"Si, tel que nous l'envisageons actuellement, le cinéma n'est qu'un
succédané, une image animée, mais seulement une image des expressions
évoquées par la littérature, la musique, la sculpture, la peinture,
l'architecture, la danse, il n'est pas un art. Or, dans son essence
même, il en est un très grand. D'où les transformations constantes et
précipitées de son esthétique qui essaie, sans cesse et péniblement, de
se dégager des interprétations erronées et successives dont elle est
l'objet, pour se révéler enfin selon sa tendance propre.
(...)
Le
cinéma, découverte mécanique faite pour capter la vie dans son
mouvement exact, continu, et créateur aussi de mouvements combinés,
surprit, lors de son apparition, la sensibilité des artistes qu'aucun
processus n'avait préparés à cette forme d'extériorisation nouvelle, et à
qui suffisaient, pour créer et s'épancher, la littérature, art des
pensées et des sensations écrites, la sculpture, art des expressions
plastiques, la peinture, art des couleurs, la musique, art des sons, la
danse, art des harmonies de geste, l'architecture, art des proportions.
Si beaucoup de cerveaux apprécièrent la portée curieuse du
cinématographe, bien peu en saisirent la vérité esthétique. A l'élite
intellectuelle, comme aux foules, il manquait de toute évidence un
élément psychologique, indispensable au jugement, à savoir que la vision
du mouvement pris sous l'angle : déplacement de lignes, pouvait
susciter l'émotion et demandait, pour être compris, un sens nouveau,
parallèle au sens littéraire, musical, sculptural ou pictural.
Un
appareil mécanique existait, promoteur de formes expressives et de
sensations neuves, latentes en ses rouages : mais, en chacun, fût-il
d'intelligence malléable, nul sentiment ne jaillissait spontané qui
appelait le rythme d'une image mouvante et la cadence de leur
juxtaposition comme un clavier de vibrations longtemps souhaitées,
longtemps cherchées. Ce fut le cinéma qui lentement nous révéla, présent
dans notre inconscient, un sens émotif nouveau nous amenant à la
compréhension sensible des rythmes visuels, et non notre désir raisonné
qui nous le fit accueillir comme un art attendu.
Tandis
qu'inféodés à nos conceptions anciennes d'esthétique nous le retenions à
notre niveau d'entendement, lui tentait, en vain, de nous élever vers
une conception d'art inédite.
Il est assez troublant de
constater la mentalité simpliste avec laquelle nous accueillîmes ses
premières manifestations. Tout d'abord, le cinéma ne fut pour nous qu'un
moyen photographique de reproduire le mouvement mécanique de la vie, le
mot "mouvement" n'évoquant en notre esprit que la vision banale de gens
et de choses animées, allant, venant, s'agitant, sans autre souci que
d'évoluer dans le cadre d'un écran, alors qu'il eût fallu considérer le
mouvement dans son essence mathématique et philosophique.
La
vue de l'inénarrable train de Vincennes arrivant en gare suffisait à
nous satisfaire, et nul, à cette époque, ne songea, qu'en elle,
résidait, caché, un apport nouveau offert à la sensibilité et à
l'intelligence pour s'exprimer, et ne s'avisa de l'aller découvrir au
delà des images réalistes d'une scène vulgairement photographiée.
On
ne chercha pas à reconnaître si dans l'appareil des frères Lumière
gisait, tel un métal inconnu et précieux, une esthétique originale ; on
se contenta de le domestiquer en le rendant tributaire des esthétiques
passées, dédaignant l'examen approfondi de ses propres possibilités.
Au
mouvement mécanique, dont on dédaigna l'étude sensible, on voulut
joindre, dans un but attrayant, le mouvement moral des sentiments
humains par le truchement de personnages. Le cinéma devint ainsi un
exutoire de la mauvaise littérature. On se mit à grouper des
photographies animées autour d'une action extérieure. Et, après avoir
été purement vécu, le cinéma entra dans le domaine du mouvement fictif
de la narration.
Une œuvre de théâtre est un mouvement
puisqu'il y a évolution dans les états d'âmes, dans les faits. Le roman
est mouvement puisqu'il y a exposé d'idées, de situations qui se
succèdent, s'entrechoquent, se heurtent. L'être humain est mouvement
puisqu'il se déplace, vit, agit, reflète des impressions successives. De
déduction en déduction, de confusion en confusion, plutôt que d'étudier
en elle-même la conception du mouvement dans sa continuité visuelle,
brutale et mécanique, ignorant si là n'était pas la vérité, on assimila
le cinéma au théâtre. On le considéra comme un moyen facile de
multiplier les scènes et les décors d'un drame, de renforcer les
situations dramatiques ou romanesques par des changements à vue
perpétuels, grâce à l'alternance des cadres factices avec la nature.
