradictions et nos doutes. Ce texte devait paraître il y a quelques mois dans les colonnes d'Independencia, à son invitation. Ce n'est finalement pas arrivé, je le libère donc ici.



GM : Nous sommes incapables de faire des films documentaires "classiques", tout simplement parce que ça ne nous intéresse pas : on ne saurait concrètement pas les faire. Ce que Duras écrivait sur le « spectateur zéro », maintenant que je produis, je m'aperçois que c'est complètement vrai. L'immense majorité des spectateurs, par conditionnement culturel et médiatique, aspire à revoir toujours et encore les mêmes films et, dans le meilleur des cas, ne peut aborder une forme nouvelle qu'en passant un sas préalable de rejet. Il nous est arrivé pourtant d'avoir envie de montrer des films en cours de montage à des non-cinéphiles, pour sortir de l'étroitesse embarrassante de notre cercle. Mais n'en ressortent souvent que des observations du genre : « Qui ça peut intéresser ? On ne comprend pas le sujet du film : ce n'est pas ça un documentaire. » On ne nous parle, étrangement, que de l'éventuelle carrière du film et de sa nomenclature. Le spectateur se met à la place d'un programmateur, alors qu'on voudrait avoir accès à son ressenti intime, détaché de toute considération de circulation marchande des images. Hélas, le spectateur lambda n'existe pas : il est souvent déjà contaminé par le discours dominant du marché. Quant aux cinéphiles... Eh bien, finalement, pour le documentaire, ils sont très peu nombreux. L'immense majorité des cinéphiles ne dit pas « documentaire » et « fiction ». Il connaît la différence entre documentaire et reportage, mais il dit « documentaire » et « film ». Comme si un film qui ne se réclamait pas de la pure fiction n'était pas un film : « C'est bien, tes documentaires, mais tu n'as jamais pensé à faire un film ? » Restent les cinéphiles du documentaire « de création », les cinéFID. Ceux-ci sont redoutables, durs, hyper-exigeants, parfois surviolents. Mais j’ai l'impression que c'est cette violence qui m'a le plus apporté ces dernières années, artistiquement parlant ; c'est en réaction à elle que j'ai le plus évolué, le plus avancé. C'est elle qui a été la plus constructive, qui m'a fait prendre conscience de la tiédeur de certains de mes choix, de ce que mes films étaient parfois le cul entre deux chaises et qu'ils ne choisissaient pas, ou choisissaient mal. Il faut peut-être admettre que cette envie de faire des films autres mais qui s'attacheraient quand même à s'adresser à tous, n'était qu'un idéal théorique. Je sais aujourd'hui que c'est, sans doute, une fausse piste.


TJ : Je m'interroge souvent sur la façon qu'on a de concevoir une œuvre d'art et, par conséquent, sur cette dérive qui est de la concevoir par rapport au public. À mon sens, ce rapport à la genèse de l'œuvre est éminemment politique. D'expérience, je constate que pour beaucoup, cette genèse se fait selon les lois du marché, selon un système d'offre et de demande supposées. C'est évidemment ce qui conduit les œuvres à se fabriquer en série… Je ne vais plus tellement au cinéma, parce qu'il me semble que toutes les œuvres qui atteignent le circuit commercial se ressemblent. J'en connais les histoires par cœur, j'en reconnais la marque, le principe sériel. Pourtant, c'est bien ce qu'on attend de nous, producteurs et réalisateurs : la « réussite » serait de répondre à cette demande, parce que c'est ce qui nous permettrait de rentrer dans nos frais et de vendre notre œuvre. C'est sur cette logique qu'on nous rabâche tout le temps qu'il faut « faire plaisir au public », quand bien même je ne sais pas trop ce que ça veut dire : qui est ce public ? Qui peut savoir réellement ce qui va lui plaire ?


CHD : Je n'ai vraiment pas l'impression que le tout-venant de la production française serait des produits calibrés pour le marché. J'ai l'impression au contraire qu'en France, on est noyés sous des films qui ont été faits comme ça, à la fois pas pour le public, mais pas non plus pour exprimer véritablement quelque chose. Je pense qu'une énorme partie de la production française est faite par pur « pavlovisme », à la fois sans calculs commerciaux avec le public et à la fois sans réel besoin de filmer, sans intégrité artistique. Ils sont fait comme ça, dans un entre-deux un peu dégoûtant.


