samedi 31 décembre 2011

jeudi 22 décembre 2011

2011-2012

* C'est la saison des listes.

Le plus grand film de 2011 est évidemment Bachelor Mountain de Yu Guangyi, hélas inédit par chez nous.

Parmi les films sortis en salle officiellement, je retiendrai, plus ou moins dans l'ordre :

Neko Dernière de la lignée
Les Neiges du Kilimandjaro
L'Etrange affaire Angélica
Poursuite
Arrietty le petit monde des chapardeurs
Boxing Gym
Ceci n’est pas un film
Ha Ha Ha
L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu
Comment savoir
Habemus Papam
Oki's Movie
Quelques kilos de dattes pour un enterrement
Attack The Block
Beirut Kamikaze
L'Agence
Le Vilain petit canard
Les Chemins de la liberté
Restless
Sweetgrass

...avec les encouragements pour :

The Artist
Balada triste de trompeta
La Solitude des nombres premiers
Le Stratège
Source Code

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Inédits en salles, sans réel ordre :

Bachelor Mountain de Yu Guangyi, donc
Sans pudeur ni morale de Jean-Pascal Zadi
L'année du Tigre de Régis Lacaze
Road Movie de Christophe Bisson
Lost in the Mountains de Hong Sangsoo
Play de Ruben Östlund
Fading d'Olivier Zabat
Sambuca Kid de Robin Färdig
Un Héritier de Jean-Marie Straub
Armand, 15 ans l'été de Blaise Harrison
200% de Nicolas Boone et Olivier Bosson
On Rubik's Road de Laila Pakalniņa
The Wedding de Bai Budan
Umshini Wam de Harmony Korine
É na Terra, não É na Lua de Gonçalo Tocha
Movements of an impossible time de Flatform
Palazzo delle Aquille de Stefano Savona, Alessia Porto et Ester Sparatore
Pandore de Virgil Vernier

...avec les encouragements pour :

La Place de Marie Dumora
Home d'Olga Maurina
Iraqui Short Films de Mauro Andrizzi
Stardust de Nicolas Provost
Holy time in eternity, holy eternity in time d'Élise Florenty et Marcel Türkowsky
Yatasto de Hermes Paralluelo
At the stairs de Rajesh S. Jala
Jan Villa de Natasha Mendonca
Poussières d'Amérique d'Arnaud Des Pallières
Are we really so far from the mad house de Li Hongqi


Attentes 2012, mon cher Paco Rabane :

Déjà dans ma liste d'attentes de l'an passé, toujours là, tenant bon la barre :

Sport de filles de Patricia Mazuy
Begotten de Elias Merhige
Tabu de Miguel Gomes
Guérilla Française de Pierre Carles
Invisible Boy de Philippe Parreno
Les chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche
Holly Motors de Léos Carax
Michael Kohlhaas d'Arnaud Des Pallières
Go west young man de Julien Samani
Sud, eau, nord, déplacer d’Antoine Boutet

* Viennent s'y ajouter :

Il n'y a pas de rapport sexuel de Raphaël Siboni (que j'ai vu en fait, dont je ne sais toujours pas quoi penser, mais que je n'oublierai à coup sûr jamais)
Goodbye Mr Christie de Phil Mulloy
Shakale und Araber de Jean-Marie Straub
Spring Breakers de Harmony Korine
The day he arrives (que j'ai vu en fait et qui est très beau) et In Another country de Hong Sangsoo
The Assassin d'Hou Hsiao hsien
In the Fog de Sergei Loznitsa
Les Indignes de Tony Gatlif
The Loneliest Planet de Julia Loktev
La Maladie du sommeil d'Ulrich Köhler
Les Funambules d'Ilan Klipper et Léa Todorov
La Valse de Yorgui de Marie Dumora
La Montagne Magique d'Andrei Schtakleff et Jonathan Le Fourn
Dis-moi où tu habites de Marina Déak
L'Harmonie de Blaise Harrisson
Gas Gas, Rosa ou East Punk Memories, n'importe lequel de ces trois projets, pourvu que Lucile Chaufour refasse un film !
Journal de France de Raymond Depardon et Claudine Nougaret (crédités ensemble à la réalisation)
Gebo et l'ombre de Manoel de Oliveira

Bon et du côté des blockbusters :

Gravity d'Alfonso Cuaron
Prometheus de Ridley Scott
parce que c'est Whedon, sinon j'en parlerais même pas : The Avengers

lundi 15 août 2011

Des yeux vides, des mouches d'eau, du gros sang.

* Les yeux dans le vide, c'est Le Soulèvement des Monkeys-Donkeys. Personne ne les regarde, ils ne regardent personne, mais regardez, ils ont des yeux d'hommes, ils ont les yeux verts, regardez vous dis-je. Mais il n'y a rien à voir, rien n'est là, pas même la caméra, qui tourne sur des axes simulés, qui se gros-plante dans les rétines de synthèse... Les bubblegums poilus ne sont pas là, jamais. Pour le reste, c'est un film d'animal-copain-mignonnet très laidement filmé, qui vire tard (une heure avant qu'il se passe quoi que ce soit !) à la grande ineptie politique. Lorsqu'à la fin les singes attaquent la ville, puisque rien de toute façon n'existe, ni les singes ni la ville, on se prend à penser que ce contre-champ hilarant, proprement hilarant, quand le black chef de la méchante société, qui n'a aucune raison de diriger les opérations policières (mais il dit : "Faites-moi confiance sur ce coup-là" et hop, le scénario le valide), monté à bord d'un hélico en mouvement, pointe par la porte ouverte, complètement au pif, un doigt vengeur dans la cohue de l'assaut et désigne, comme on crie "Terre!", le "leader" du mouvement pour qu'on l'abatte -- lorsque donc ce type fait ce geste complètement impossible le temps d'un contre-champ débile et violemment risible ("Attention ! Cette aiguille s'est cachée dans une de ces bottes de foin !"), on se prend à penser qu'il s'agit peut-être d'une auto-parodie furtive, d'un commentaire en douce sur le vide complet des plans truqués.

* Évidemment, partout où c'est possible dans la presse, sur le net, on te vante les mérites des incroyables SFX photo-réalistes de mes deux. Ma bonne dame.

*Tout l'inverse dans le nouveau film des Lapsui-Lehmuskallio, magnifique synthèse de leur filmographie, de fait évidemment à la parfaite croisée des chemins du documentaire et de la fiction. Ici, chaque plan est saturé de vie, depuis l'essaim victorieux des mouches d'eau qui envahit la plupart des avant-plans en extérieur, jusqu'aux moindres motifs des tentures tirées dans les tipis. Les "tchoums", pour être plus précis (pas souvenir qu'aucun sous-titre jusqu'alors ait nommé ainsi les tipis, et pourtant L&L en ont passé du temps à les filmer, ces "tchoums"). Sur ces tentures d'ailleurs, on peut lire le principe du film : dans le tchoum, le tissu à flamands roses est un écran, une fenêtre, déroulée sur les murs, un appel vers le monde dans l'exiguïté cônique du tipi. Le même tissu dans la maison russe est un drap de lit : les rêves appartiennent au sommeil, on peut s'y enrouler en pyjama seulement, mais tout éveillé, tout habillé, on se heurte aux coins du monde, aux quatre coins des pièces, même les épaules deviennent carrées ; il y a dans les maisons davantage de pièces, davantage de recoins, davantage d'espace entre les murs, mais l'exiguïté y est bien plus extrême que dans le tipi. Les plans les plus importants du film sont les plans larges réguliers sur les tchoums, tous chargés de promesse, de fiction, gorgés de possibles, de grands espaces, de finesse d'ouvrage. Il faut y opposer les quelques plans larges à l'extérieur des maisons, jumeaux impossibles, durs, épuisés, et l'on voit alors que ce que le film raconte, à savoir l'impossibilité à habiter une maison après avoir habité un tchoum, la mise en scène le dit déjà, qui nous fait éprouver concrètement l'impossibilité à filmer une maison après avoir filmé un tchoum.

* La longue séquence du tambour est une extraordinaire leçon de montage, et l'époustouflant plan-séquence de la grand-mère, au cœur de celle-ci, fait de Neko, dernière de sa lignée, assurément le plus beau film de l'année.

* Je vais avoir accès à quelques films de Locarno post-festival. Le premier qu'on m'ait donné à voir, c'est le très pénible Nana de Valérie Massadian, qui a reçu le prix du meilleur premier film. Et si ce machin complaisant qui oppose la mignonnitud​e d'une gamine avec la saloperie sanglante de la vie est le mieux qu'on puisse tirer de Locarno 2011, on est mal. La première séquence avant-titre résume bien le machin : plan très large, clinique, sur une ferme. A droite, un cochon tire sur la laisse courte qui le retient à un piquet. Un paysan aux cheveux blancs essaie de le calmer, pour pouvoir l'abattre sans qu'il se brise une jambe. A gauche, assis sur des marches, trois bouts de choux commentent vaguement la scène. Le plan durera longtemps, très longtemps. Un coq hurlera, régulièrement, très régulièrement (trop pour être honnête). Les voix des mômelets nous parviendront avec une très grande clarté (gêne de voyeur, qui perdurera comme un principe esthétique dans le film, à écouter ces voix au micro-cravate, mixées très proches et très claires quand bien même les personnages sont en fond de plan -- là-dessus, tu avais raison Jiko), portant leurs mots d'enfants, rigolos comme peuvent l'être les mots d'enfants, même lorsqu'ils évoquent la mort. Le changement de plan ne se fera que lors de la première goutte de sang. Plan très serré, bien sûr. Vous l'avez sentie, mon angoisse monter ? Mon opposition des mondes ? La suite est du même moule : joliesse des enfantillages opposée au grand méchant monde capable, méfiez-vous, d'entrer par tous les côtés du plan très large (quelque chose de La Maladie Blanche, quand on y pense...), et travail sonore aux gros sabots (d'ailleurs quasiment tous les points de montage se font sur un top sonore, c'est pratique quand on ne sait plus trop comment lier les plans interminables : ça fait comme un clap et puis ça remet mécaniquement un poil de tension dans le nouveau plan trop long qui démarre).

lundi 4 juillet 2011

FID !

* Pour la durée du FID, mon blog migre ailleurs, tantôt sous ma plume, tantôt sous celle du célèbre TJ, Thomas Jenkoe : http://blog-fidmarseillefilmdeculte.blogspot.com/

* On se retrouve ici après coup.

dimanche 3 juillet 2011

Les ennuis.

* Étranges points communs entre Are We Really So Far From the Madhouse? de Li Hongqi et M Hotel, le nouveau Weerasethakul : des hôtels, un son brouillé, noyé dans, modifié par des sons naturels, des cris d'animaux dans le premier, des bruits d'eau dans le second. Aucun des deux n'est vraiment regardable, le premier est sans doute plus amusant, qui alterne des séquences d'ennui complet dans des chambres, excessivement longues, puis d'ennui au volant, puis de belles séquences de concerts de musiques expérimentales. Le jusqu'au-boutisme sidère un certain temps, les dix premières minutes notamment, où le qui filme est intégralement soluble dans l'omniprésence du filmeur, révélée par le montage, et où le qu'y a-t-il à voir trouve sa réponse (rien) dans le n'importe quoi sonore. Se faire le film entier est un challenge comme un autre, gratifiant quelque part.

* Le Weerasethakul trouve-t-il sa clef lorsqu'un personnage filme littéralement avec ses pieds? Possible.

* Devant le chiantissime Bielutin de Clément Cogitore, je repensais à ce film de Tscherkassky, Happy-End, et me disais bon dieu, mais qu'ils picolent, qu'ils s'amusent, ces vieux ! On s'ennuiera moins.


mercredi 29 juin 2011

Лайла Пакалнина.