A
la captation du mouvement, pris à même la vie, succéda un étrange souci
de reconstitution dramatique, faite de pantomime, d'expressions outrées
et de sujets joués, où les personnages devenaient les principaux
facteurs d'intérêt, alors que, peut-être, l'évolution et les
transformations d'une forme, d'un volume ou d'une ligne nous eussent
procuré plus de joie.
On perdit tout à fait de vue la
valeur significative du mot "mouvement" que l'on mit cinégraphiquement
au service d'histoires succinctes à raconter dont une suite d’images,
évidemment animées, servaient à illustrer le thème.
Tout dernièrement on (M. Tallier et Mlle Mygra, directeurs du studio des Ursulines)
eut l'heureuse idée d'opposer aux films de notre époque un film
d'autrefois, nous montrant ainsi la caricature de ce cinéma narratif
encore en honneur aujourd'hui sous une forme plus moderne : action
photographiée si loin de la théorie qui point, après des années
d'erreur, du mouvement pur créateur d'émotions.
Opposée
à ces images pleines d'une puérilité savoureuse, combien la prise de
vue toute simple du train de banlieue entrant en gare de Vincennes
semble plus proche du vrai sens cinégraphique. D'un côté l'affabulation
arbitraire, sans aucun souci visuel, de l'autre la captation d'un
mouvement brut, celui d'une machine avec ses bielles, ses roues, sa
vitesse. Les premiers cinéastes qui crurent habile d'enfermer l'action
cinégraphique dans une forme narrative, agrémentée de reconstitutions
falotes, et ceux qui les encouragèrent furent les agents d'une erreur
coupable.
Un train arrivant en gare donnait une
sensation physique et visuelle. Dans les films composés rien de
semblable. Une affabulation, une intrigue, sans émotion. La première
entrave rencontrée par le cinéma dans son évolution fut donc cette
préoccupation d'une histoire à raconter, cette conception d'une action
dramatique jugée nécessaire, jouée par des acteurs, ce préjugé de l'être
humain, centre inévitable, cette totale méconnaissance de l'art du
mouvement considéré en lui-même. Si l'âme humaine doit se prolonger dans
les œuvres d'art, ne le peut-elle qu'à travers d'autres âmes façonnées
selon une cause ?
La peinture cependant peut créer
l’émotion par la seule puissance d'une couleur, la sculpture par celle
d'un simple volume, l'architecture par celle d'un jeu de proportions et
de lignes, la musique par l'union des sons. Point n'est besoin d'un
visage. Ne pouvait-on considérer le mouvement sous cet angle exclusif ?
Les
années passèrent. Les méthodes d'exécution, la science des metteurs en
scène se perfectionnèrent, et le cinéma narratif, dans son erreur,
atteignit la plénitude de sa forme littéraire et dramatique avec le
réalisme.
La logique d'un fait, l'exactitude d'un
cadre, la vérité d'une attitude constituèrent l'armature de la technique
visuelle. De plus, l'étude de la composition intervenant dans
l'ordonnance de ses images, créa une cadence expressive qui surprenait
et que l'on assimilait au mouvement.
Les tableaux ne se
succédaient plus indépendants les uns des autres, simplement reliés par
un sous-titre, mais bien dépendants les uns des autres dans une logique
psychologique émotive et rythmée.
A cette époque les
Américains furent Rois. On revenait petit à petit par un détour au sens
de la vie, sinon au sens du mouvement. On travaillait bien sur une
affabulation mais on décantait les images qui ne se présentaient plus
alourdies de gestes inutiles ou de détails superflus. On les équilibrait
dans une harmonieuse juxtaposition. Plus le cinéma trouvait de
perfection dans cette voie, plus, selon moi, il s'éloignait de sa propre
vérité. Sa forme attrayante et raisonnable était d'autant plus
dangereuse qu'elle faisait illusion.
Des scénarii
habilement construits, des interprétations splendides, des décors
fastueux jetaient le cinéma à corps perdu dans les conceptions
littéraires, dramatiques et décoratives.
L'idée
"action" se confondait de plus en plus avec l'idée "situation", et
l'idée "mouvement" se volatilisait dans un enchaînement arbitraire de
faits que l'on rendait brefs.
On voulait être vrai.