GM : Ça dépend de quoi on parle. Si on parle de la production dominante, on est dans une reproduction de schémas packagés et scriptés, qui certes peuvent être traversés d'éclairs de génie, mais qui en tout cas ne prennent pas de risque à l'origine. À notre niveau, c'est-à-dire pour les films à diffusion limitée, le problème est comparable, mais pas exactement similaire. Je m’explique : dans notre milieu cinéphile, qui est minuscule, qui suppose souvent un entre-soi pas nécessairement voulu (il suffit d'être parisien et d'aller aux mêmes séances de cinéma minoritaire pour toujours croiser les mêmes têtes), le problème n'est plus de vouloir plaire au plus grand monde, mais au contraire d'être dans l'extrême spécialisation de la production. Le problème fondamental, dans la « grande » comme dans la « petite » distribution, est que sont de plus en plus faits les films qui sont attendus. Pour la grande distribution, c'est l'attente supposée du marché qui dicte la production. À notre niveau, c'est l'attente supposée des commissions et des sélectionneurs. Par conséquent, dans ce système tordu, la grande distribution est la seule à penser à son public : la petite distribution se soucie moins de qui elle va toucher in fine, que de qui va oser investir dans le film ou le relayer. Dans notre économie de petits producteurs qui faisons du court métrage, de l'essai documentaire, de l'expérimental, des films qui vont en festivals ou en galeries, qui circulent dans des endroits de petite représentation, de petite diffusion, de petite exposition, dans ce contexte sous respirateur artificiel, importent avant tout les commissions, les sélectionneurs, les gens qui connaissent des gens qui connaissent des gens qui pourraient nous servir. Là où la grande distribution se demande qui est présumé aller voir tel ou tel film, combien de copies tirer, où il vaut mieux montrer les films, pour nous le problème est plutôt de savoir : qui va nous financer, où l'on aura l'autorisation de montrer le film, à qui il faut plaire pour avoir le droit de continuer à faire des films et à les montrer. Mécaniquement, tu te retrouves à penser davantage à la personne qui te donnera la pièce, qu'à celle qui verra véritablement tes films.


TJ : La situation est viciée. Elle te place dans une position qui ne devrait pas être celle de l'artiste. Elle t'oblige à ce que, dès l'instant où tu commences à penser à ton œuvre, tu doives lui donner immédiatement une finalité, un but à atteindre, une utilité : plaire au supposé public, à la critique, aux partenaires financiers, aux commissions, aux pairs qui pourraient te pistonner… J'ai l'impression qu'à aucun moment, dans ces conditions, tu ne te permets d'exprimer véritablement ce que tu as au fond de toi. Ta vision est d'emblée dévoyée par des questions qui devraient être secondaires. Tout ce que tu fais devient utile, forcément. Utile pour le public qui viendrait se divertir, pour la critique qui viendrait t'adouber… Il y a toujours en vue quelque chose qui n'est pas la création de l'œuvre ; quelque chose qui est au-delà de la création de cette œuvre.


CHD : J'ai pourtant l'impression que se poser la question du public ne devrait pas être quelque chose d'obligatoirement méprisable. Je pense qu'il n'est pas toujours scandaleux de se dire : je veux faire un film qui puisse toucher ce public imaginaire que je ne connais pas. Quelqu'un qui ne serait pas moi. Réaliser un film, ce n'est pas écrire un carnet intime qui ne serait pas destiné à être lu. C'est s'atteler à un œuvre qui a vocation à être partagée.




GM : C'est toute la différence entre l'envie de créer et le besoin de créer. J'ai tendance à trouver une plus grande beauté dans les films qui résultent d'un besoin de créer, qui ne sont pas dans une question de simple envie et donc jamais dans une question de plaire. Même une question de plaire à un public fantasmé, idéal, qui serait l'alter, le prochain. Je reconnais que c'est assez beau comme façon de le formuler, mais je ne crois pas qu'on fasse de l'art dans ces conditions-là. L'art n'est pas utilitaire. On ne fait pas un film pour passer un message, ni pour qu'il soit vu par le plus grand nombre. L'art ne sert à rien : sa beauté réside aussi dans sa vanité. Lorsqu'on se replace dans notre position de petits producteurs, pour qui l'argent est bien la dernière des choses, on peut se demander quelle est la motivation : pour qui produisons-nous ? Il me semble qu'on produit pour les auteurs. Pour que les auteurs en lesquels on croit puissent accoucher de leur œuvre. C'est là que je fais la distinction entre une espèce de nécessité bourgeoise, l'envie de faire un film comme on a envie d'aller se promener en bord de Seine un dimanche après-midi ; et le besoin de faire un film, qui est chevillé au corps et qui, pour le coup, n'est pas un hobby ni un passe-temps bourgeois.


