* Puisque le tatou et le couple Jack Black-Shirley MacLaine, dans Bernie de Richard Linklater, ne sont pas dans le même plan, l'usage du fond bleu ne peut s'expliquer que par les bienfaits de sa laideur. Sa laideur en effet est indéniable : perspectives inexactes, éclairage inharmonieux, contours au cutter... Dans La Nuit d'en face, qui n'était pas vraiment un film mais un empilement d'expérimentations auto-référentielles et chancelantes à usage des Ruiziens fétichistes, Ruiz s'appliquait à ne jamais laisser ses personnages sortir sans leur fond bleu, comme d'autres sans leur parapluie. À remonter la digue du port, à longer les pélicans en parlant d'autre chose, ils en oubliaient parfois de marcher, tandis que le travelling d'illusionniste malheureux poursuivait obstinément son chemin. Effet comique, d'accord, mais aussi effet conscient d'un certain relâchement, d'une raideur qui eût pu faire honte (repensez aux enfants feignant de boxer, par exemple, ce pincement de honte devant ces gestes mal transmis, cette impression d'un legs de gâtisme jusque dans le jeu des gamins...). Déjà, dans La Maison Nucingen, une table bancale devenait le point d'appui d'un film volontairement croulant ; dans La Nuit d'en face le fond bleu devient la marque infamante du film-tableau, cette maladie que Ruiz savait récurrente et contre laquelle il luttait (parfois).
* Donc, disais-je, quand les acteurs ne marchaient plus, le fond bleu continuait sa route ; et le contraire était possible. La blague se comprenait assez bien, assez vite. On espérait qu'elle ne se répéterait pas trop. Quand soudain ce plan : Jean Giono marchant sur un tableau ; je veux dire : à fond de tableau, presque comme on dirait à fond de cale — à fond bleu, longeant le dessin d'une rue. Blague encore, bien sûr : cette peinture de rue était un trompe-l’œil posé au fond du trompe-l’œil numérique, un dessin sur le mur, que Giono finissait par dépasser pour retrouver la vraie rue, dévoilant du même coup les trucs du magicien. J'écris tout ça longtemps après la sortie, je ne sais plus bien l'issue du plan : une fois le trompe-l’œil dépassé, ne découvre-t-on pas qu'il s'agit du seul vrai plan d'extérieur, justement sans blue-screen ? Ou bien c'est moi qui enjolive ?
* Avez-vous vu les plans "ratés", que Ruiz conserve quand même ? J'en ai noté deux : le premier, ce n'est pas grand chose, est un timing mal estimé lors d'un des fameux travellings allers-retours, où une femme poussant vélo, au tout dernier plan, n'avance pas précisément au même rythme que l'appareil et tombe légèrement à côté des apparitions-dévoilements prévus par les béances des murs ; le second est plus surprenant, qui prend place lors du tonitruant départ en retraite, à la fin d'un même mouvement d'essuie-glace : un figurant se replace mal, en plein devant la caméra, lui présentant l'arrière de sa tête et cachant le cœur du plan — et puis quand même il se retourne, l'air gêné, on imagine la voix du caméraman, ou encore, plus savoureux, celle de Ruiz (forcément moins romantique que le "Coupez !" final, donné un peu par chantage en fin de générique pour qu'on y verse une larme), qui lui ordonne de dégager, qui l'engueule d'avoir gâché la prise, et le mec de se carapater hors champ, pas fier... Mais in fine Ruiz garde cette prise, la montre telle quelle, dévoile tout. C'est encore mieux ainsi.
* Ce n'est en aucun cas l'art de la reconstitution historique qui importe à Ruiz, qui laisse ça aux antiquaires, mais bien la chaleur atomique qu'occasionne son actualisation, son frottement au contemporain.
* Dans Bernie, donc, ce plan-là, ce fond bleu lors de la chasse au tatou, il vaut pareil. Il vaut honnêteté. Linklater est téméraire mais pas idiot : il sait ce qu'il engage en docu-fictionnant un fait divers, il sait quels risques il prend, il sait que ne pas les considérer serait d'une inconscience criminelle. À mélanger sans ménagement les témoignages réels et la reconstitution, il frôle pourtant le pire. Son héroïsme est d'y aller tout de même gaiment, de ne rien contourner, de trouver à tout une solution par la mise en scène.
* Un autre plan, plus tôt, annonçait le fond bleu trop prononcé : la première apparition de Matthew McConaughey — trop de chapeau, trop de bottes sur la table, trop de stores, trop de lumière, trop d'accent — veillait bien à ouvrir la possibilité du faux et de l'usage de faux. Le film allait ainsi pouvoir mentir sur l'essentiel du fait divers (donc sur la partie négligeable du film, qui a bien d'autres chats, et d'autrement plus intéressants, à fouetter) : l'enquête et l'enquêteur, le meurtre et le meurtrier. De là le fond bleu forcé du tatou et par extension l'étrange raccord en plan serré sur MacLaine rendant l'âme.
* Linklater ne s'intéresse en aucun cas à l'art de la reconstitution policière : il laisse ça à quasiment tout ce qui se promène avec l'estampille "faits réels" (pensez au On Death Row de Werner Herzog quand vous verrez Bernie, vous mesurerez tout ce qui les oppose...).
* Je voulais écrire de belles choses sur le scénario du film, cette apologie ambiguë de la gentillesse, cette impression d'un Langisme à rebours : imaginez Fury mais retourné, comme un manteau réversible — je veux dire par là que c'est toujours le même manteau... Mais on se contentera de ça pour un post de reprise.
vendredi 24 août 2012
À fond bleu
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