Peut-être oubliait-on que dans la représentation du fameux train de
Vincennes, alors que nos esprits surpris par un spectacle nouveau
étaient nets de traditions, l'attrait que nous y avions trouvé résidait
moins dans l'observation exacte des personnages et de leurs gestes que
dans la sensation de vitesse (minime alors) d'un train fonçant droit sur
nous. Sensation, action, observation, la lutte commença. Le réalisme
cinégraphique, ennemi des vains commentaires, ami de la précision,
recueillit tant de suffrages que l'art de l'écran parut avoir atteint
avec lui un sommet.
(...)
Il nous est
permis de douter que l'art cinégraphique soi un art narratif. Pour ma
part, le cinéma me semble aller plus loin dans ses suggestions sensibles
que dans ses précisions sans appel.
(...)
Jusqu'ici
des documentaires réalisés sans idéal ni esthétique, dans le seul but
de capter les mouvements des infiniment petits et de la nature, nous
permettent d'évoquer les données techniques et émotives de la
cinégraphie intégrale. Ils nous élèvent pourtant vers la conception du
cinéma pur, du cinéma dégagé de tout apport étranger, du cinéma, art du
mouvement et des rythmes visuels de la vie et de l'imagination.
Qu'une
sensibilité d'artiste, s'inspirant de ces expressions, crée, coordonne
selon une volonté définie, et nous touchons à la conception d'un art
nouveau enfin révélé.
Dépouiller le cinéma de tous les
éléments qui lui sont impersonnels, rechercher sa véritable essence dans
la connaissance du mouvement et des rythmes visuels, telle est la
nouvelle esthétique qui apparaît dans la lumière d'une aube qui vient.
(...)
Le
cinéma qui prend tant de formes variées peut aussi demeurer ce qu'il
est aujourd'hui. La musique ne dédaigne pas d'accompagner des drames ou
des poèmes, mais la musique n'aurait jamais été la musique si elle
s'était cantonnée à cette union des notes avec des paroles et une
action. Il y a la symphonie, la musique pure. Pourquoi le cinéma
n'aurait-il pas son école symphonique ? le mot symphonie n'étant employé
ici que par analogie. Les films narratifs et réalistes peuvent user de
la souplesse cinégraphique et poursuivre leur carrière. Mais que le
public ne se méprenne pas : le cinéma ainsi considéré est un genre, mais
on le cinéma véritable qui doit chercher son émotion dans l'art du
mouvement des lignes et des formes.
Cette recherche du
cinéma pur sera longue et pénible. Nous avons méconnu le sens véritable
du septième art, nous l'avons travesti, rapetissé, et maintenant, le
public, habitué à ses formes actuelles charmantes et pleines d'agrément,
s'est créé de lui une idée, une tradition. Il me serait facile de dire :
"La force de l'argent seule arrête l'évolution cinégraphique." Mais
ceci n'est que fonction de cela et cela englobe le goût du public
et son accoutumance à une manifestation d'art qui lui plaît ainsi. La
vérité cinégraphique sera, je crois, plus forte que nous et, bon gré mal
gré, s'imposera par la révélation du sens visuel.
(...)
Le
cinéma, septième art, n'est pas photographie de la vie réelle ou
imaginée comme on a pu le croire jusqu'à ce jour. Ainsi considéré il ne
serait que le miroir d'époques successives, restant incapable
d'engendrer les œuvres immortelles que tout art doit créer.
Prolonger
ce qui passe est bien. Mais l'essence même du cinéma est autre et porte
l'éternité en elle puisqu'elle ressort de l'essence même de l'univers :
le Mouvement."
* Ramené à l'échelle domestique, une fois le nombre de personnages réduits à une sphère intime, donc à moins de corps différents pouvant emplir et surtout traverser le cadre, cet œil anagogique pourrait être menacé d'épuisement. Skurstenis prouve l'inverse, en affinant encore cette acuité bienveillante : c'est toujours les entrées et sorties de champ qui guident les raccords, mais Pakalniņa s'est rapprochée, regarde de plus près, fragmente les corps, non pour en faire plus artificiellement, mais pour les mieux mêler. Quatre pieds de fillettes au sol ; l'un sort par le haut ; trois pieds de fillettes au sol ; un deuxième s'élève à sa suite ; deux pieds de fillette au sol ; et la comptine continue : il n'y a plus que le sol, les petites se sont envolées en balançoire, qui bascule au plan suivant, à quoi s'enchaînera une course en avant, entraînée par l'impulsion du contrepoids, qui fera fuir un chat, qui se transformera en chien, qui se grattera les puces contre le sol et, se roulant dans l'herbe, se transformera en fillette blonde dévalant la pente faible du jardin, dans laquelle glisse lentement la roue d'une brouette aux essieux inquiets, et trois petits chats, un chapeau de paille, un paillasson...
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