TJ : En Occident, l'art en règle générale est quelque chose qu'on a toujours pensé. On en a fait des concepts. On lui donne une utilité. Pour Platon, le Beau, vers quoi doit tendre l’œuvre, se mêle au Bien. Hegel y voit une incarnation de l'idée, une expression de la vérité, etc. Pour Kant, grossièrement, le Beau c'est quelque chose qui à la fois plaît à la raison et à la fois plaît aux sens. Pour moi, ça reste une conception étrange : cela signifierait que le beau doit être reconnu par la majorité, à la fois en l'intellectualisant et à la fois par le ressenti. Il y a une autre idée, qui me semble plus intéressante et qui va rejoindre in fine ce que dit Guillaume : celle de Baudelaire dans sa Critique esthétique, selon qui l'artiste doit simplement, au moment où il crée, s'abandonner à son vice, à sa passion et à sa nécessité de créer. Et donner libre cours à sa nature, quand bien même elle serait différente ou scandaleuse. Selon Baudelaire, l'œuvre d'art défie toutes les catégories. Elle ne peut s'inscrire dans aucune, puisqu'elle n'a essayé de copier personne, ni de se diriger vers rien. Pour moi, au moment où tu crées, tu ne dois jamais te poser la question du public parce que quoi qu’il en soit, l'œuvre rencontre son public par accident. Cet accident peut être long à venir... Pour nous, qui de toute façon n'avons pas vocation à vraiment gagner de l'argent avec ça, je ne vois aucun intérêt à nous poser cette question-là, à essayer de plaire.


CHD : Si tu considères vraiment qu'il n'y a que ce besoin de créer, alors si l'on pousse cette logique, tu pourrais simplement n'écrire que pour toi, ne réaliser un film que pour toi, t'exprimer en autiste. Or ce n'est pas ce qu'on fait. On réalise des films parce qu'on a envie qu'ils soient vus. On ne le fait pas uniquement pour ce besoin de sortir quelque chose. J'ai l'impression que faire une œuvre d'art, c'est aussi parler une certaine langue, généralement une langue nouvelle, qui a ton accent, ta voix ; mais qui est une langue. Cette langue doit être comprise. Je ne dis pas comprise en termes de message, mais comprise intimement, de cœur à cœur. Je me reconnais dans cette pensée kantienne que tu évoquais : le beau, ce doit être l'esprit et le cœur. Quand je crée, j'ai besoin de me dire que ce que je vais faire va peut-être ressembler à, ou être partagé par, ou choquer, ou surprendre quelqu'un d'autre. Ça ne peut pas être uniquement pour moi.


GM : Ça ne peut choquer et surprendre et tout le reste, que par accident, comme disait Thomas. Si tu as eu cette intention, ça n'ira pas. Tu peux avoir l'intention de choquer, l'intention de faire rire, toutes les intentions du monde... Parfois ça fera mouche parce que, effectivement, tu auras bien fabriqué ton machin. Mais ce ne sera jamais aussi vrai, fort et juste que si c'est venu par accident. Prenons un exemple qui concerne directement TF : nous avons projeté pour la première fois en public des films qu'on n'avait jamais vus nous-mêmes sur grand écran – que nous pensions être achevés. En les découvrant sur grand écran et en sentant l'ambiance de la salle, nous avons eu des surprises, bonnes ou mauvaises ; justement des « accidents ». Nous avons découvert que certains films que nous pensions finis ne l'étaient pas tout à fait. Cette expérience nous a remués et nous en sommes sortis persuadés qu'il faudrait désormais faire des projections-tests. En un rien de temps, nous nous retrouvions dans cette position honnie d'échantillonnage, d'étude de marché. Soudain se bousculaient les pires questions : qui va être le public-test ? Que va-t-il falloir lui demander ? Que va-t-il falloir changer ensuite ? Que pense-t-on du public ?... Un de mes films en production a été le cobaye de cette expérience aberrante. Qu'est-ce que j'en retire ? Je ne sais pas... Je me demande si ce n'était pas seulement moi qui avais besoin d'être mon spectateur et de sentir les choses, sans même avoir besoin d'en parler derrière. Simplement : voir le film sur grand écran et le sentir – parce que l'écran d'ordinateur ne suffit pas. Ce n'est pas tant une histoire de public : c'est une histoire de ressenti personnel. La projection m'a permis de voir ce qui correspondait à ce que j'avais monté ; ou ce que, en revanche, je pensais fonctionner et qui sur grand écran devenait une erreur. Mais quand je dis « fonctionner », ce n'est pas au sens où l'on teste l'effet d'un produit sur un cobaye. Je n'ai pas essayé de voir si un raccord provoquait une réaction programmée sur un public donné. J'ai voulu voir si le spectateur que je suis était ému par ce que je découvrais. Le grand écran m'a rendu la naïveté que le montage m'avait dérobée. Finalement, ce qui a été dit par le public, je n'étais pas encore prêt à le recevoir, car je ne suis prêt à le recevoir qu'à partir du moment où j'ai abandonné mon film – en ce sens où il appartient au public seul, parce que je l'ai fini et qu'il en fait maintenant ce qu'il veut. Il faut être prêt à abandonner un film, à le lâcher dans la nature à maturation. À accepter qu'il vivra sa vie, qu'il ne sera plus uniquement le nôtre.




