vendredi 26 octobre 2012

Informer, décrire, ennuyer (ter)



* Comme en post-scriptum, il faut lire la belle interview fleuve de deux des trois réalisateurs de Babylon dans l'Impossible de ce mois-ci, où sont prononcées des phrases d'ordinaire peu admises dans le milieu dogmatique du documentaire, des phrases où l'on n'enjolive pas les Grandes Rencontres Humaines du Magicien Cinéma, où l'on ose parler de forme, de mise en scène, des phrases du genre : "Dès les premiers jours, nous avons décidé que le film ne chercherait pas à expliquer" ; "Il y a un enjeu incroyable dans l'endroit d'où l'on regarde, l'endroit où on choisit de poser sa caméra, telle lumière, telle petite branche, tel visage sur lequel on insiste. Ça change tout. Il n'y a pas d'objectivité." ; "Nous n'avions pas du tout l'intention de faire une oeuvre qui serait là pour montrer la vérité d'un moment donné" ; "On ne voulait pas que les visages ou les corps soient repérables, on voulait montrer la masse. Je reste hanté par les images de ces silhouettes, une file de gens qui vivent plus ou moins la même histoire. On n'a pas cherché à rencontrer les gens : c'était au-delà de l'individu." ; "Il y a des formes qui m'ont plu, que je voudrais continuer à explorer : ces silhouettes d'hommes qui marchent, qui marchent tout le temps. Ils luttaient contre le vent."

* Et le plus beau pour la fin : "On avait imaginé ça à un moment : que le film serait raconté du point de vue des arbres. Nous avons intégré ces plans d'arbres pour dire que ce n'était pas un reportage, pas un témoignage, que nous avions essayé de nous délester de tout ce que nous savions pour nous mettre à la place des arbres, et pour regarder cette cité du point de vue des arbres."

jeudi 25 octobre 2012

Informer, décrire, ennuyer (suite)




* On ne voit ni les Archives du film, ni la prison de Bois-d'Arcy. Ce sont les deux hors-champs les plus vigoureux du film : les hors-champs au milieu du visage du film. Ce qui persiste à faire mentir Pierre Baudry de la Licorne : quand il ne filme ni les Archives, ni la prison, MB filme assurément le fameux « insivible ». Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il filme « le point de vue de personne », puisque je ne crois pas en l'existence d'un tel point de vue : même l'image d'une caméra de surveillance reflète le point de vue de quelqu'un, à partir du moment où, comme le chat de Shrödinger, quelqu'un la vérifie (qu'il s'agisse de la main du technicien qui la pose à tel endroit, ou de l’œil policier qui la regarde).

* Dans le film de MB, dont je n'ai vu qu'un montage provisoire, il y a des plans à la place des plans manquants. Nous sommes sortis de la cité pavillonnaire de Bois-d'Arcy, qui est tout ce qu'on sait d'une cité pavillonnaire, serrée, uniforme, perles enfilées sur le fil rectiligne et expansionniste de la banlieue petite-bourgeoise, dont il faut prélever l'espace au cutter pour le rendre distinct – MB, par exemple, y découpe un rectangle qu'on n'oubliera jamais : l'angle d'un trottoir, bitume gris rencontrant mur gris, convergence de lignes et de surface planes, plaques peintes en à-plat géométriquement imbriquées, scène d'un petit théâtre du racisme ordinaire narré off, décor contaminé où des enfants prononcent les mots d'adultes sans trop savoir s'il s'agit d'un jeu, sale arabe, dit la petite fille, qui frottait autrefois ses genoux croûteux à cet angle de trottoir gris, ou grimpait à l'arbre non loin, ou courait entre les troupeaux de voitures à l'arrêt...

* Nous sommes sortis de la cité, disais-je – je ne sais plus comment, mais on sort de la ville. Nous sommes dans sa périphérie, un peu n'importe où. Des herbes hautes, des plantes anonymes. MB demande son chemin, on lui dit la prison, les Archives du film aussi, vous pouvez pas les rater, c'est par là. Mais maintenant qu'il sait qu'ils sont là, MB ne les cherche plus.

* L'exemple de Baudry, dans le texte cité hier, c'était Fellini Roma, les plans à l'intérieur de la villa antique avant que quiconque ait pu pénétrer ces ruines découvertes en creusant le tunnel du métro. Les filmer ainsi, alors, selon une logique vous en conviendrez fort peu commune, reviendrait donc à « filmer l'invisible ». Et cette possibilité-là ne relèverait qui plus est que de la fiction, le documentaire se trouvant semble-t-il bêtement contraint à regarder passer le seul visible, telles les vaches le train.

* Et je dis que MB filme pourtant bien l'invisible à Bois-d'Arcy : le tableau vert dense des arbres serrés et ses piaillements qui s'éteignent au passage d'un avion, le pylône électrique qui miradore la campagne, les ronds amples des oiseaux lancés sur les nuages... Tout ça est la prison et les Archives du film et tout ce qu'on voudra tisser entre les deux. Comme le trottoir vide était le racisme, la famille et que sais-je ; le reflet du ciel sur le chrome des voitures, la petite-bourgeoisie, le capital, la jalousie et ce que vous voudrez ; les bolides et les passants dans le virage, le temps qui file, à la façon qu’on y verra, tout courbe...