* It'll be fine, complément idéal au génial On Rubik's Road de Laila Pakalnina.

dimanche 26 juin 2011

Bâiller hors-champ.

* Ce plan vu la semaine dernière dans les rushes du film de TJ : le 19 décembre dernier, insomniaque, TJ est seul dans les rues enneigées du quartier qu'il hante la nuit tout son tournage durant. Je pense qu'il a bu, il est évident qu'il a fumé plus que de raison. Il ne sait pas trop pourquoi il est là, seul (il doit être deux heures du matin), avec une caméra. C'est la caméra de Triptyque, une EX1, j'en ai déjà parlé ici. Belle bête onéreuse, notre seule richesse, l'essentiel de notre capital. On y a tous les trois mis nos rares économies. Avec mon Mac et mon RSA, pour ma part, c'est tout ce que je possède.

* Donc TJ est dans la rue, une petite rue à sens unique, sous la lumière orange des réverbères, à piétiner la neige fraîche dans la morsure du froid, pas encore rendue boueuse par le passage des voitures. La caméra est posée sur pied, au centre de cette petite rue, et filme en plan large l'alignement des bagnoles garées dans cette banlieue endormie. Le point de fuite correspond à celui de la rue, au bout de laquelle, rarement, une voiture isolée passe furtivement, avec son faisceau de phares et son bruit de moteur migrant d'un ampli l'autre. La rue fait partie du quartier filmé, mais jamais TJ ne l'a filmée. Elle est pourtant à l'origine du besoin de filmer ce quartier ; ou, pour être plus précis, c'est dans un appartement de cette rue qu'est né ce besoin. Seulement, filmer la rue ne suffit pas à dire ce qu'est cet appartement, où il se trouve, ce qu'il signifie, mais TJ, ivre, seul, frigorifié, insomniaque, dans cette rue silencieuse un 19 décembre à 2h du matin, pensait bien qu'en y ramenant sa caméra, tout soudain s'éclairerait et que l'importance de la rue se verrait seule à l'écran. Bien sûr, il filme et cette importance n'est pas vraiment là. Le plan surprend, on se demande ce qui justifie de tenir un tel plan, on se dit peut-être la neige, sans doute la neige, c'est vrai que cette neige est belle parce que dans cet entre-deux rare à la ville : elle n'est pas vierge, des pieds l'ont foulée, quelques pneus aussi, mais elle est encore blanche dans la lumière orange, elle fait encore un peu office de réflecteur. On ne sait pas encore que l'appartement est dans la rue. Et TJ, rarement opérateur sur son film, qu'il a essentiellement confié à des cadreurs tiers, s'en aperçoit soudain. Je pense que sa déception est immense, peut-être qu'il se dit qu'il n'est décidément pas bon cadreur, qu'il ne sait pas faire ressortir dans un plan le détail signifiant. Qu'il se demande bien ce qu'il fout là. Qu'il devrait partir. Peut-être tout abandonner.

* La déception ne le terrasse pas : soudain, d'un hors-champ inédit dans la grammaire du film, la voix de TJ prononce, sur un timbre jamais entendu, même par moi qui le côtoie la moitié de la semaine, ce que l'image n'arrive pas à dire. Cette voix dit tout ça, la solitude, l'heure, la déception, l'impossibilité de dire à l'image tout ce que l'image recèle intimement, pour lui. Et cette voix brisée par l'angoisse de ne pas réussir le plan, est bouleversante. S'ensuit un recadrage, TJ tente de filmer des détails, de trouver des métaphores un peu casse-gueule. Il filme des pas dans la neige, en off il improvise que c'est peut-être aussi une représentation de son surplace des dernières années. Il ne sait pas trop, il voit bien que c'est bancal, il continue à chercher son cadre. Et puis il revient au cadre premier, large, épousant le point de fuite de la rue. Il se tait. Et émergeant soudain du hors-cadre, obéissant à quelque pulsion soudaine, complètement je-m'en-foutiste et absolument sublime d'énergie du désespoir, il abandonne notre EX1 au milieu de la rue, la laissant exposée au possible passage de quelque voiture aveugle, se foutant bien de ce qu'elle puisse la renverser, et s'enfonce vers le point de fuite du bout de la rue, bien décidé à y disparaître.

* Cette émotion est pour moi complètement neuve, tout simplement voir la caméra être abandonnée, véritablement laissée seule, comme on abandonnerait un personnage, un homme, un enfant, un animal en bord de route.

(* Évidemment le producteur capitaliste en moi est révolté : comment, tu as abandonné notre matériel en plein milieu de la rue? TJ, sale crevure anarchiste...)

* J'ai dérushé ce plan il y a une semaine seulement et, bizarrement, je ne me souviens plus du tout de sa fin : revient-il la couper? Si ça se trouve, une bagnole l'a bel et bien percutée.

(* Aparté sur cette histoire de définir un lieu filmé, qu'on sait chargé d'une histoire que le spectateur ne connaît pas nécessairement : je me souviens de Straub, dans un débat après Lothringen, parlant d'un cimetière mérovingien que l'initié saurait voir dans la forêt filmée ; il fallait le savoir et en le sachant les plans se chargeaient de sens nouveau ; mais comment le dire pendant le film? Souvent, les Straub ne le disent pas, et c'est une belle façon aussi.)


* Puisqu'on parle du hors-champ : dans le Marin Masqué de Sophie Letourneur, la plus belle idée du film en résume les autres beautés. Après une nuit d'insomnie itou, passée dans une boîte où l'une des deux filles a croisé un amour d'enfance, nos héroïnes en discutent au petit matin, dans une chambre. L'amoureuse est assise près du lit ; la copine allongée. La copine lutte contre le sommeil, mais c'est une copine, malgré la fatigue, elle écoute l'amoureuse qui rabâche, et plus l'amoureuse rabâche, plus on rit de savoir que la copine lutte contre le sommeil. Mais plus l'amoureuse rabâche, et plus elle devient touchante, plus on sent qu'elle commence à y recroire, à ce refoulé amoureux, qu'elle se laisse gagner par la vague d'émotion que d'ordinaire elle parodie, et le champ/contre-champ s'interrompt, et le plan dure sur son visage, et l'amoureuse rabâche, rabâche, comme pour se convaincre, et on sent que ça prend de l'importance, et on n'a plus vraiment envie de rire, et on imagine bien que pour la copine c'est pareil, le rabâchage tourne en rond mais l'émotion est là, la contrer, la moquer, serait criminel. Ce crime, on y pense d'autant plus fort quand un bâillement hors-champ, de la copine, surgit, surmixé. Mais ce bâillement n'est pas criminel : il tombe comme un assentiment au rabâchement, il ne l'interrompt pas, le ponctue seulement, et marque aussi la réalité de la lutte de la copine contre le sommeil : si la copine tient bon, c'est pour elle, c'est parce que c'est une copine, on peut bâiller entre copines, tant qu'on s'écoute, tant qu'on brave le sommeil pour écouter l'autre.

lundi 20 juin 2011

De l'importance du trajet.

* Et tandis qu'un génial documentaire Letton (On Rubik's Road de Laila Pakalnina, passé inaperçu au Réel l'an passé) me montre avec une aisance absolument insolente ce qu'aurait pu être Passemerveille sans ses lourdeurs et ses prétentions, je dérushe.

* Pas mon film, celui de TJ, et c'est un superbe cadeau.

* Et un immense piège : j'ai tout envie de garder. Le film, complètement improvisé dans la douleur et l'alcool, est un enfant direct du numérique (et court pourtant après la pellicule, via le Polaroïd), épuisant les possibilités des plans par des prises (de risques) infinies, où la caméra jouerait un rôle d'éclaireur, dans le sens de partir en éclaireur, ou dans tous les sens, même, si vous voulez. Du coup, tout, dès dérushage, vaut d'être vu, car c'est aussi (surtout?) un film sur les moyens d'approcher le réel. Toute préparation en amont du plan est déjà partie du plan, renseigne sans cesse sur le projet narratif du film, fait du film un personnage, le considère comme actant ; d'ailleurs toujours TJ la filme (sans doute par accident ou par précaution au moins : déclencher avant coup, ce luxe formidable du numérique). Ce n'est pas poser un cadre et attendre, mais bien emmener le cadre au front, et le chemin jusqu'au front est déjà narratif, hautement narratif. La caméra va chasser le réel, elle ne lui tend pas un piège pour rester à l'attendre : elle va à sa conquête. L'honnêteté du monteur serait donc de ne pas commencer ses plans une fois la destination atteinte, mais bien de conserver le voyage.

* TJ, sois prévenu, ton film ne sera pas court. Du tout.

mercredi 15 juin 2011

L'aberration bienvenue.

* On a peut-être un peu mésestimé SCRE4M, en ne prêtant pas attention à cette étrangeté qu'il apportait dans le paysage hollywoodien récent : sa fragilité, sa haute tolérance au n'importe quoi, qui malgré les faiblesses étaient sans doute ce qui réjouissait le plus dans cet étrange quatrième volet, aussi futé que bancal. Il faut voir My Soul to Take, inédit en France, réalisé juste avant, pour saisir ce que ces petits plaisirs coupables, ces aberrations ludiques qui parsèment SCRE4M, peuvent apporter à Craven sorti du jeu méta du tueur masqué fan de slasher.

* Je ne crois en effet pas avoir vu un film US à ce point imprévisible depuis très longtemps. My soul to take est tellement aberrant, part tellement dans tous les sens, semble tellement écrit et monté par association d'idées, que tout y peut arriver, chose que l'on ressent il me semble de moins en moins à Hollywood, tout y étant tellement surverrouillé... Là, tout, donc, peut arriver et, joie, tout arrive tout le temps. (Le prologue en la matière est proprement ébouriffant, qui propulse l'incident déclencheur à la vitesse de l'éclair et place d'emblée sur le film sur la possibilité permanente de basculements, position parfaite pour un film de trouille, supposant tension constante et se nourrissant au mieux d'une narration généreuse en retournements et effets.) Le scénario progresse joyeusement en trois-petits-chats-peaux-d'paille, la mise en scène oscille entre un clacissisme de haute tenue, surtout dans sa première partie, et du grand-guignol parfois en roue libre, voire d'étranges moments furtifs de dérapages numériques tout ce qu'il y a de plus vilains et enthousiasmants, qui étrangement concordent avec les attaques du "monstre". Comme dans SCRE4M, celui-ci est bien sûr toujours cette entité maléfique qu'il ne faut pas perdre du viseur, qui obtient tout pouvoir dès lors qu'elle sort du plan, qui peut se cacher tout simplement dans le hors-champ ; et de fait pour ses victimes le gros plan devient le pire piège qui soit...

* La parenté avec Scream se joue d'ailleurs toujours sur ce plan-là : le film est la mise en application concrète, par la mise en scène, des théories énoncées dans la célèbre série. Avec pour problématique principale, assénée comme une évidence (pour Craven tout du moins) : le film d'horreur n'existe plus comme tel. Le spectateur sait trop. Il sait qu'une fenêtre ouverte, rideaux dansants dans la brise et bruit de vent surmixé, signifie qu'un personnage est sorti par cette fenêtre. Pour savoir cadrer cette fenêtre comme un trou au centre du plan, au centre des logiques de scénario et de mise en scène, et que soudain l'on doute de ce qu'on connaissait par cœur, il faut un sacré culot de metteur en scène, et je crois que le méta ressassé par Craven, en le sursaturant de références jusqu'au trop-plein, l'a enfin révélé : Craven doit inventer pour surprendre et pour dépasser ce qu'il s'est formulé - que le film d'horreur n'existe plus, donc, disais-je. Pour exister, il doit dérouter et le spectateur et le genre, prendre d'autres voies, ne plus ressembler à rien. My soul to take est le premier scénario écrit par Craven depuis des lustres : on peut imaginer qu'avoir oublié comment faire, qu'avoir oublié les codes et les règles de cohérence, comme on dit les règles de convenance, alors même qu'il est celui qui les a vulgarisées pour le grand public, lui a grandement rendu service : la folie est enfin de retour dans le genre.