TJ : Longtemps, je pensais que réaliser ou produire un film, c'était d'abord s'assurer qu'il soit intelligible pour le public. Une fois qu'il lui était intelligible, le public choisissait : soit il aimait le film pour ce qu'il est, soit il détestait le film pour ce qu'il est. Mais dernièrement, je suis revenu là-dessus, en m'apercevant que cette démarche limite terriblement l'ambition : faut-il absolument que le public comprenne ce qu'on fait pour ensuite pouvoir le juger ? C'est pourtant l'objectif des projections-tests. On donne à voir le film et puis on dit : alors, vous aimez ou vous n'aimez pas ? Ensuite on compte les points et si la majorité n'a pas aimé, on modifie le film ; et si la majorité est heureuse, on ne touche plus à rien. Ce faisant, on considère qu'une œuvre d'art devrait se livrer immédiatement. Cette démarche, dite démocratique, est en vérité très conservatrice et dogmatique. Elle nous ramène justement dans un principe sériel. C'est-à-dire que pour qu'une œuvre d'art soit immédiatement intelligible par le public, il est entendu qu'il faut lui donner des repères. On considère donc que sans repère, le public ne pourra pas exercer sa faculté de juger. Mais c'est du mépris pour le public ! Ne pas comprendre où on met les pieds peut parfaitement faire partie du plaisir esthétique. À partir du moment où tu crées quelque chose, tu inventes de nouvelles règles.


GM : Dès lors, il faut se demander pourquoi nous on fait ça ? Nous qui faisons des essais documentaires, des films expérimentaux... Pourquoi cette intelligibilité devrait-elle prévaloir ?


TJ : Il n'y a aucune raison ; sauf à être dans un rapport conservateur à l'art. Mais une œuvre d'art, par essence, ne peut être conservatrice. Elle est par essence « révolutionnaire », en ce sens qu'elle doit sans cesse proposer un point de vue nouveau, une sensibilité qui est propre à son auteur, quand bien même elle est difficilement compréhensible pour les autres. Parfois c'est le temps qui fait qu'elle deviendra compréhensible... Il y a toujours quelque chose à faire autour de l'œuvre pour la rendre par la suite accessible au public. Accessible au sens strict : que le public puisse y avoir accès, c'est-à-dire simplement qu'il puisse la voir. Et en penser ce qu'il veut !




CHD : Je ne vois pas ce que vient faire l'intelligibilité là-dedans. Ce n'est pas pour ça qu'on fait des projections-tests. On a décidé d'en organiser suite à ce qui s'est passé autour de mon film, Laissez ici toute espérance. Lors de la première projection publique, ce qui en ressortait n'était pas prévu, pas voulu, complètement annexe. Ce n'était pas une question d'intelligibilité : tout le monde avait compris le film. Mais ce n'était pas la bonne couleur, ce n'était pas vraiment le projet. Il me semble que le travail du producteur, c'est aussi que le projet de l'auteur soit conforme à son désir originel. Je me souviens qu'on m'avait, sur ce film, beaucoup posé la fameuse question du producteur : qu'est-ce que tu veux exactement ? Pourquoi tu le veux ? Pourquoi tu fais ce film ? Ce sont des questions qui me paraissent essentielles, parce que je suis profondément certain que l'auteur, surtout lorsqu'il a le nez dans cette étape longue et fastidieuse qu'est le montage, n'a pas le recul nécessaire pour savoir exactement ce qu'il fait et le maîtriser complètement.


GM : C'est là où on a été de mauvais producteurs.


CHD : Mais même ! Même les producteurs ont le nez dedans. Je considère que tout le monde est faillible ; aussi, mettre soudain l'auteur à l'épreuve du regard d'autrui est une démarche nécessaire. Cet autre regard peut être celui de l'assistant-monteur. Mais je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas une projection-test. L'idée n'est pas de réaliser des micro-trottoirs, mais bien de s'assurer qu'il n'y a pas eu d'erreur. L'idée est de chercher le meilleur film possible : non pas le film le plus lisse, mais le film qui correspond au plus près à la vision de l'auteur.