* On sait que la police de l'art en cherche les frontières, mais il n'y a de douaniers postés aux limites des formes et des genres que si et seulement si l'on s'impose et les uns et les autres.

mercredi 24 octobre 2012

Informer, décrire, ennuyer

* Dans un livre de 1992 que personne n'a lu et qui ressemble à ça



je lis dès le premier article les mêmes choses que partout et notamment ceci, qu' « un documentaire qui ne serait que descriptif aurait toute chance d'être ennuyeux », suivi d'une défense du documentaire contre la fiction (l'avait-elle attaqué?), le premier étant supposé emprunter à la seconde ses effets narratifs et la seconde au premier ses effets de réel (la caméra remue : c'est donc vrai) – démonstration édifiante, espérant apporter la preuve qu'un documentaire n'est pas si chiant qu'on le croit, car dans le fond, c'est aussi une fiction. Misère d'un argumentaire qui part perdant d'office : avec des chevaliers pareils, le genre n'est pas sauvé, puisque sous cette lance molle, le documentaire n'est cinéma qu'en tant qu'on lui trouve des antennes avec sa grande sœur dominante, la toute-puissante fiction, dont la suprématie va de soi (même si, histoire de dire quelque chose, on lui reprochera d'avoir décliné après les années 70), tant elle a prouvé qu'elle méritait par essence son trône (il faut lire l'ahurissant dénouement de l'article, qui proclame in fine la supériorité de la fiction sur le documentaire, en ce qu'elle serait capable d'une chose dont lui ne serait pas foutu : « montrer de l'invisible », à savoir prendre de l'avance sur l'action ou adopter un point de vue divin, « le point de vue de personne » ; étant entendu que le documentaire a donc tout de la fiction moins un truc, et la fiction, elle, tout, absolument tout ; que rien de ce que le documentaire peut faire n'est étranger à la fiction, quand à l'inverse le documentaire ne saurait reproduire tout de sa frangine ; vous voyez donc bien que même nous, ardents défenseurs du documentaire, qui dans notre livre trouvons essentiellement des exemples fictionnels pour illustrer nos propos, sommes progressistes avec le genre, même si nous le savons être par essence diminué, amputé, inférieur).

* Ce lisant (et me contrefichant des querelles de pouvoir, laissant le sceptre aux tyrans et souhaitant à l'art d'étêter ses patrons), je pense à Heinz Emigholz, sur lequel je veux écrire depuis des semaines sans trouver d'entrée.

* Peut-être que l'entrée est là – non pas par l'ennui, quoique : Emigholz est chiant et vous emmerde – mais par la description. Depuis quelques temps, ce blog a un peu changé d'écriture, en est justement passé par l'attirail descriptif. Souvent un détail y est étiré jusqu'à en tapisser tout le film et, d'autorité de plume, le systématiser en tant que principe général de mise en scène. La plupart des films d'architecture d'Emigholz ne sont faits que de détails systématisés : il m'est impossible d'en extraire un seul pour l'étaler comme beurre sur la tartine du film (en voilà une image). Il me faut d'emblée les considérer comme système et c'est sans doute ce qui m'empêche d'écrire : un film d'Emigholz (je parle de ceux de la série vertigineusement nommée Photography & Beyond) ne se raconte pas. L'action n'est pas dans les faits décrits (ou bien peut-être dans le micro-événement : un enfant joue au ballon devant la cathédrale d'Oran, un agent d'entretien s'avance sur la scène dans l'opéra vide...), mais dans le fait même de filmer un lieu, de le décrire en image. Chaque cut me fait l'effet du court métrage de Tezuka, Le Saut : l'effet d'un bond. On bondit dans l'espace de plan fixe en plan fixe, à l'intérieur d'un même espace, quitte à répéter le même motif sous deux angles légèrement différents, à la faveur d'un bond (depuis quand n'avais-je pas contemplé béatement ce que la variété des perspectives fait au bonheur d'être au monde ?). On en explore tout ce que le cinéma peut en tirer de plans. La nécessité esthétique l'emporte sur toute autre nécessité dramatique ; non, plutôt : c'est la nécessité esthétique qui fait drame.

* Soit quelque pilier de quelque église bâtie par quelque architecte : il plante sa verticale sur tel ou tel volume, telle ou telle surface, selon tel ou tel enchevêtrement géométrique qui fait de l'ensemble du bâtiment un assemblage singulier de droites et de courbes savamment disposées. Ces lignes préexistent au film, leur grâce est celle que l'architecte y a imprimé. Mais les lignes que le film voit sont les lignes du film et du film seulement, personne d'autre ne peut les voir ainsi que la caméra ici et maintenant : la lumière est celle de l'heure, l'angle celui que l'opérateur a décidé, l'apesanteur y est ce qu'on veut  laisser supposer (les plans débullés ne sont pas rares, toujours par nécessité), telle ligne est soulignée par la rencontre avec la ligne recherchée par le plan précédent et annonce la ligne du plan suivant... La logique d'assemblage relève ainsi de la nécessité esthétique : le point d'accroche de l’œil sur chaque plan doit répondre à un appel du fragment de bâtiment consciencieusement découpé par Emigholz, sur une logique d'herbier raisonné.

* On pourrait dire que c'est un montage point à point, par souvenir de celui à contrepoint de Pelechian. Pelechian visait à renforcer la qualité « informative » de son montage ; le montage d'Emigholz est au contraire franchement descriptif. L'un n'empêche pas l'autre et aucune des deux approches n'a à prendre le pas sur l'autre. Mais les deux existent, les deux sont du cinéma. Et aucune ne m'ennuie.