(* C'est très dur d'écrire un billet de blog depuis un iPhone, on manque de vision complète du texte, et quand on est un relecteur comme moi, c'est très pénible... C'était un one shot je pense, je reviens au clavier pour le prochain billet) (sans compter que c'est très laborieux)

mardi 14 juin 2011

Prescience et prédestination.

* Il faudrait écrire quelque chose sur cette idée du documentaire tourné, ou au moins découpé comme une fiction. Quelque chose sur la différence entre la prescience du cadre et sa prédestination, qui fait à mon avis que Harrison sur Armand et Klipper sur Sainte-Anne travaillent finalement dans le même sens. Chez eux il s'agit bien de prescience, de prévoir, de deviner. Prédestiner, devancer, au sens être déjà sur place, au sens de mise en place même, est à mon sens un geste plus gênant.

* J'en parle parce que l'exemple de Li Ké Terra m'est revenu puissance mille dans O Céu Sobre os Ombros, un documentaire brésilien signé Sérgio Borges, et qui a été montré à Rotterdam et à IndieLisboa. Le film subjugue pas mal dans ses premières minutes ; une sorte de puissance écrasante et mutique d'une mise en scène embarquée dans le plus cru du réel, présente pour sublimer le réel, le petit geste, le peu, capable de transformer le fait de prendre une douche en un moment sacré ; quelque chose des premiers plans d'un autre documentaire brésilien, Permanencias de Ricardo Alves Júnior, qui lui était à Cannes cette année, et qui faisait illusion un temps avant de révéler que sorti du néo-académisme du plan interminable d'inspiration Pedro Costa, il n'avait pas grand chose d'autre à dire. L'ouverture d'O Céu Sobre os Ombros fascine donc, où l'on se pose la question, disons-le comme ça, de la performance de la proximité. Lorsque la question de la fiction se pose en documentaire, lorsqu'on hésite sur la capacité de l'opérateur à être là sans l'être, lorsqu'on se dit que la caméra est parvenue à une trop complète transparence, ce sont toujours des idées de performance, me semble-t-il, qui viennent en tête en premier lieu. Elles ne peuvent tenir. Je veux dire : un film ne tient pas sur ça. Mon admiration pour un film en tout cas n'est pas là, ne peut s'en tenir là. Quand j'écris sur Armand, "mais comment Harrison fait-il ?", on peut me rétorquer que j'y suis, pourtant, dans cette admiration de la performance. Mais le film n'est pas implacable ; s'il l'était, s'il avait des yeux partout, des yeux magistraux, infaillibles, sans doute serais-je déçu, moins pris, moins surpris. Dans O Céu Sobre os Ombros comme dans les chambres de Li Ké Terra (films choraux tous les deux), la caméra est partout déjà là, partout rivée à son cadre comme la caméra de surveillance dans son angle. Si l'on voit un personnage sortir d'une pièce en fond de plan, le plan suivant est déjà dans la pièce suivante, en face, et le raccord "parfait" sert à surtout oublier l'opérateur, à prétendre qu'il n'existe pas, que la vie seule est venue à l'écran.

* La chose peut sembler anodine car le motif décrit (changer de pièce, oui, bon, pas grave) l'est. Elle saute aux yeux plus tard, lorsqu'une prostituée, que le film suit, racole un client à bord d'une voiture. Le plan est large, posté au bout de la rue, au loin, un peu caché derrière les lampadaires (donc déjà gênant car plan policier, guettant l'action). On suppose, au son, que la prostituée porte un HF. Elle grimpe dans la bagnole et au plan suivant, la caméra est immédiatement posée sur le capot, à filmer à travers le pare-brise ; et rien de l'acte, frontalement, ne nous est alors épargné. La question du sexe ou de la moralité du motif ne se pose même pas à moi à ce stade-là (on peut bien sûr se la poser, se demander pourquoi il fallait montrer le transsexuel se faire sodomiser), ce n'est pas là que je veux aller : je suis déjà écœuré par l'énormité du procédé. Elle est telle qu'en prenant ces deux exemples extrêmes, je veux dire la malhonnêteté de cette démarche de mise en scène, dans le mensonge complet, faite d'odieuse manipulation ; avec ce paradoxe, idiot, que, ce procédant, elle croit se cacher.

* Dans Armand, la faillibilité de la prescience de l'opérateur, qui pourtant a l'œil affûté, se dévoile dans le recadrage raté dont j'avais parlé ; personne ne cherche à cacher qu'on filme. La performance, dont je parlais, je ne lui célèbre aucun culte : elle m'émeut aussi par ses ratés, tout comme m'émouvait le buisson hurlant dans Sainte-Anne. C'est ainsi que les moments d'aberration de mise en scène, dans Armand, me troublent ; mais d'un trouble fertile, jamais je ne les soupçonne de malhonnêteté (le contrat de mise en scène est d'ailleurs suffisamment clair pour que les séquences directement suscitées, commandées par Harrison, et notamment la danse sur la colline, ne soient jamais soupçonnées : on sait qu'elles sont de commande et revêtent immédiatement une autre valeur, qu'on peut dire métaphorique). Le regard par-delà la caméra final est d'ailleurs sublime pour cela : à la fois parce qu'il ne devrait pas avoir lieu dans le dispositif que le film n'a jusqu'ici jamais dissimulé, mais aussi parce qu'il conclut le film : après lui, plus rien de possible au sein de ce film (d'ailleurs le son survit encore un peu après l'image, idée géniale et plus beau générique final de l'année, na).

samedi 11 juin 2011

Couper, dormir.

* Sur Li Ké Terra, premier documentaire portugais et prometteur de Filipa Reis, je n'ai pas énormément de choses à dire ; sinon que : s'il est en effet prometteur, c'est pour ce qu'on y sent en puissance, et qui est ici cassé par d'étranges choix. Le cadre souvent laisse à espérer beaucoup du plan, et plusieurs plans d'ailleurs tiennent leurs promesses (les premiers plans sont assez géniaux, notamment le profil des quatre rappeurs alignés, aux corps agités de leurs rythmes propres, moment sublime), mais il sont brisés par un montage peureux, qui tente de retrouver une forme conventionnelle faite de voix over, de liaisons, de plans de coupe, etc., comme avec remords. Je lisais hier je ne sais plus où, il faudrait que je retrouve, cette question : est-ce qu'on peut accepter le plan de coupe dans le documentaire? Est-ce qu'on a le droit au plan de coupe dans le documentaire? C'est d'autant plus une bonne question que, chaque fois que j'en ai eu besoin (ça se compte sur une main), j'ai regretté de l'avoir fait. A une exception près : mais alors ce n'était pas mon film que je montais, mais un plan de la maquette du film de TJ. Mais pourquoi, ce plan, je ne le regrette pas? Peut-être du fait de n'avoir pas les scrupules du souvenir du tournage? Toujours est-il que ce plan de coupe-là, je le revendique et le trouve juste, tandis que les autres que j'ai pu, pourtant avec grande parcimonie, utiliser dans mes films me gêneront toujours.

* Non, sur Li Ké Terra, c'est ce plan qui m'interpelle : en plan large, au très petit matin, la caméra est dans la chambre avec son personnage endormi. On distingue sous la couette la forme de son corps, on entend sa respiration. En plan-séquence, il va s'éveiller, couper son réveil, sortir du lit, s'habiller. Puis, suivant un découpage très fictionnel, il partira se laver et prendre son petit déjeuner. Que veut dire être dans cette chambre à cette heure-ci, avant le réveil du personnage? Muet, debout, caméra sur pied, à attendre, à viser, à l'affût, le gibier du réveil s'échappant du terrier sommeil? Est-ce à dire que Filipa Reis a passé la nuit blanche là, à guetter ce réveil? Est-ce la caméra, restée à tourner toute la nuit sans opérateur, qui, seule, a capturé ceci? Le film ne se pose pas la question, il est content de sa construction de fiction, et ne voit pas matière à s'interroger sur les conséquences pratiques, morales, esthétiques et politiques d'un tel choix. Armand, 15 ans l'été, je l'ai écrit, fonctionnait sur un découpage fictionnel et aimait à jouer sur la surprise esthétique pure de ses cadres ainsi suscitée (mais comment fait-il?). Ce n'est pas le même jeu ici : on fait comme si de rien, alors que cet envahissement hors limite est autrement plus gênant, malaisant. Comment peut-on accepter, spectateur ou documentariste, d'une caméra qu'elle devienne de surveillance?

vendredi 10 juin 2011

À ma limite.

* En voyant Mafrouza, je me demande presque si j'ai le droit d'en penser du mal et c'est bien tout le problème du film : il a valeur de document. Je vois bien qu'on peut saluer la persévérance de Demoris à mener ses heures de film à leur terme, le parcours, quoi, réussir à faire sortir tous ces documents en salle, toutes ces heures de document filmé. Et ça documente, oui, ce quartier "informel" d'Alexandrie aujourd'hui disparu. Mais est-ce que j'ai le droit de penser qu'au-delà de cette valeur informative il n'y a pas beaucoup de cinéma? Que l'esthétique reste celle du reportage, ne va pas plus loin que ça et que c'est bien dommage, mais que moi, du coup, ça ne m'intéresse pas, je ne peux pas regarder ces cinq films, ça m'ennuie, ça ne me saisit pas esthétiquement. J'en ressors informé, mais ce n'est pas du cinéma documentaire comme je l'entends, ça ne me fait pas battre le cœur, ça ne m'emballe pas. Je trouve ça anonyme et c'est sans doute terrible qu'alors j'invalide le parcours et que le document ne m'imprime pas grand chose, puisqu'il ne m'imprime pas d'image de cinéma. C'est peut-être là ma limite spectatorielle.

* On peut m'opposer évidemment les formalismes, la suresthétisation qu'on rencontre par exemple chez Sylvain George, qui est une autre limite, réelle itou, gênante aussi, qui fait qu'on ne voit parfois plus le motif mais seulement le filmeur. Et on aurait largement raison de le faire.

* Mais je ne vois pas l'intérêt non plus d'opposer les extrêmes : mon idéal de spectateur et de praticien est dans l'entre-deux. J'ai peut-être tort, mais je n'ai pas le choix. Il n'y a que dans l'entre-deux que je vois tout ce qui importe à la fois, d'une seule et même fois. Et selon moi, c'est cette fois-là qui compte. Ni oublier la forme, ni la dissocier du fond : leur confluence seule est à mes yeux politiquement et esthétiquement (ou mieux : politiquement donc esthétiquement, esthétiquement donc politiquement) fertile.

mardi 7 juin 2011

Je vieillis.

* J'ai vu plein de saloperies ces derniers jours (notamment la quasi-totalité des courts métrages de la Quinzaine et de la Semaine de la Critique, en immense majorité consternants), mais je n'ai aucune envie d'écrire la moindre ligne dessus. Et puis The Ward, dans sa banalité extrême, a fini de m'achever.

* Il y a quelques temps j'aurais aimé les clouer au pilori en place publique. Là, franchement, ça me semble du temps perdu.