GM : Tout ça nous amène à des questions de pratique : on aurait dû s'obliger à avoir du recul sur ton travail. D'une part parce que tu es notre ami, et que produire un ami doit t'obliger à mettre cette distance qui n'est pas là d'origine. Ensuite parce qu'on s'est retrouvés dans la même position que toi sur le film, parce qu'on a tout vu. On a dû voir 90% des rushes ! La différence entre toi et nous ne devrait pas être les 10% restants. Tu aurais dû être le premier à faire le tri et à dégager ce qui correspondait à ta vision. Nous embarquions trop tôt : ton regard n'avait pas encore pu tracer son premier chemin. Il faut aussi qu'un réalisateur ait le champ pour nous dire : j'ai mon director's cut. J'ai trouvé ce que je voulais et quoi que vous pourrez dire ensuite, je m'en fous parce que je sais quel est mon film. Il faut qu'il puisse s'opposer à ses producteurs s'il en a besoin. Je ne suis pas en mesure de décider à la place d'un auteur que son film est fini. Montrer le film en finition à des panels successifs de spectateurs, rediscuter de chaque détail, re-tester chaque changement, peut vite devenir un processus infini, dramatique et destructeur. Donc on peut dire qu'on a été de mauvais producteurs pour n'avoir pas réussi à mettre cette distance et, paradoxalement, pour t'avoir trop accompagné. Mais il faut ajouter que c'était la première année qu'on produisait, la première fois qu'on construisait un film de bout en bout de cette manière-là.


CHD : Je crois néanmoins qu'un film c'est, avant tout, toujours une œuvre collective. On parle ici beaucoup d'auteurs, de vision singulière… Mais on aurait tort de négliger les autres regards. Même dans une salle de dix personnes, tu vas avoir forcément un regard, une idée, un petit quelque chose qui va, non pas t'influencer, mais te toucher.


GM : Le risque, alors, c'est de devenir le Sisyphe du remontage.


TJ : Effectivement, un film est une œuvre collective. Mais – en tout cas à notre niveau – c'est le réalisateur qui choisit l'équipe qui composera ce collectif. C'est déjà un vrai choix du réalisateur : il choisit son chef-opérateur, son ingénieur son, son monteur... Ceci se fait en son âme et conscience, parce qu'il sait l'influence du collectif sur le film. Il sait que quelque part, les gens qui l'entourent sont auteurs au même titre que lui : ils le construisent avec lui. Tu as beau diriger ton cadreur, lui donner des indications précises, c'est tout de même lui, aussi, qui fait l'image : tu es dépendant de son cadre. Le monteur va, aussi, construire la narration : tu es dépendant de sa compréhension et de ses propositions. Nous encourageons les réalisateurs à choisir les membres de leur équipe autant pour leurs qualités de techniciens que pour leurs qualités personnelles et leur sensibilité. Il me semble qu'un réalisateur intelligent veut que la sensibilité de son équipe imprègne son film. Si, par exemple, j'ai pris Anthony Foussard au cadre et Guillaume au montage sur mon long métrage, Maàlich, qui est en post-production, c'est parce que j'avais envie de voir aussi Anthony et Guillaume en regardant le film.


GM : L'équipe t'amène un regard qu'aucun autre spectateur ne t'apportera, car l'équipe est un public pré-acquis. C'est un public qui est déjà intéressé, qui a un intéressement dans le film : il a besoin que le film soit réussi. Si le film est raté, l'équipe du film se blâmera pour cet échec artistique : elle ressentira, à des degrés divers, une forme de culpabilité. Alors que si le public trouve la séance calamiteuse, ce n'est pas de sa faute. Laissez ici toute espérance a ceci de spécifique que ce n'est pas exactement, au moment du tournage, un film collectif. Tu as voulu mener tout entièrement seul, ou presque, Charles ; et c'est peut-être là aussi qu'on a pêché, en tant que producteurs. Il est désormais très simple de se permettre de faire des films seul, des films d'homme-orchestre : on empile le micro, le caméra, le pied et on est indépendant. Mais ce qui a débloqué Laissez ici toute espérance au moment du remontage, c'est le retour du collectif. La réécriture, le remontage, le réenregistrement de la voix-off, la post-production... Le film a pu trouver sa forme définitive en passant par le collectif de création.


