* Malgré toute la considération que j'ai pour Badiou, je ne le suis décidément pas sur son terrain cinéphile. Ce qu'il raconte des Arrivants et de Commissariat, dans son interview creuse dans les derniers Cahiers, me laisse comme deux ronds de flanc. Cette idée qu'employer le plan-séquence serait ne pas "faire passer la tension dans la forme", qu'accepter un plan-séquence au banc de montage serait opposer "un refus explicite" au montage, me navre complètement. Reprocher à Commissariat de faire "voir quelque chose et [d'indiquer] expressément qu'on ne le manipule pas", c'est lui reprocher son existence même, c'est le nier ontologiquement ; lui reprocher de "donner sa chance à tout ce qui se passe", c'est un tel niveau de contre-sens et de méconnaissance et d'absence de pensée de la pratique documentaire, qu'il m'est presque épuisant par avance de tenter d'expliquer à quel point le philosophe est dans les choux. En ces conditions jetons alors tout le cinéma direct, accusons Wiseman de ne pas mettre en scène, sur-montons allègrement, continuons de célébrer l'insupportable, et menteur, et laid, et bête, et pourtant terriblement célébré, honteusement célébré, Président d'Yves Jeuland par exemple, ses raccords faux au sens faussaire du terme, ses mauvais mensonges (car oui, toujours on ment quand on monte, je mens chaque jour avec Jiko, avec AM, mais faire un cinéma honnête, c'est penser comment on ment, montrer comment on ment ; et, mieux encore, quand on est Ilan Klipper, montrer comment on pourrait mentir et comment on ne le fait pas, et ceci vaut autant pour Commissariat que pour Sainte-Anne Hôpital Psychiatrique ; voyez dans ce dernier cette séquence époustouflante, sublime, où le recadrage est impossible, la coupe itou, et où un patient disparu du champ devient un buisson hurlant, tout comme Leonor Silveira devient un rocher dans un contre-champ formidable du Party d'Oliveira).
* Pourtant l'interview commençait bien, avec cette idée d'épiphanie, de cinéma comme art de "rendre présent quelque chose qui dans la réalité ne le serait pas vraiment, auquel on ne serait pas attentif, qu'on ne verrait pas. Comme si le cinéma prenait des choses dans ce qui existe et construisait leur présence d'une façon absolument nouvelle." C'est exactement ça, Commissariat, film avant tout théorique, véritable réflexion esthétique sur les moyens du documentaire moderne en tant qu'il post-existe à la télévision (ou même : à la télé-réalité) (comment re-mentir juste).
* La différence fondamentale, tout de même, entre Les Arrivants, beau film honnête, expérience contemporaine de cinéma direct, et Commissariat, immense et malaisant et complexe film sur le cinéma, c'est le recadrage. Prétendre que Klipper et Vernier refusent le montage, c'est être incapable de voir le montage dans le plan, c'est croire qu'un plan-séquence n'est pas monté, c'est oublier que le montage, c'est aussi l'avant et l'après du plan, qu'un plan-séquence est intégré dans un tout et qu'un plan-séquence est un choix. Que, choisir de faire un plan-séquence, ça veut dire pouvoir être immobile au tournage ; tandis que se déplacer pour changer d'angle, c'est faire le choix du mouvement dans le réel, donc du surplus de présence, et aussi le choix de perdre l'intervalle de temps entre la position A et la position B, entre le moment où l'on quitte un cadre et celui où on en retrouve un autre, temps de pensée, de cadrage, de réglages techniques, de redéploiement, de réflexion ne serait-ce que sur la place de la perche. C'est accepter de perdre des minutes, comme Mulder en perdait régulièrement dans X-Files : ces minutes ont disparu et le montage doit pouvoir soit mentir sur cette disparition, et reconstituer une continuité par la convention du point de montage colmateur de brèche, soit marquer une ellipse. Quand Klipper laisse tourner et recadre, parfois brutalement, ou quand sa caméra cherche, paniquée, dans Sainte-Anne, le hurleur introuvable dans le champ présent car caché derrière un buisson, et qu'il décide de laisser au montage cette panique, ce mouvement conventionnellement interdit, quand il fait ce choix de montage-là, il invente radicalement une forme, il écrit un manifeste pour une nouvelle théorie de la mise en scène ; et en 2010, il fut, hormis Godard, le seul à oser le faire.
* Quelques pages avant, Svankmajer parle de "documentaire fantastique" et j'ai bien envie de le détourner pour solder tout ça, car finalement ce disant, ou citant Breton ("Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il n'y a que le réel"), il pourrait bien être en train de confirmer la définition que Duras donne du cinéma (le cinéma c'est la peur, filmer un couloir vide c'est filmer le potentiel de ce couloir, c'est filmer la peur qui règne dans ce couloir parce qu'une caméra le filme, si l'on filme ce couloir vide c'est qu'il y fait peur, comme on dit qu'il fait bon l'été). Il pourrait bien être en train de parler des formes contemporaines du documentaire.
samedi 29 janvier 2011
Le documentaire fantastique.
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2 commentaires:
"tandis que se déplacer pour changer d'angle,"
Tu ne parles pas du tournage avec plus de 1 caméra ! Là, tu récupères les minutes
(mais bon je tatillone)
Oui et non. Oui concrètement, non finalement. Pour l'avoir expérimenté sur les Dragons, tu les récupères mais on te soupçonne de les avoir volées, puisqu'un point de montage est toujours le suspect d'un vol. Dans le film sur la BD que je monte, il y a une séquence où avec Jiko on disait "tiens, on pourrait croire qu'on a filmé avec deux caméras", c'était très troublant, parce que le raccord était un menteur parfait.
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