* Je vieillis, je vous dis.

jeudi 2 juin 2011

Copié-collé d'un beau texte de Julien Meunier

" * Là, tout de suite, le premier truc qui vient à l’esprit quand on se pose la question du documentaire, c’est « qu’est-ce qu’on fait du réel ? ». Comment on l’aborde, et surtout comment on le transforme. La question de la fiction, d’une certaine manière, est surtout posée dans le documentaire. Le film de fiction lui il s’en fout, c’est une donnée minimale, constitutive. Le documentaire par contre doit toujours trouver sa place, sa distance et son rapport à l’artifice, à la reconstruction, à la narration et la falsification des choses.
Le film de Blaise Harrison a fait un choix, qu’il pousse à fond. C’est un documentaire qui prend la forme de la fiction, à un point rarement vu ailleurs pour ma part. Tout dans le son, le cadrage, le travail sur les couleurs et la lumière, et surtout le montage, a un effet fictionnant. Les premières minutes de ce point de vue sont éblouissantes, un groupe de gamines (et Armand) hystériques autour d’un texto à envoyer à un garçon, et on est proche des visages, en mouvement, une mise en scène aussi fébrile que ses personnages ; et Armand posé en quelques plans de manière magistrale, sa voix particulière, son corps très féminin, ses gestes, sa gène physique et sa personnalité débordante, qui s’impose en démiurge du texto (« écris en majuscule comme dans un journal, c’est important, c’est l’amour qui est en jeu »). Puis la fête le soir filmée comme une décharge d’énergie, puis le lendemain à l’école, là encore incroyablement près des personnages, un montage dynamique, tout en mouvement et en sensibilité.
A partir de là le film ne déviera jamais de ça, une forme franchement cinématographique (si ça veut dire quelque chose), qui regarde du côté de Van Sant (Paranoïd Park à mort) ou d’un Larry Clark doux et solaire, qui s’attache à créer une ambiance, un rapport sensuel et sensible à l’été, l’adolescence, les mouvements des corps, les enfants entre eux, le trouble de la sexualité, dans un mouvement d’ensemble d’une tendresse bouleversante.
C’est une incroyable beauté de voir la liberté que s’accorde la mise en scène, des trouvailles formelles régulièrement, où il semble expérimenter à l’image (les feux d’artifice, la fête foraine) sans que jamais ça n’aille contre son sujet, toujours connecté avec une émotion et une situation à l’image, en rapport avec ce qui est filmé.

* Harrison se permet des raccords, des cadres et des mouvements d’appareils qui troublent la frontière entre documentaire et fiction, à tel point qu’on peut se demander quelle serait la différence de proposition entre ce film-là et le même film avec des acteurs. Outre la singularité du personnage principal, la mise en scène très sensorielle du film, son son très composé, disent l’état d’Armand et ce temps particulier des vacances d’été, et entrent dans un territoire qui d’habitude appartient à la fiction.
Deux scènes pourtant viennent nous rappeler qu’il s’agit bien d’un documentaire et paradoxalement ce sont les deux scènes les plus mises en scènes. L’une montre Armand dans la forêt, allongé dans l’herbe, l’autre en costume de clown dansant dans la montagne. Ces deux scène, plus décidées et dirigées que les autres, se montrent comme telles, des scènes fantasmées dans la diégèse, presque oniriques, qui ne cache pas leur degré d’artificialité, et qui révèlent du même coup toute l’importance et la justesse du rapport au réel du reste du film. Armand, 15 ans l’été propose un récit de l’adolescence qui rivalise avec les déambulations de certains teen movies américains sans jamais mentir sur la réalité des personnes qu’il filme, sans jamais trahir son profond respect pour son personnage et les situations qu’il apporte. Dans la scène très forte de la discussion entre Armand et la jeune fille au bord du lac, par exemple, il y a une vitalité et une véracité des adolescents à l’image toujours préservée malgré la sophistication de la mise en scène, quelque chose de suspendu et de très doux, une attention aux gestes, aux rythmes, aux paroles et au décor (la lumière !) qui se présentent à la caméra, qui font la justesse et le prix du film, et son éclatante beauté.

* Le film était présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Il ne sortira pas au cinéma et c’est une misère. Il passera l’année prochaine sur Arte, et c’est déjà ça. "

mercredi 1 juin 2011

De l'outil comme alphabet pour une nouvelle langue.

* Si la fiction avait créé Armand (ce que le film, avec ténacité, s'applique à faire envisager) le film de Blaise Harrison aurait facilement pu être un navet naturaliste de plus. C'est qu'Armand a 15 ans, qu'il est en sur-poids, efféminé, cheveux longs, ton affecté, nez porcin, qu'il ne traîne qu'avec des filles... Lors de la séquence de sport au collège, un certain cinéma français aurait tout fait pour l'humilier. Pourtant ce cinéma français, le pire du cinéma français, ce cinéma de l'humiliation adolescente, des corps adolescents en pieuvres naissantes, cette tarte-à-la-crème-là, dont on ne peut mais et qui pourtant nous revient tous les ans comme le gel et la gastroentérite, ce cinéma d'une province fantasmée comme un réservoir d'ennui lascif et de faits divers glauques et d'abrutis consanguins et d'adolescents violés et de gays tabassés, ce cinéma qui allie la prétention h/auteur et l'obscénité de Jean-Pierre Pernault, qui ne voit la Province que comme les très binaires journaux locaux la décrivent, ce cinéma, donc, Harrison ne cesse de s'en souvenir et de le détourner, de le convoquer pour mieux lui renvoyer sa nullité en pleine poire. Il faut dévoiler le pot-aux-roses et tant pis pour le spoiler, car c'est le seul spoiler possible pour un film complètement tenu par sa mise en scène : Armand, 15 ans l'été, tourné au 5D au plus près des corps, est précisément un documentaire mais découpé exactement comme une fiction.

* Que le film ne cesse de sortir de la zone praticienne que je me suis définie depuis que je mets en scène des documentaires, qu'il me fasse douter sans cesse et sortir de mes codes qui tendaient à se figer, ne le rend que plus passionnant, plus important à mes yeux. Encore hier on se disait avec TBA que le documentaire n'était décidément pas le lieu du gros plan et moins encore en numérique. Harrison prouve le contraire, caressant sans cesse de ses flous veloutés les visages de ses personnages. On se disait de même que le 5D, s'il fallait l'utiliser pour le documentaire, se devait alors de s'inventer une grammaire propre et qu'elle passait nécessairement par l'hypermnésie, la prise en compte de l'augmentation du niveau de détails, le plan large sursaturé d'informations. Le film de Harrison prouve qu'en effet le 5D oblige à une grammaire spécifique, mais, surprise, elle n'a rien à voir avec celle qu'on s'était imaginée, TBA et moi. On se disait que l'erreur du numérique était de singer le 35, à renforts de kits mini-35 et de focales longues. Harrison au contraire s'y rue pour mieux réinventer, convoque dans le réel par ces artifices le spectre redoutable de la fiction classique, joue de ses arrière-plans flous, et s'en déjoue aussi sec en réinvestissant le hors-champ, en réaffirmant donc la notion de choix. Découper comme en fiction au fil d'un tournage documentaire est un choix qui impose de faire moins de plans qu'en fiction, donc qui impose une rythmique différente, mais qui surtout contraint à de vrais choix de regards : regarder de près un visage c'est accepter que ce que ce visage regarde, nous ne pouvons que le supposer par le mouvement des yeux, l'ambiance physique du corps, ou les indices sonores (le dernier plan est à ce titre assez fabuleux, où l'on ne sait plus où est la caméra, où le son, et où le regard s'axe, puisque cet axe, qui entrechoque le diégétique et le filmophanique, est aberrant - de cette même géniale aberration d'axe des regards qui fascinait dans l'impressionnant Fading d'Olivier Zabat) (il faut noter aussi l'épatante séquence du lac et l'aveu, par un recadrage heureusement conservé, du principe très risqué de la croyance en une prescience du cadre - il fallait savoir où la gamine rejaillirait de sous l'eau et ne pas couper avant ce mouvement - qui rappelle, car à force de perfection du découpage on aurait pu l'oublier, le simple pari de l'opérateur au moment du plan).

* De fait Harrison ne nous fait pas mentir sur le principe fondamental : le support de tournage pose des contraintes à partir desquelles il faut inventer une forme. Mais ce qu'il invente ici, au tournage et au montage, est proprement inattendu et j'oserais dire inédit (en tout cas, hormis les expérimentations de Fading, qui pourraient alors faire office de prolégomènes théoriques avant cette mise en pratique tout à fait intuitive, je ne vois pas d'autre exemple). Plus intéressant encore : le plus dur à réussir, semble-t-il, dans Armand, 15 ans l'été, c'est très certainement le plan le plus classiquement documentaire. Il y en a peut-être trois, à coup sûr deux, et le plus flagrant est celui où, à la Maison des Jeunes, Armand pianote sur le net. C'est un plan large un peu tristoune dans des bâtiments administratifs, un peu film de bureaux sociaux, un peu tout-venant du documentaire. Le plan est rapide, on l'oublie aussi vite, il n'a rien de honteux mais c'est peut-être le seul qui ne produise pas d'impression de fiction, et puis il est emporté par la coupe et par ce raccord absolument parfait avec le plan large sur la rampe de skate. Mais isolément il prouve encore qu'à nouvel outil, nouveau langage. Klipper, Vernier, Dumora, Le Fourn, Schtakleff, Harrison et sûrement d'autres que j'oublie car il est tard et je fatigue, ont ce point commun d'avoir trouvé l'un et l'autre.

(* Quant à moi, je ne sais pas encore, j'ai touché à beaucoup : ai-je enfin trouvé les miens ? Mes dernières expériences avec la EX1 me plaisent bien, l'outil me va, j'aime bien qu'il soit gros mais maniable, je ne saurais pas disparaître derrière un minuscule dispositif, je ne saurais pas me prétendre transparent. J'ai besoin d'être là vraiment, que quiconque est filmé me voie, je n'ai pas envie qu'on m'oublie. Et puis je ne veux plus lâcher mon trépied, alors je n'ai pas à m'inquiéter de me fatiguer les épaules. Pour ce qui est de ses performances HD, je suis rassuré de n'avoir pas une machine de guerre : j'aime sa neutralité, son goût des lumières naturelles, et des basses lumières surtout. Pas d'hyperdéfinition non plus, un plan large est tout à fait lisible, on ne s'y perd pas à ne savoir que choisir d'y lire. La EX1 fait une moyenne et il ne tient qu'au metteur en scène de la dépasser, en somme, et ce rapport de force me plaît. Mon unique souci, mais réel souci, c'est que le 4/3 de la mini-DV me manque...) (Pour ce qui est du langage, je ne suis pas bien placé pour le dire)

mardi 31 mai 2011

lundi 30 mai 2011

Hypermnésique.

* Ces histoires de HD et de SD sont aussi une des raisons pour lesquelles je produis les films de Jacques Perconte, qui met le doigt sur cette idée de résolution absolue. Lors de la présentation d'Après le feu pour le premier anniversaire de Triptyque Films, quelques-uns ont reproché au film de ne pas revenir "à la normale", ou de ne pas "arriver en gare". Je pense qu'au contraire c'eut été renoncer au film que de céder à cette tentation et qu'il fallait bien qu'Après le feu aille jusqu'au bout de sa trajectoire d'hypermnésie, pour reprendre mon terme d'avant-hier.