TJ : J'ai mis du temps à le comprendre, mais je crois vraiment que l'essentiel du travail de producteur est maïeutique. Il s'agit d'accompagner l'auteur jusqu'à ce qu'il puisse amener sa vision à son expression la plus personnelle : celle qu'il peut reconnaître comme n'émanant que de lui. « Quelle est ta vision sur ce projet ? » me semble être la seule question pertinente à poser à un auteur. C'est simple, mais extrêmement ambitieux selon moi. Surtout quand, comme nous, on produit des auteurs naissants. Il faut élaguer le trop-plein de références pour entendre la voix du cinéaste derrière. Laissez ici toute espérance est pétri d'influences, que d'ailleurs Charles a l'honnêteté de citer au générique : Dante, Alain Cavalier, Bach… Je me demande dans quelle mesure notre travail de producteur n'aurait pas dû nous obliger à ne faire entendre que ta voix dans ce film.


GM : C'est une malédiction de cinéphiles. Une malédiction qu'on s'est jetée à nous-mêmes : on a une culture essentiellement cinématographique, on a des réflexions théoriques et critiques sur le cinéma… Au moment de réaliser, il faut faire avec. Mais ça peut aussi être une force. Ce qui me servira toujours, c'est cette rencontre que j'ai faite en fin d'études avec Raoul Ruiz, qui m'avait dit : « Surtout, ne soyez pas seulement cinéaste : soyez aussi théoricien. » On sait que c'était son moteur : son travail l'a toujours reflété. J'essaie, de la même manière, d'entretenir constamment le dialogue entre ma pensée et ma pratique du documentaire. Mais il est évident que ça reste une malédiction : il faut toujours, d'abord, qu'on tue tous les pères. Et il y en a beaucoup ! Il faut qu'on fasse des génocides de pères ! Sur Passemerveille, je n’ai pas toujours réussi à me débarrasser de L’île aux fleurs et des Divisions de la nature, par exemple… Le cas de Thomas est en l'occurrence complètement autre. C'est d'ailleurs ce que je trouve beau dans son geste sur Maàlich : Thomas ne vient pas du cinéma. Il se retrouve dans la production de documentaires par accident. Avant TF, le documentaire ne l'intéressait pas. Aujourd'hui, il le découvre et il s'y plaît, il me semble. Mais au moment où il fait Maàlich, il ne se dit pas : je vais faire un film à la manière de. Il se dit : j'ai besoin de faire ce film. Si je ne le fais pas, je vais mourir. C'est ainsi qu'il fait un geste qui n'est qu'à lui. Peu après le début du tournage, Thomas m'avait demandé quel film il pourrait voir qui pourrait lui servir de référence. Après avoir vu quelques-uns de ses rushes, je n'étais pas parvenu à trouver quoi lui conseiller, hormis peut-être les films de Pedro Costa et Naked de Mike Leigh. Le fait est que Maàlich n'avait pas besoin d'être référencé. Maàlich était unique. Est-ce que tes prochains films le seront toujours, Thomas ? Je n'en sais rien : par la suite, tu t'es fait un bagage cinéphile, que tu développes chaque jour. Ça peut être une force comme un handicap pour l'avenir. Reste que Maàlich s'est construit uniquement à partir de toi et de ton équipe. C'est un idéal.




TJ : Imaginons qu'on passe à la moulinette d'une projection-test un film qui serait sans précédent : les avis qui vont en ressortir, aussi intéressants soient-ils, vont de toute façon contribuer à affadir le film. Ou pour le moins à le faire rouler sur des rails plus conventionnels, à lui redonner des règles pour qu'on puisse le comprendre, pour qu'on soit moins dérouté par ses différences. Que va faire un public de projection-test, gêné de voir quelque chose qu'il n'a pas l'habitude de voir ? À chaud, il risque d'interpréter cela comme une faiblesse du film, alors qu'il faut au contraire l'encourager comme une force.


CHD : Sur ce point précis, je pense que c'est de l'orgueil et un peu du mépris pour les spectateurs de croire que, forcément, leurs remarques vont aller dans le sens d'une recherche de lisibilité ou d'affadissement.


TJ : C'est ce qu'on leur demande en ouverture d'une projection-test ! Je me mets à leur place. On me dit : regarde ce film, j'espère que tu ne vas pas t'y perdre. Puis vient le débat : alors, est-ce que tu as bien tout compris ? Tu n'as pas été trop dérouté ? Forcément, j'ai la tentation de pointer les étrangetés du film comme des défauts.