* Après le feu, comme Uishet par exemple, est évidemment une affaire de trajectoire et de déplacement, un film "en voyage". Le premier niveau de lecture est celui du transport, la barque ou le train. Mais c'est aussi une translation depuis ce support "pauvre", en basse définition, jusqu'à une reconstruction (paradoxale puisqu'elle en passe par l'alteration) du monde par sa surdéfinition progressive. Arrivé au terme du nombre d'informations visuelles emmagasinées, la bande passante mémorielle arrive à son comble et s'arrête. C'était l'effet bouleversant de Satyagraha, la matraque suspendue en l'air, comme si le film refusait de laisser la violence survenir sous sa garde. C'est ici l'effet narratif d'un voyage mené à sa limite. Ce n'est pas un hasard que le train semble pouvoir s'effondrer dans un vide numérique sous les rails, pas un hasard si l'image saute à quelques reprises, annonçant déjà la saturation finale. Je me suis souvent demandé comment Jacques avait pu décider de la durée du film et certains, sortis de la fascination scopique avant le terme des 7 minutes, se demandaient si une ou deux minutes n'étaient pas de trop. J'ai compris à force que la saturation vient aussi par la durée, par le dépassement, justement, de cette première fascination scopique de l'effet pour l'effet. C'est aussi pourquoi Après le feu n'est pas un clip ou un gimmick. Ce moment où l'on cesse de tenter de se souvenir du paysage avant altération pour commencer à l'observer pour sa nouvelle flore, comme un monde neuf dont on ne connaîtrait l'extrémité, c'est le moment où Après le feu se dépasse, laisse voir un après : la terre plate et son gouffre finnis terrae (pas étonnant que le film prenne place sur une île).

* Les premiers essais du nouveau film de Jacques sont stupéfiants, d'abord dans leur nudité. Tournés à l'appareil photo-numérique sur des échelles extra-larges, les plans bruts, documentaires, sont déjà infiniment pleins et quelque part presque illisibles. Cette fois, nous sommes fixes, il y a déjà énormément à prendre, presque trop à prendre, dans les détails de la roche, dans les rides infinies du ressac, dans la complexité quasi-pointilliste des lumières, des matières et des tons. Le phénomène d'hypermnésie fonctionne à plein : on ne sait plus où regarder, chaque micro-détail est aussi défini que l'impression d'ensemble, chaque pixel serait à examiner. Nus, les plans sont déjà d'une définition presque absolue, celle que d'ordinaire Jacques s'applique à révéler dans ses plans en basse définition. D'ordinaire, la compression, plutôt que d'enlever de l'information, en ajoute : l'écran entier est à lire dans sa moindre parcelle et c'est le mouvement qui permet la focalisation, indispensable au spectateur.

* D'où la petite révolution du nouveau film de Jacques. Le processus de compression appliqué à cette très haute définition, va en effet désormais avoir pour objectif de retrouver une focalisation, de retrouver un chemin pour l'œil. J'avais vu il y a peu une très étrange vidéo qui, par un système de capteurs, permettait de savoir où chaque membre d'un groupe de spectateurs posait l'œil seconde par seconde. Sur un plan nu du nouveau film de Jacques, il y aurait à mon avis autant d'axes de regards que de spectateurs. Peut-être certains trouveraient refuge au centre, au moins rassurés par le point de mire qu'est le cadre. Mais ensuite ? Que regarder dans ces panoramas trop-pleins ? L'issue trouvée par Jacques dans cette hypermnésie organisée relève justement du retour du souvenir, du refoulé de l'image. Ce tracteur sur la colline qui passe et repasse, en voici le fantôme de retour, et le sillon que la compression lui fait tracer dans le décor déroute et trace un chemin pour l'œil... (exemple parmi d'autres, vous verrez quand il sera fait)

* Ce sont des dispositions de regard que Jacques essaie d'inventer. Que pour ce faire il s'en réfère aux impressionnistes, donc au fait même de voir, est un bel aveu.

dimanche 29 mai 2011

Cinéma de propriétaire terrien.

* On m'avait dit que je n'avais "pas vu les bons" Malick, puisque je n'avais subi que les pensums La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde, et qu'il fallait donc que je voie, "sur grand écran si possible", Badlands et Les Moissons du Ciel. C'est donc le second que j'ai vu ce soir à la Filmothèque du Quartier Latin, et les Malickolâtres vont achever de hisser mon cadavre pour y jeter des cailloux pointus : il confirme tout le mal que je pense de ce cinéma-là, cinéma de fabricant de cartes postales, cinéma de patron, tout à la fois froid et distancié, démiurge heureux de sa débauche de moyens (reconstitution d'antiquaire) et de ses plans de coucous suisses (je crois, arrêtez-moi si je me trompe, que c'est chez Manny Farber que j'ai entendu parler d'esthétique "coucou", de ces plans où l'on sent les marques au sol, où l'on sent le chronométrage des entrées de champ : je balance la grue, le travelling, trois-quatre, un type, une charrette, un machin passe au premier plan, c'est bon les mecs c'est vivant !) et de ses gens qu'il fait bosser, ramasser le blé des plans et des plans durant (ironie involontaire de cette voix-off qui nous dit que les gens bossaient jusqu'à l'épuisement, tandis qu'on s'épuise nos culs sur le velours à voir les figurants s'épuiser à ramasser mille fois le blé sous tous les angles), et de sa terre à brûler pour le spectacle... Et tout à la fois maître-chanteur pour l'émotion (une gamine rauque raconte le truc mièvre cousu de fil blanc avec ses mots d'enfant et son argot rocailleux) et maître-stabyloteur pour la symbolique et la mise en scène (ridicule achevé des inserts de gros plans d'animaux, qui n'opposent pas de grande différence avec n'importe quel banal stock-shot, métronomie épuisante du montage et des roulements d'yeux de Gere... mince, quel ennui, quelle platitude).

* Là-dessus je vous avoue que Badlands et Tree of Life, je crois bien que je vais m'en passer.

* En bonus, on peut lire ceci (le post de Carton), qui colle quasi-mot pour mot à ce que j'ai ressenti ce soir.

samedi 28 mai 2011

ajout 2

* Finalement, c'est tout ce qui relève de l'exotisme qui empêche le film d'aller au bout de sa démarche, la musique notamment, en renfort de dépaysement, pas très utile, étrangement normalisante, tout l'aspect "world"...

* Ce qui fascine cependant et qui fait qu'on y revient c'est l'image numérique, tant trop-pleine de détails, hyper-définie, hyper-colorée, hyper-nette, que fragile, ballotée par le vent, tremblante de petitesse mécanique ; c'est ce paradoxe du miniature contenant un si vaste monde, si fourni, si précis, si saillant, qui hypnotise malgré tout. Le cinéma argentique était velouté et relevait du souvenir ; la crudité et l'hypermnésie du numérique est une autre langue. Pas meilleure, pas pire, mais différente : ce n'est plus le même cinéma.

Lumières immatérielles.

* Sur Busong, je n'ai pas mille choses à dire, pas un grand film, mais quelques questions intéressantes cependant, qui résonnent avec les discussions complexes eues ces derniers jours avec TBA, au sujet du numérique, de la mort et de la difficile pulsation de la lumière sur nos supports immatériels. On avait l'impression que la réponse était dans le noir, que l'obscurité était le lieu des spécificités numériques. On aurait aussi bien pu nous rétorquer Film Socialisme, qui semblait dire que si l'obscurité créait en effet de la matière neuve en SD, le devoir de la HD était peut-être justement d'aller, défauts en étendard, affronter lumières et couleurs. Il fallait qu'elle ose s'y jeter, à corps perdu sans doute, pour essuyer les plâtres évidemment, pour comprendre son propre usage esthétique du monde. (Je maintiens justement, que j'aie raison ou pas d'ailleurs, qu'avec ce film Godard répondait en numérique au déchirant chant du cygne de la pellicule que fut Itinéraire de Jean Bricard)

* Busong le fait, donc, et c'est sans doute son unique intérêt, mais il est de taille. Le film d'Auraeus Solito passe en effet son temps à se battre contre la nudité complète de sa photo, crue et saillante comme la lame d'un couteau, et à confronter sa patine de documentaire HD moderne à son projet de fiction disons Weerasethakulienne. La réinvention plastique doit donc se faire différemment : la carte postale est évidemment proscrite et toute la mise en scène travaille à briser les évidences et les joliesses. Les plus grandes beautés du film se trouvent là, et étonnamment bien plus en extérieur et en plein soleil que dans les intérieurs nocturnes (en cela il s'oppose à Oncle Boonmee, qui souffrait de ne jamais retrouver la splendeur de sa séquence de porche nocturne dans ses contes en extérieurs forcés). Tout en effet est à inventer pour combattre l'impression d'agence de voyage et Solito est bien obligé de chercher ses cadres ailleurs, ses rythmes autrement (aucune tentation de contemplation, les plans sont traversés avec énergie, on les emprunte vraiment comme on dit qu'on emprunte un chemin, on y court, y nage, y tombe, il ne s'agit pas de passer à travers un décor mais bien de l'habiter, même très furtivement, dès qu'on y passe on y est soumis à sa gravité propre), son découpage dans une zone qui en d'autres configurations techniques eût passé pour aberrante. Le premier quart d'heure est à ce titre hypnotique : chaque plan et chaque point de montage déjouent les pièges du lisse tendus par le numérique, ont quasiment ce seul principe pour moteur.

(* Avec le recul je repense bien sûr au choc complet que fut pour moi la première projection numérique de Redacted, qui travaillait un peu aux mêmes choses. Je comprends soudain en l'écrivant à quel point le film de De Palma annonçait aussi Film Socialisme...)


* Malheureusement, cette surprise passée, le film entame un surplace dont il ne se relèvera pas vraiment, malgré des coups de force, dont une résurrection, pas bazinienne pour un sou, n'est pas des moindres...

(* Ajout : la crudité de la lumière et de la photo, voyez la bande-annonce, rendent les maquillages très voyants. Coup de génie de la guérison des plaies, en fin de film : enlever tout simplement le grossier maquillage.)

vendredi 27 mai 2011

La digestion.

* Quelques déceptions tout de même. Le HSS en reprise de Cannes, un peu mineur, un peu anecdotique, un peu méthodique, le moment où tu te dis que HSS zoome dans un plan parce que le système général veut qu'à un moment il recadre et non parce que la séquence le nécessite, non parce qu'avant et après ce zoom le montage dans le plan créé une transition sensible, ce moment où le cœur ne se serre plus lorsqu'on exclut un personnage du cadre pour se concentrer sur un autre, tu te dis que quelque chose cloche...

* Et puis Sur la tête de Bertha Boxcar, fiction mangée de formalisme, traversée "d'à-la-manière de" assez gênants, une espèce de réalisme poétique importé des années 80, lumières rouges, lumières bleues, une nacelle-nid-bout-de-ficelle qui a quelque chose à voir avec les Caro&Jeunet des premiers temps... Mince, qui attendait Adel sur un terrain comme celui-ci? Il semblerait que le long qu'il prépare veuille persister dans cette voie, je suis perdu...

* An Escalator in World Order, dès les premières images et la musique ironique tu sais que le film n'aura pas l'extrême rigueur qui faisait le prix et les beautés de L'Autobiographie de Nicolae Ceauşescu. À l'époque je m'étais dit qu'il y avait beaucoup à dire du son de l'imposant documentaire d'Andrei Ujica, du travail sonore extrêmement troublant, en sa valeur permanente de potentiel de crise de l'image, chaque moment du son, très doux, trop doux, était suspect de mensonge et troublant de précision pour autant. J'en étais venu à me dire que le son avait été non seulement restauré mais sans doute aussi "réhaussé". De l'ouverture notamment, je m'étais demandé quelle part de reconstitution elle comprenait, chaque bruit était trop là, trop propre, trop parfait, et le film balançait régulièrement entre son brut du document d'archive sauvé de l'oubli et précision du design sonore, et ceci sans doute ajoutait au mensonge, aux facultés de mensonge des images. Il y avait de toute manière la nappe de son direct, et puis on supposait, on se demandait, on ne saurait jamais, si Ujica en avait rajouté. Kyung-man Kim lui en rajoute, pose des musiques de contrepoint, déplace les sons et les images, les dépare et ce faisant rate le numéro d'équilibriste que réussissait incroyablement Ujica. Plus soucieux de plaire et d'être facile à regarder, An Escalator in World Order se laisse gagner par la tentation de la rythmique du document d'archive, ne prend pas le risque du ras-le-bol, du trop-plein, des outrances de L'Autobiographie de Nicolae Ceauşescu. Cette dernière fonctionnait sur l'indigestion, le trouble, le doute : il y avait chez Ujica ce souci formidable de faire ressentir, sans y avoir recours, les options de montage, les possibilités du cinéma, la palette de mensonges possibles de la mise en scène, et l'on misait donc sur le spectateur pour y songer de lui-même, mettre en doute, indigérer ; chez Kyung-man Kim on repart dans le discours, on reconstruit quelque chose, un commentaire sur le mensonge, on pré-mâche, on pré-digère. On a moins d'ambition pour le spectateur, en somme. Stratégie de propagande à son tour, de fait auto-annulation. Tout le contraire de la persévérante austérité d'Ujica.