GM : Ça nous ramène à ces histoires de références : n'y a-t-il pas là un lien avec la manière dont en France on fait les films, dont on les produit ? C'est problématique de devoir avant tournage écrire un dossier dans lequel, si tu ne peux pas comparer ton projet à des films déjà connus, il est dur de se rendre compte de ce qu'il va vraiment être. Comment faire comprendre que le fait qu'il ne ressemble à rien de connu est aussi sa force ? On a pourtant appris, en un an d'existence de TF, qu'il faut être le plus sincère possible dans l'écriture des dossiers. Les premiers temps, on cherchait à deviner ce qui, théoriquement, dans notre représentation du public-test des commissions, allait plaire. On écrivait des compromis de dossier : des dossiers-putes, maquillés comme des camions dans la croyance que les membres des commissions souhaitaient lire des dossiers sexy. Alors qu'on n'a pas idée de ce qu'ils recherchent : une tartine de fond de teint, ou un petit maquillage discret avec une mouche sur la joue ? Quand on a pris conseil auprès d'autres producteurs, on nous a recommandé de ne pas dissimuler ce qu'allaient être les films et de faire confiance aux lecteurs. Ça a changé notre vie : on s'est aperçus qu'en ménageant la chèvre et le chou à l'écriture, on déclenchait à la lecture des réactions tièdes et molles ; tandis qu'en avouant les étrangetés de nos démarches, on obtenait des réactions passionnelles. On a passé la première année de TF à ne vivoter que grâce à un seul film, Impressions, de Jacques Perconte, qui fut le seul à trouver des financements. Or c'était le seul dossier sincère. On n'avait pas eu peur de l'écrire, parce qu'on était confortés par la carrière de Jacques, qui a dix années de pratique derrière lui : le film s'inscrivait dans cette continuité artistique. Eh bien soyons sincères dans les dossiers à venir ! Et le seul moyen d'être sincère, ce n'est pas de chercher à plaire. On n'a décemment pas le droit de s'auto-censurer ainsi. On est quand même bien placés pour savoir qu'on fait des films qui, de toute façon, ne plairont pas à tout le monde, poseront problème, trouveront difficilement leur chemin. Mais lorsqu'ils le trouveront, ce sera génial ! J'ai vécu l'exemple des Dragons n'existent pas, qui est allé au Cinéma du Réel et qui a été édité en DVD par DocNet… Et qui s'est arrêté là. Il n'est allé nulle part ensuite. Ça m'a fait mal, que le film ne fasse que ça. Mais, en même temps, on ne peut pas dire que ce n'est « que » ça ! Sélectionné dans un des plus importants festivals de documentaire, édité en DVD : je ne peux pas parier que ça se reproduira un jour ! D'accord, les séances n'étaient pas combles et c'est une édition microscopique : mais c'est une chance énorme pour le film. Environ 80 personnes l'ont acheté en DVD. Un chiffre ridicule, mais je suis content que ces 80 personnes l'aient vu. J'espère que ça leur a inspiré quelque chose. Ce qui est douloureux, c'est quand les films ne vont strictement nulle part, que personne ne peut les voir. Je l'ai vécu avec Le Crépuscule, qui a mis énormément de temps à trouver les écrans pour l'accueillir. C'est un sentiment terrible. Pour autant, est-ce qu'il faut se dire qu'on a mal échantillonné ? Si c'est ça notre souci, alors il faut arrêter tout de suite et se reconvertir dans la pub. Mais c'est vrai que c'est douloureux. On ne gagne pas d'argent sur nos films, en tout cas pour l'instant ce n'est pas arrivé. On sait bien qu'on n'est pas là pour ça. Mais on aimerait au moins que les films soient vus, que ce soit ça, notre récompense. Tu as l'impression que même notre petit milieu sans existence commerciale fonctionne déjà, comme les autres, uniquement sur un système de réseau et d'entre-soi. Du coup, tu te dis : je suis allé au FID Marseille et sur CinéCinéma avec Passemerveille ; je suis allé au Cinéma du Réel avec Les Dragons, qui a eu son édition DVD ; j'ai fait un court métrage, Pompéi (nouvelle collection), dans une série de films, OUTRAGE&REBELLION, avec des signatures prestigieuses… Alors, ça y est : j'ai ma carte, non ? Tu t'attends à avoir ta carte, tu te dis : je fais un film, il va trouver au moins un endroit où être vu. Et quand, malgré tout, ça n'arrive pas, c'est à la fois extrêmement frustrant... et rassurant ! Ça veut dire que cette carte n'existe pas tout à fait et que ce qui importe, c'est quand même la qualité des films. C'est un vrai paradoxe, car d'un côté tu hais les systèmes de copinage et de cooptation, et de l'autre, tu aimerais qu'on se contente de ton nom pour te soutenir ou te sélectionner. Heureusement, la force de TF c'est qu'on a acheté l'outil de travail et que, si aucune commission ne souhaite soutenir les projets et que le besoin de tourner n'a pas disparu, on ne laisse pas nos auteurs en souffrance : on leur donne les moyens techniques et le support moral pour tourner.


CHD : Mais on n'a pas créé TF uniquement pour faire des films auto-alimentés et vus dans le strict cercle amical.


GM : Bien sûr que non, on l'a aussi créée pour les montrer. C'est pour ça qu'on a créé une boîte et pas une association. C'est pour ça qu'on va chercher des auteurs qu'on aime, comme Christophe Bisson, qu'on va produire l'an prochain. On fait ce qu'on peut pour que les films existent. Pour autant, l'objectif premier n'est pas de les montrer au plus grand nombre : tant que le film est fidèle à ce qu'il rêvait d'être, même s'il n'existe que pour une poignée de gens, c'est le principal ! Si je reprends l'exemple du Crépuscule : évidemment que j'aurais préféré que plus de gens le voient. Mais je l'ai revu : il est peut-être mineur, en-dessous de certains de mes films précédents ; il demeure néanmoins le film que j'avais envie de voir et de tourner. L'important, c'est que j'aie pu le mettre au monde et accéder à mon besoin de filmer. J'avais besoin de le tourner pour en venir aux suivants. J'avais besoin de cette étape : avoir pu faire ce film est pour moi plus important que l'avoir montré.




mercredi 1 février 2012

À interrompre

* Traverser un paysage en plan large et au pas de course suffit à signifier la traversée de la ville : c'est ceci qui me plaît, dans Xiao Baobei de Yilin Chen Bo. Cette économie du découpage, qui décuple tout : chaque point de montage, chaque entrée et sortie de champ deviennent un terme. Et de ce terme, chaque fois, il faut pourtant trouver par quel miracle redémarrer. Surtout qu'il n'y a pas grand chose à raconter dans Xiao Baobei, mais le peu qu'on y trouve suffit : chaque plan est un bloc taillé dans l'espace et le temps, chaque position des corps dans le cadre un état du personnage, toujours pris au moment de la tension vers sa transformation. Photogénie du moindre, de cette tension avant l'action, "à interrompre", comme écrit Jean Epstein (j'y reviendrai bientôt). Quoi de plus dur, pourtant, que savoir interrompre, accepter d'interrompre ?

* Plan large des patineurs en fond en cadre. Le point est sur eux, mais la focale est longue. Les personnages sont connus et le lieu invite à la fiction, au développement de la scène, à la drague à roulettes. Mais rien n'arrive de plus que ce plan des patineurs en fond de cadre, dans un arrêt éphémère : bientôt ils vont s'élancer, on le sait, on le sent. Le plan se suffit, le plan a tout dit déjà, ces prémisses y suffisent. Ce qu'il y a à voir, c'est l'affût du jeune homme, son air d'attendre davantage du moment que l'opportunité de patiner ; et a contrario le semblant de détachement de la jeune femme ; donc certainement l'impossibilité de la rencontre, et les autres patineurs qui tournent en rond, les dissimulent à tour de rôle en glissant vers l'avant-plan, sans se soucier du drame... Yilin Chen Bo interrompt ici, et comme partout ailleurs ce geste de toujours couper dans le vif est le plus beau de son premier film.

* Sinon, des quelques autres machins volés aux Premiers Plans d'Angers, je n'ai pour l'instant pas grand chose à dire (pas encore tout vu de ce à quoi j'ai accès) sinon cette impression générale de voir souvent la même chose, de "l'authenticité" en veux-tu en voilà, des sujets "de société", des personnages "de société", des lieux "de société", du naturalisme "de société"... Drari, Rue des cités... Tiens, vite fait sur ce dernier :

* Rue des cités, version ACID de Sans pudeur ni morale, c'est-à-dire acidulée, noir et blanc propret, perles enfilées en collier folklorique... Je peux faire semblant de me demander ce que ça fout à l'ACID ou à Angers, quand le film de Zadi, vu par personne, n'est tout simplement nulle part, mais ce n'est pas vraiment une question. Je sais bien que Sans pudeur ni morale ne convient pas, n'est pas convenable, cause d'un trop grand malaise, fait de trop d'âpreté, et pas suffisamment de poésie naturaliste réchauffée ou, comme dans le film de May et Zouhani, de gros plans sur le beau visage d'un gamin noir à vélo, ah qu'elle est belle, ma cité, tout de même, oui, je peux en témoigner sage poète de la rue face caméra... À ce compte-là, le naturalisme n'a pas fini d'être victorieux.