* Une découverte tout de même, le beau Paris-Shangaï de Thomas Cailley, court métrage qui vaut plus que ses tous premiers plans le laissent craindre, comédie jouant contre son propre programme, inventant un humour de montage, un humour de mise en scène, contre un scénario moins classique qu'on l'attendrait. Il y a un contre-champ en tricycle qui notamment fait rire aux larmes. Et, enfin, il y a du jeu, Constantin Burazovitch est époustouflant, tout est neuf, le timbre, l'étrangeté rythmique, les bras ballants, le visage mangé par l'ombre de la visière... Cailley prépare un long, prions.

* J'aime bien comment Vernier démonte Brunel ici (Brunel qui l'a bien mérité d'ailleurs : à part raconter le film, qu'en dit-il?).

samedi 21 mai 2011

Notes pop corn

* SCRE4M: très bonne surprise, drôle, beau et fin, la dernière demi-heure est peut-être un peu laborieuse, mais tant qu'on se fout du whodunit, tant que le tueur est une théorie cinématographique capable de disparaitre par enchantement le temps d'un contre-champ, c'est très réjouissant. Le regret du coup c'est que le concept du tueur metteur en scène n'est finalement pas exploité: que deviennent ses rushes? Dommage, frustration là-dessus, mais quelques belles séquences, quand Cox marche avec la camera à l'envers, etc.

* Cette impression parfois que le tueur joue à 1-2-3-soleil : tant qu'une camera ne le regarde pas (diégétique ou non) il n'existe pas, au sens où il ne répond plus aux règles du monde réel. Ainsi dans le hors-champ a-t-il tout pouvoir. C'est la rationalisation Scooby-Doo qui n'intéresse plus...

vendredi 20 mai 2011

Adel, suite

* Ce sens immédiat du plan dans le Chapitre 5 de la Décalogie, tant de mise en scène pour un court qui tient sur un seul plan fixe qui n'a pourtant l'air de rien, impressionnant, le "truc" rythmique du mouvement de tête, le suspense du hors-champ dès le début du plan (mais c'est quoi cette pancarte? et puis les entrées de champ ont une réserve de possibles infinie, puisqu'il est au milieu du flux, tout peut arriver, etc.), vous sentez l'importance du visage? On lit son visage presque plus qu'on écoute sa voix, il faut regarder plusieurs fois le film pour tout prendre, suivre chaque mouvement, deviner la direction de son regard, savoir d'où sa colère, d'où sa peine viennent, même le costume d'Adel "habille" le plan, sans lui ça se passerait autrement, ça passerait autrement, le plan est parfait, banal et complètement "débanalisé", immédiatement du cinéma, même chose dans le Chapitre 7, qu'est-ce qui fait qu'un plan devient du cinéma, qu'est-ce qui fait qu'on passe d'un moment banal de manifestation à un plan sidérant, à un plan de cinéma, qu'est-ce qui fait qu'un document devient documentaire? Vous avez noté la dramaturgie du Chapitre 7? On rencontre les personnages, ces jeunes connards, on s'y attache, on les ressent, ils nous répugnent autant qu'ils nous émeuvent, on les suit, quand ils sortent ils nous manquent, quand ils reviennent on est heureux de les revoir, quand ils partent enfin, retraversant le plan de droite à gauche, on sait que c'est fini, la sortie de champ sur ce flanc l'indique seule, mille émotions, mille choses dites, puissance incroyable d'un plan pathétique et beau, violent et doux.

Soufiane Adel

* J'ai découvert il y a quelque temps Soufiane Adel grâce à Dérives, et Nuits Closes, qui à ce jour reste un choc immense.

* De fil en aiguille, j'ai découvert ceci, qui fait partie d'une série de dix films, la Décalogie Vincent V. (où je vois clairement ce qui marche ici que je ne réussissais pas tout à fait dans mon Crépuscule).

* Et trois autres à voir sur son myspace (je n'arrive à en intégrer aucune dans blogger, allez voir de vous-mêmes) (La Cassette est un vrai chef-d'œuvre).

* Le 26 mai à Bobigny, on peut voir son film le plus récent, Sur la tête de Bertha Boxcar.

* On peut prendre ça comme un spot de pub ou un post rétrospectif.

mercredi 18 mai 2011

En blocs.

* J'écrivais sur Klipper et Vernier que leurs films étaient "enfants du numérique", qu'ils "n'existeraient pas en pellicule", je crois que ça vaut aussi pour L'Exil et le Royaume de Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff. Chez K&V, on posait un cadre et on le laissait se remplir, on laissait tourner à l'infini, on guettait l'instant, on pariait que le monde allait se manifester dans la portion d'espace découpée, ponctionnée, l'important c'était de choisir ce cadre et d'avoir la patience de s'y tenir, quitte à s'y faire chier à attendre longuement, il fallait savoir où se poster et accepter l'ennui, il ne s'agissait pas de surveiller, pas d'être une caméra de surveillance, mais bien d'être là, sans se cacher, d'annoncer "je suis là à filmer, vous pouvez entrer dans mon cadre, mon cadre est dans la Cité, vous pouvez y jouer votre rôle, je suis là depuis des heures, je ne bouge pas, entrez si vous voulez, entrez si vous le décidez, si vous l'acceptez" (Pandore, c'est exactement ça) (c'est même ça redoublé, puisqu'on filme un sas, une porte d'entrée : quand les personnages entrent dans Pandore, ils choisissent d'entrer en scène parce qu'ils veulent rentrer sur une autre scène hors-champ de caméra mais en plein champ du monde, c'est des poupées russes d'auto-représentation). Chez LF&S, on choisit un personnage (enfin, plusieurs, mais chacun leur tour) et on s'y tient, on s'y colle. Je pourrais faire le pont avec ce que j'écrivais hier sur La Pivellina, il y a une parenté. C'est des personnages, du profond respect dans lequel la mise en scène tient ses personnages, que découle la mise en scène. Il y a unité d'approche, mais pourtant on sent que d'un personnage l'autre l'esthétique s'adapte, se plie au rapport de chacun à l'espace, à son rapport physique au monde, et à son rapport physique à la présence d'une caméra (toutes les adresses à la caméra ont cette importance, aucune n'est de blague ni de complaisance ni lourdement méta, toutes ont une valeur narrative forte, une révélation non pas du hors-cadre mais des lacunes du champ, une révélation en creux de l'immensité du monde et du drame, assumé, de l'étroitesse d'un cadre, qui jamais ne saura s'emplir du monde, toujours le traversera, le ponctionnera, n'en prendra qu'un peu, sans cesse livrera ce combat vain d'en prendre un peu, si peu, au mieux). Ce qui reste, c'est le plan-séquence, c'est le morceau, le pan, le bloc.

* Ceci on me l'avait reproché, sur les Dragons, cette esthétique du bloc. Je ne sais pas si c'est aussi enfant du numérique, mais il est vrai que ça vient également, pour ma part, de la fameuse timeline de FinalCut. Je crois que c'est avec Jiko qu'à un moment on plaisantait sur l'idée de construire un film par rapport à sa timeline, à ce Tetris géant qu'est une timeline sur FinalCut. Comme Arnaud à un moment imaginait composer une musique sans musique, juste en dessinant un roadmovie avec le spectre sonore, en se servant du défilement pour recréer un paysage, ici un cactus, là une pierre, etc, etc. Évidemment ça donnait du son absolument inécoutable et ce serait tout aussi idiot de monter sur ce principe. Mais il est évident que pour qui comme moi n'a jamais monté qu'avec des logiciels, les séquences sont dans ma représentation mentale des blocs disposés côte à côte et/ou l'un sur l'autre (même si étrangement on sédimente peu, on empile peu de pistes image, on entasse les pistes son mais les pistes image on aime les laisser rares, très peu de couches, trois à quatre grand maximum dans les coups les plus foireux) et j'imagine qu'il en allait autrement pour qui découpait, épinglait et scotchait.

* Donc on me le reprochait et je ne voyais pas quel était le souci, et devant L'Exil et le Royaume je ne vois toujours pas le problème. On peut le faire, on peut filmer non-stop, s'embarquer dans des plans-séquences simples ou complexes, ne pas déclencher au moment où les choses se passent mais en amont, on peut se permettre du déchet, on peut se permettre de trop filmer et de remplir nos disques durs jusqu'à la garde pour n'en garder qu'une infime partie. Ça a ses revers, bien sûr, ce filmer-trop, on le sait bien, on nous l'a rabâché, vous photographiez trop, vous filmez trop, vous filmez tout et tout le temps, vous ne savez plus choisir, vous n'imaginez même pas qu'il faille choisir... Je commence à en souper, de ce discours : bien entendu qu'on choisit, il faut aussi nous faire confiance, on ne filme pas simplement pour filmer, on filme parce qu'on sent que c'est le moment, on filme en vue d'un film, et puis on reste toujours limités, on a nos batteries, nos cartes à vider ou nos cassettes à changer, nos disques durs à acheter, à copie-de-sauvegarder, nos rushes à transférer, visionner, trier, c'est aussi un pensum de ramener tant d'images, on sait à quoi on s'expose, et on tourne en le sachant, alors évidemment qu'on en fait des choix et que chaque fois qu'on filme, on a une pensée pour ce que ça pourrait être, ce que ça pourrait devenir à l'intérieur d'un montage, on est obligés d'être vigilants, on présume que chaque image est un plan possible, et quand, comme LF&S, on commence à filmer en amont de l'action, on n'a pas droit à l'erreur, puisqu'on ne sait jamais quel sera le point d'entrée dont on aura besoin au montage.

* Sans cela, toutes les séquences avec la blonde militante de L'Exil et le Royaume n'existeraient à mon avis pas, ou bien existeraient différemment, nécessairement amoindries. Personnage idéal pour justifier le dispositif : sans la durée, sans les variations de la durée, ce personnage est je pense inexploitable, puisqu'il est tantôt insupportable, tantôt héroïque, tantôt douteux, tantôt glorieux, et ceci dans une oscillation permanente, en temps réel, dans une ambiguïté et une complexité qui ne prend sens que dans le plan-séquence. C'est un personnage d'action, un personnage-scène-d'action à lui seul, c'est le walk-and-talk incarné, dans toute sa multiplicité. Pour un tel personnage, il n'y a pas d'autre esthétique possible.

Quelque chose d'Omirbaev, non?

mardi 17 mai 2011

Fiction sans friction.

* Qu'est-ce qui fait que la séquence des flics dans La Pivellina n'est pas l'immonde faux suspense qu'elle devrait être, qu'elle est peut-être même sur le papier? Après tout si l'on s'en tient au scénario, dans la caravane, il y a une gamine de deux ans abandonnée par sa mère, qu'on aurait dû logiquement amener à la police pour rapporter son abandon. Et en effet, très tôt dans les dialogues cette option logique-là est évoquée : il aurait fallu l'emmener chez les flics, ça n'interrompait pas nécessairement la fiction, il aurait pu y avoir doute, on aurait pu explorer l'injustice, le soupçon d'enlèvement, la violence, etc. Bref, tout le programme qu'on attend. Et de fait Tizza Covi et Rainer Frimmel n'ont aucune envie des programmes fictionnels que leur situation devrait leur imposer. Pas de complexe chez la mère adoptive, pas de violences subies par la gamine, pas de menace policière, rien de crapoteux, rien de crapuleux. Si Patty et Walter gardent la pivellina dans leur caravane, c'est simplement par générosité, par bonheur, par joie. Et rien ne l'entravera, rien ne bouleversera cela : le programme, scandaleux, que décide de suivre le film consiste à s'attacher à des personnages qui veulent simplement rester ensemble, préserver un bonheur qui vient de s'inviter dans leur vie, qu'ils viennent d'inventer dans leur vie.

* Le film s'hébète d'abord de cela, toute la mise en scène repose sur cet hébètement : caméra portée haut (je parlais de la faible hauteur de la prise de vue chez Costa dans le précédent billet, ici c'est l'inverse : on est à l'épaule et toujours en légère plongée, non pas surplombante mais protectrice, je me disais même, sans doute sottement, en sortant du film, que l'opérateur devait être plus grand que la moyenne, j'y voyais quelque chose de rassurant, de protecteur, je me demande si c'est une volonté ou un hasard, ce point de vue de cadreur géant, si quelque ustensile rehausse à dessein l'appareil un peu au-dessus de l'épaule...), l'axe semble s'accrocher aux personnages et tourner sur eux avec une précaution fascinée, n'avoir d'yeux médusés que pour leur bonheur, le plan semble n'avoir d'autre justification que le bonheur de les voir être au monde sans que le monde leur déferle dessus rageusement, sans que ces personnages expérimentent les péripéties que certaine sociologie naturaliste leur a génétiquement programmées, parce qu'ils sont pauvres, circassiens, que Patty a les cheveux écarlates, qu'ils vivent dans une caravane et que la police vient vérifier leurs papiers... Tous les indicateurs sont trompeurs, le naturalisme ne déferlera pas, alors que ses armes sont constamment dans le champ, mais personne ne s'en sert, et c'est bouleversant.

* La police, donc, qui arrive aux deux tiers du film, je dirais, à la louche, est finalement la seule menace qui pourrait encore rester à ce stade-là du film ; et d'ailleurs déjà on n'y croit plus, c'est-à-dire qu'on sait déjà qu'on en voudra cruellement au film d'en passer par ce subterfuge fictionnel-là si tardivement, et qu'on n'a qu'une peur, c'est que pourtant il y cède et qu'on se soit trompé sur son compte, à ce beau film-là, on lui en voudrait terriblement d'être un menteur, un beau parleur.

* Heureusement le suspense est faux, donc, et vite éventé. Rien de plus logique : une fois encore, le film protège ses personnages de cette dérive, de cette fiction-là, de cette violence arbitraire de démiurge scénaristique. À cela, il préfère bâtir son utopie éphémère et pas dupe, mais son utopie éphémère quand même. Pourquoi les choses ne se passeraient-elles pas bien? Qu'y a-t-il là de si terrible? Pourquoi mettre à mort le bonheur à l'écran? La Pivellina n'accepte de ne contenir dans les parenthèses de son montage qu'un enchantement qui surprend tout le monde, depuis les spectateurs jusqu'au film et aux personnages mêmes.

* La fin à ce titre est finalement, avec l'indéfectible événement déclencheur, le seul véritable artifice de fiction. Un instant on hésite, on est un peu gêné. Et puis on comprend : la parenthèse enchantée se referme là, les ennuis vont commencer, les ennuis finissent sans doute par commencer, mais c'est alors pour un autre film, que sûrement l'on connaît déjà et que Covi et Frimmel n'ont aucune envie de filmer. (Voir le sous-titre : Non è ancora domani)

(* Attente estivale n° 1 : Pudana dernière de sa lignée, sortie le 24 août. Oui, oui, un nouveau Lapsui&Lehmuskallio, miracle !) (j'ai pris un lien au pif, j'avais écrit plusieurs autres choses en 2008 pendant la rétrospective, il faut fouiller un peu, d'ailleurs en général il faut fouiller pour lire quoi que ce soit sur eux) (et pour trouver leurs films n'en parlons pas, je rêve pourtant de revoir Anna ou Les Mères de la vie...) (je crois qu'on ne trouve en DVD et sur KG que les 7 chants de la Toundra, ce qui est déjà formidable, mais le film reste en-dessous de leurs documentaires, dont je garde un souvenir extatique)


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* Besoin de revenir à l'écriture. Peut-être des billets courts...

* Devant The Rabbit Hunters, je m'étais aperçu que Costa ne dépliait sans doute pas son pied, le laissait dans cette position basse, où la camera t'arrive à la taille et tu n'as pas besoin de replier le tripode à chaque déplacement. Ça t'amene naturellement à une contre-plongée qu'il faut composer par à-plats muraux, en ménageant de l'air au-dessus des têtes, terrain pour l'iconisation, pour le pictural. Et The Rabbit Hunters est sans doute l'un des Costa les plus picturaux, les plus ostensiblement picturaux, même, on pourrait dire que c'est le projet du film, il pourrait se résumer à ce plan fixe dans le sous-bois, ces bleus, ces verts, si incroyablement pleins pour cette bonne vieille mini-Dv, et ce contre-jour d'eau-forte... Ventura y progresse son bâton à la main, s'arrête, scrute, devient guetteur de gravure, prend la pose - et c'est aussi la limite.

* On me disait récemment que Costa sur Ne change rien avait profité du noir&blanc pour, peintre, tout recomposer en post-production. Le plafond étoilé qui sidérait tant serait par exemple un composite fabriqué au montage, lumières découpées dans plusieurs plans et collées ensemble sur la toile du film.

* Ça ne me gêne pas.


samedi 5 février 2011

K&V.

* Qu'on s'entende bien : nulle perfection, nul chef-d'œuvre, chez Klipper et Vernier, mais bien construction d'œuvre, vraie filmographie, avancée théorique de film en film, progression, disons politique de l'auteur. D'ailleurs un film de Klipper seul (Sainte-Anne) et un film de Vernier seul (Pandore) n'est pas un film de Klipper & Vernier, malgré l'évidente proximité.

* Pandore et Flics ont été faits sans qu'au générique figure le moindre soutien financier. Flics a pourtant demandé 7 mois de tournage. On est dans cette même économie à Triptyque, on filme malgré les refus. Mais jusqu'à quand ? Les projets qu'on n'a pas encore tournés aujourd'hui sont ceux qu'on ne pourrait pas tourner sans argent. Je n'en tire aucune conclusion : je constate, simplement.

* La spontanéité de choix de Vernier et de sa parole face au public, une façon parfois de défendre un choix en disant seulement : "C'est la seule approche qui m'intéressait". En cela ses films sont aussi enfants du numérique, on recadre à la spontanéité, on tourne six nuits en continu depuis un point fixe (Pandore)... Ces films n'existeraient pas en pellicule. Il y a un droit au jugé, au feeling, dans le cinéma de Klipper et Vernier, les imperfections viennent aussi de là, mais c'est là enfin que réside la beauté des électrisantes paniques du cadre.

* Flics est plus rigoureux, en ce sens classique qu'il recadre moins, que les plans-séquences sont plus souvent intouchés, raccordés avec précision, arrimés au sol, parfaitement bien placés. Impressionnent.

* Aujourd'hui la pratique de K&V interroge la mienne, récemment j'apprenais à laisser un recadrage brusque dans un film en montage (celui sur la bande dessinée) que je voulais au cordeau, précisément découpé et composé, rigoureux, droit, hiératique et géométrique. Ce n'est pas tant que par cet à-coup imparfait la vie se faufile (cliché rebattu), c'est surtout que l'existence organique donc par instant simplement pataude de l'opérateur s'y confirme (et c'est plus compliqué, plus fort mais aussi plus risqué pour le film).

* Chacun des films de Vernier et Klipper sont, d'une manière ou d'une autre, problématiques, tous ont leurs plans qui gênent, leurs choix discutables (les soudards dans Pandore, l'ivrogne aux seins nus de Commissariat, le roulage de pelles des Flics...), et c'est aussi ce qui les rend si vifs, ce qui fait qu'il est à ce point important d'en parler. Depuis ma découverte des films de PointLignePlan il y a quelques années, je n'avais pas eu cette impression tellement stimulante d'une écriture nouvelle, majeure, à dire, à faire, à tenter.

vendredi 4 février 2011

Le travail.

* Retours de festivals. On apprend plein de choses, forcément : on a un an ; on n'a qu'un an.

* A Rotterdam, on a appris l'existence de l'international, pas super-raccord avec l'Internationale. Les Américains sont américains et crient "amaaaaazing!" quand ils trouvent les trucs cools et/donc vendables. Les Français savent dire le mot "snob". Paradoxal comme la ville est aux couleurs de l'IFFR et comme pourtant le festival semble très majoritairement fait pour les professionnels et leurs rencontres.

* Rotterdam est un wannabe New-York avec ses grasses tours et ses ponts de San Francisco.

* On y voit aux ronds-points des sculptures de kebab gigantesques.

* A Poitiers, on croise le Futur en gabardine, casquette et Minitel 2.0. Photo à venir.

* Entendu dans la bouche d'un réalisateur à Poitiers : une commission de financement de documentaires "sur les minorités" aurait vu passer une circulaire interdisant carrément de désormais donner un sou au moindre film approchant les gitans. Ça tombe bien, on essaie d'en financer un, bon courage. Récemment une circulaire de ce type avait fait couler de l'encre. Si celle-ci existe itou, il serait bon que d'autres plumes s'en émeuvent : cherchons confirmation.

* Vu Pandore et Flics. Confirmation que Vernier et Klipper ont inventé une forme neuve en une poignée de films. Il faut voir le plan-séquence de l'émeute dans Flics pour le croire et clouer définitivement le bec aux Badiou anti-plan-séquence. J'essaierai d'en reparler.

* Pour l'instant, je digère, somnolant au vin rouge, les trois échecs de la semaine de Triptyque. On fera avec ces sans.

samedi 29 janvier 2011

Le documentaire fantastique.

* Malgré toute la considération que j'ai pour Badiou, je ne le suis décidément pas sur son terrain cinéphile. Ce qu'il raconte des Arrivants et de Commissariat, dans son interview creuse dans les derniers Cahiers, me laisse comme deux ronds de flanc. Cette idée qu'employer le plan-séquence serait ne pas "faire passer la tension dans la forme", qu'accepter un plan-séquence au banc de montage serait opposer "un refus explicite" au montage, me navre complètement. Reprocher à Commissariat de faire "voir quelque chose et [d'indiquer] expressément qu'on ne le manipule pas", c'est lui reprocher son existence même, c'est le nier ontologiquement ; lui reprocher de "donner sa chance à tout ce qui se passe", c'est un tel niveau de contre-sens et de méconnaissance et d'absence de pensée de la pratique documentaire, qu'il m'est presque épuisant par avance de tenter d'expliquer à quel point le philosophe est dans les choux. En ces conditions jetons alors tout le cinéma direct, accusons Wiseman de ne pas mettre en scène, sur-montons allègrement, continuons de célébrer l'insupportable, et menteur, et laid, et bête, et pourtant terriblement célébré, honteusement célébré, Président d'Yves Jeuland par exemple, ses raccords faux au sens faussaire du terme, ses mauvais mensonges (car oui, toujours on ment quand on monte, je mens chaque jour avec Jiko, avec AM, mais faire un cinéma honnête, c'est penser comment on ment, montrer comment on ment ; et, mieux encore, quand on est Ilan Klipper, montrer comment on pourrait mentir et comment on ne le fait pas, et ceci vaut autant pour Commissariat que pour Sainte-Anne Hôpital Psychiatrique ; voyez dans ce dernier cette séquence époustouflante, sublime, où le recadrage est impossible, la coupe itou, et où un patient disparu du champ devient un buisson hurlant, tout comme Leonor Silveira devient un rocher dans un contre-champ formidable du Party d'Oliveira).

* Pourtant l'interview commençait bien, avec cette idée d'épiphanie, de cinéma comme art de "rendre présent quelque chose qui dans la réalité ne le serait pas vraiment, auquel on ne serait pas attentif, qu'on ne verrait pas. Comme si le cinéma prenait des choses dans ce qui existe et construisait leur présence d'une façon absolument nouvelle." C'est exactement ça, Commissariat, film avant tout théorique, véritable réflexion esthétique sur les moyens du documentaire moderne en tant qu'il post-existe à la télévision (ou même : à la télé-réalité) (comment re-mentir juste).

* La différence fondamentale, tout de même, entre Les Arrivants, beau film honnête, expérience contemporaine de cinéma direct, et Commissariat, immense et malaisant et complexe film sur le cinéma, c'est le recadrage. Prétendre que Klipper et Vernier refusent le montage, c'est être incapable de voir le montage dans le plan, c'est croire qu'un plan-séquence n'est pas monté, c'est oublier que le montage, c'est aussi l'avant et l'après du plan, qu'un plan-séquence est intégré dans un tout et qu'un plan-séquence est un choix. Que, choisir de faire un plan-séquence, ça veut dire pouvoir être immobile au tournage ; tandis que se déplacer pour changer d'angle, c'est faire le choix du mouvement dans le réel, donc du surplus de présence, et aussi le choix de perdre l'intervalle de temps entre la position A et la position B, entre le moment où l'on quitte un cadre et celui où on en retrouve un autre, temps de pensée, de cadrage, de réglages techniques, de redéploiement, de réflexion ne serait-ce que sur la place de la perche. C'est accepter de perdre des minutes, comme Mulder en perdait régulièrement dans X-Files : ces minutes ont disparu et le montage doit pouvoir soit mentir sur cette disparition, et reconstituer une continuité par la convention du point de montage colmateur de brèche, soit marquer une ellipse. Quand Klipper laisse tourner et recadre, parfois brutalement, ou quand sa caméra cherche, paniquée, dans Sainte-Anne, le hurleur introuvable dans le champ présent car caché derrière un buisson, et qu'il décide de laisser au montage cette panique, ce mouvement conventionnellement interdit, quand il fait ce choix de montage-là, il invente radicalement une forme, il écrit un manifeste pour une nouvelle théorie de la mise en scène ; et en 2010, il fut, hormis Godard, le seul à oser le faire.

* Quelques pages avant, Svankmajer parle de "documentaire fantastique" et j'ai bien envie de le détourner pour solder tout ça, car finalement ce disant, ou citant Breton ("Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il n'y a que le réel"), il pourrait bien être en train de confirmer la définition que Duras donne du cinéma (le cinéma c'est la peur, filmer un couloir vide c'est filmer le potentiel de ce couloir, c'est filmer la peur qui règne dans ce couloir parce qu'une caméra le filme, si l'on filme ce couloir vide c'est qu'il y fait peur, comme on dit qu'il fait bon l'été). Il pourrait bien être en train de parler des formes contemporaines du documentaire.

jeudi 27 janvier 2011

Tables lumineuses.

* L'expérience avec le montage du film co-réalisé avec Jiko, et qui cherche encore un titre, autour d'une résidence de bande dessinée, est assez neuve pour moi, en ce que cette fois-ci, entre le projet écrit, le tournage et le montage, les modifications sont si fortes que jamais, dans ces trois étapes, le projet mental du film ne fut le même. Il est habituel pour moi qu'il se transforme à mesure que le réel se heurte au désir de film ; il est habituel pour moi qu'il y ait évolution ; mais un tel changement, je ne le connaissais pas. C'est tantôt déstabilisant, tantôt grisant, tantôt décourageant. C'est toujours un sacré travail, chaque jour de montage est une surprise, une tentative sans filet. On monte par blocs de pensée, en se dessinant au radar un chemin narratif, volontairement souple ; on monte disons ce qu'on a envie de monter après la séquence qu'on vient de monter, en se disant que si l'envie dicte ça, c'est qu'il est possible que ce soit cette séquence qui doive suivre dans le montage narratif tel qu'il sera in fine (mais rien n'est moins sûr). C'est de l'ordre du pari, on n'en sait foutre rien, mais c'est exaltant de tenter. Ou périlleux. Ou terrifiant.

* Ce que ça occasionne, c'est une collision bizarre : monter une séquence, ce n'est jamais la monter comme telle, comme isolée, comme court métrage indépendant du reste. La pensée du montage est théoriquement toujours pensée de l'avant du plan et de l'après du plan. Cet avant et cet après sont, par définition, puisque le film est en chantier, toujours un pari de l'avant et de l'après, un possible avant et un possible après, que seul le dernier instant du montage validera définitivement (et c'est toujours un déchirement, car c'est toujours sacrifier mille options au profit d'une seule, dont on ne saura jamais vraiment si elle est la bonne). Étrangement, cette théorie (venue par la pratique) du montage, est souvent résolue par cette idée que si ce n'est pas cet ordre, on n'en sera pas loin, puisqu'on sait quand même où l'on met les pieds. Le vertige que je ressens chaque fois que je monte ce film, c'est justement que cette théorie du montage y est validée à plein, je n'y ai jamais autant été. Tout est possible et il n'y aura que du choix ; et soyons clairs, je ne vois pas en quoi un choix de montage pourrait relever d'autre chose que de l'intuition, donc du pari (pas du hasard réellement, même si parfois celui-ci révèle une possibilité inattendue, je l'ai éprouvé récemment sur le montage d'un autre film, avec AM, où des accidents de tournage tombés par hasard dans le montage dévoilèrent malgré eux une piste esthétique et narrative qui renforça formidablement notre projet).

* Terreur du montage, donc, mais terreur stimulante : chaque fois qu'on s'y met j'ai l'impression d'affronter un démon, d'avancer au péril du film, j'ai sans cesse peur que le film me dise au détour d'un raccord qu'il ne va nulle part. J'en angoisserais.

* Puis j'en parle à J, je laisse couler toutes mes peurs, mes projections, mes inquiétudes, mes soupçons de manque. Et elle, en m'aiguillant simplement, des yeux, d'un mot, d'une hésitation, d'un enthousiasme inopiné, me les renvoie. Les fait forces.

* Un monteur amoureux est un bon monteur. Pas parce qu'il est amoureux, mais parce qu'il parle tellement mieux, nu.

* Leçon d'un an de Triptyque : il faut dire non seulement ce qui ne va pas mais aussi ce qui pourrait ne pas aller. Comme ça on le sait, on fait avec, on renverse la vapeur. Ou même on comprend qu'au contraire, c'est ce qui ira le mieux.

Le complexe d'Ulrich Köhler

* Finalement, après une poignées d'années, on s'aperçoit que ce qui a séduit la presse dans la nouvelle vague allemande, c'est surtout le retour d'un droit au naturalisme, redevenu tolérable parce que teinté d'un exotisme allemand un peu bizarre ; disons un naturalisme avec des excuses. L'une étant, souvent, reconnaissons-le, un souci formel, un soin, comme on le dit d'un élève soigné. Les cadres sont bien tracés, comme on souligne un titre en rouge, à la règle, disons que c'est suffisamment a-télévisuel pour n'avoir pas l'air français et c'est déjà quelque chose, j'en conviens.

* Alle Anderen, ce fut donc un déchaînement démesuré de dithyrambes, Delorme dégainant même Bergman et Fassbinder, c'est dire. Non que le Maren Ade fût déshonorant, mais comme Ostria l'écrivait bien sur son blog (avant de complètement se contredire dans l'Humanité et les Inrocks, allez comprendre) : "Faux problèmes de couple bourgeois sans problèmes en vacances en Sardaigne. Évidemment je m'en doutais en lisant le dossier de presse avant la projo, quand j'ai vu les références de la cinéaste : Doillon, Pialat, Cassavetes. C'est amusant, ceux qui se réclament de ces cinéastes font en général des films complètement raplaplas, sans la moindre substance. Prix de la meilleure actrice au Festival de Berlin. Presque toujours les prix désignent les œuvres les plus académiques. Le pire dans ce film, c'est sa mentalité quasi-néo-colonialiste : ça se passe en Sardaigne et on ne voit et n'entend que des Allemands. Les autochtones font à peine couleur locale, dans les supermarchés ou à la radio."

* M'est avis en somme que ce jeune cinéma-là, qui n'a de jeune que l'étiquette, souffre du complexe d'Ulrich Köhler, du nom du génial réalisateur de Montag kommen die Fenster, réussite totale, vrai chef-d'œuvre de dérèglement du naturalisme par les artefacts du genre, dont le brouillon était contenu dans le déjà impressionnant Bungalow, inédit par chez nous. Revu cinq fois depuis sa sortie pour bien m'assurer que je ne rêvais pas, Montag ne s'épuise jamais, par sa puissance comme incontrôlée, sa spontanéité contenue comme on contient un cri en une cage thoracique solidement serrée, ses plans composés comme pour y soutenir les corps, qui sans cesse semblent devoir en tomber comme on chute d'un immeuble. Le trivial rendu sublime (ce plan dans la salle de bain, où elle se lave les pieds, liane de jungle dans des chiottes céramiqués),


les surgissements violents (quand soudain elle tire les cheveux de sa fille), les égarements du récit autant que du montage, ce pull qu'elle porte à la fin autour du feu... Le réel jamais ne se dément, et le naturalisme devrait s'y engouffrer, mais dans ce pull, dans ce feu, dans ce lavabo, toujours autre chose surgit, qui relève d'un enchantement du réel, qui à lui seul transcende le désenchantement neurasthénique que contient par essence le naturalisme.

* Unter dir die Stadt, de Christoph Hochhäusler, est peut-être le seul à œuvrer sincèrement à compenser ce complexe. Quand les précédents Hochhäusler, Milchwald et Falscher Bekenner, étaient à mon sens ratés, lourds de leur glauquerie appuyée, trop attachés à faire sens, à faire conte, à faire thèse, Unter dir die Stadt ne s'embarrasse plus de cela, reprend la voie creusée par Montag de l'errance adultérine (pour dire vite) d'une femme qui n'a pas vraiment de raisons de le faire (cette voie-là déjà est anti-naturaliste : le personnage n'a pas de problème, c'est la nécessité de la fiction qui lui en pose un, c'est en un sens exactement la même chose que L'Écornifleur de Renard qui voudrait par exemple violer "comme dans un roman", parce que le monde, se persuade-t-il, ne peut s'offrir à lui que "comme dans un roman", et est décevant s'il ne restitue pas ce romanesque, quand bien même autre chose que le romanesque serait possible), et la laisse se faire contaminer par des artefacts fictionnels. En théorie en tout cas, car Hochhäusler est encore un bon élève, appliqué, et ses intentions souvent ne se déplacent que du scénario au storyboard, quand Köhler les intègre organiquement à sa mise en scène. Régulièrement, donc, un peu comme dans le Parc de Des Pallières auquel il fait énormément songer, le plan seul, comme tel, d'une réunion de travail dans un immeuble en verre filmé depuis un point flottant et indécidable du ciel, hurle sa volonté de codes empruntés à la froideur métallique de la SF. Mais ce pêché d'y trop penser sera toujours à mes yeux moindre que celui de s'en foutre et de juste bien composer, bien équilibrer, bien doser et on passe à la suite.