mercredi 1 juin 2011

De l'outil comme alphabet pour une nouvelle langue.

* Si la fiction avait créé Armand (ce que le film, avec ténacité, s'applique à faire envisager) le film de Blaise Harrison aurait facilement pu être un navet naturaliste de plus. C'est qu'Armand a 15 ans, qu'il est en sur-poids, efféminé, cheveux longs, ton affecté, nez porcin, qu'il ne traîne qu'avec des filles... Lors de la séquence de sport au collège, un certain cinéma français aurait tout fait pour l'humilier. Pourtant ce cinéma français, le pire du cinéma français, ce cinéma de l'humiliation adolescente, des corps adolescents en pieuvres naissantes, cette tarte-à-la-crème-là, dont on ne peut mais et qui pourtant nous revient tous les ans comme le gel et la gastroentérite, ce cinéma d'une province fantasmée comme un réservoir d'ennui lascif et de faits divers glauques et d'abrutis consanguins et d'adolescents violés et de gays tabassés, ce cinéma qui allie la prétention h/auteur et l'obscénité de Jean-Pierre Pernault, qui ne voit la Province que comme les très binaires journaux locaux la décrivent, ce cinéma, donc, Harrison ne cesse de s'en souvenir et de le détourner, de le convoquer pour mieux lui renvoyer sa nullité en pleine poire. Il faut dévoiler le pot-aux-roses et tant pis pour le spoiler, car c'est le seul spoiler possible pour un film complètement tenu par sa mise en scène : Armand, 15 ans l'été, tourné au 5D au plus près des corps, est précisément un documentaire mais découpé exactement comme une fiction.

* Que le film ne cesse de sortir de la zone praticienne que je me suis définie depuis que je mets en scène des documentaires, qu'il me fasse douter sans cesse et sortir de mes codes qui tendaient à se figer, ne le rend que plus passionnant, plus important à mes yeux. Encore hier on se disait avec TBA que le documentaire n'était décidément pas le lieu du gros plan et moins encore en numérique. Harrison prouve le contraire, caressant sans cesse de ses flous veloutés les visages de ses personnages. On se disait de même que le 5D, s'il fallait l'utiliser pour le documentaire, se devait alors de s'inventer une grammaire propre et qu'elle passait nécessairement par l'hypermnésie, la prise en compte de l'augmentation du niveau de détails, le plan large sursaturé d'informations. Le film de Harrison prouve qu'en effet le 5D oblige à une grammaire spécifique, mais, surprise, elle n'a rien à voir avec celle qu'on s'était imaginée, TBA et moi. On se disait que l'erreur du numérique était de singer le 35, à renforts de kits mini-35 et de focales longues. Harrison au contraire s'y rue pour mieux réinventer, convoque dans le réel par ces artifices le spectre redoutable de la fiction classique, joue de ses arrière-plans flous, et s'en déjoue aussi sec en réinvestissant le hors-champ, en réaffirmant donc la notion de choix. Découper comme en fiction au fil d'un tournage documentaire est un choix qui impose de faire moins de plans qu'en fiction, donc qui impose une rythmique différente, mais qui surtout contraint à de vrais choix de regards : regarder de près un visage c'est accepter que ce que ce visage regarde, nous ne pouvons que le supposer par le mouvement des yeux, l'ambiance physique du corps, ou les indices sonores (le dernier plan est à ce titre assez fabuleux, où l'on ne sait plus où est la caméra, où le son, et où le regard s'axe, puisque cet axe, qui entrechoque le diégétique et le filmophanique, est aberrant - de cette même géniale aberration d'axe des regards qui fascinait dans l'impressionnant Fading d'Olivier Zabat) (il faut noter aussi l'épatante séquence du lac et l'aveu, par un recadrage heureusement conservé, du principe très risqué de la croyance en une prescience du cadre - il fallait savoir où la gamine rejaillirait de sous l'eau et ne pas couper avant ce mouvement - qui rappelle, car à force de perfection du découpage on aurait pu l'oublier, le simple pari de l'opérateur au moment du plan).

* De fait Harrison ne nous fait pas mentir sur le principe fondamental : le support de tournage pose des contraintes à partir desquelles il faut inventer une forme. Mais ce qu'il invente ici, au tournage et au montage, est proprement inattendu et j'oserais dire inédit (en tout cas, hormis les expérimentations de Fading, qui pourraient alors faire office de prolégomènes théoriques avant cette mise en pratique tout à fait intuitive, je ne vois pas d'autre exemple). Plus intéressant encore : le plus dur à réussir, semble-t-il, dans Armand, 15 ans l'été, c'est très certainement le plan le plus classiquement documentaire. Il y en a peut-être trois, à coup sûr deux, et le plus flagrant est celui où, à la Maison des Jeunes, Armand pianote sur le net. C'est un plan large un peu tristoune dans des bâtiments administratifs, un peu film de bureaux sociaux, un peu tout-venant du documentaire. Le plan est rapide, on l'oublie aussi vite, il n'a rien de honteux mais c'est peut-être le seul qui ne produise pas d'impression de fiction, et puis il est emporté par la coupe et par ce raccord absolument parfait avec le plan large sur la rampe de skate. Mais isolément il prouve encore qu'à nouvel outil, nouveau langage. Klipper, Vernier, Dumora, Le Fourn, Schtakleff, Harrison et sûrement d'autres que j'oublie car il est tard et je fatigue, ont ce point commun d'avoir trouvé l'un et l'autre.

(* Quant à moi, je ne sais pas encore, j'ai touché à beaucoup : ai-je enfin trouvé les miens ? Mes dernières expériences avec la EX1 me plaisent bien, l'outil me va, j'aime bien qu'il soit gros mais maniable, je ne saurais pas disparaître derrière un minuscule dispositif, je ne saurais pas me prétendre transparent. J'ai besoin d'être là vraiment, que quiconque est filmé me voie, je n'ai pas envie qu'on m'oublie. Et puis je ne veux plus lâcher mon trépied, alors je n'ai pas à m'inquiéter de me fatiguer les épaules. Pour ce qui est de ses performances HD, je suis rassuré de n'avoir pas une machine de guerre : j'aime sa neutralité, son goût des lumières naturelles, et des basses lumières surtout. Pas d'hyperdéfinition non plus, un plan large est tout à fait lisible, on ne s'y perd pas à ne savoir que choisir d'y lire. La EX1 fait une moyenne et il ne tient qu'au metteur en scène de la dépasser, en somme, et ce rapport de force me plaît. Mon unique souci, mais réel souci, c'est que le 4/3 de la mini-DV me manque...) (Pour ce qui est du langage, je ne suis pas bien placé pour le dire)

2 commentaires:

les puritains sauvages a dit…

Juste un petit coda technique : le 5D produit une image bien moins définie que n'importe quel camescope HD amateur. La sensation de sa définition est liée au très faible champ focal. Mais il suffit de tourner un plan large avec pour voir que tout est un peu flou, en fait. Il est aussi impossible de reproduire autre chose que cette image chaude et assez proche de l'argentique. Bref, je n'ai pas vu le documentaire en question, mais je parie que son image découle simplement du choix technique de tourner avec le canon. Difficile de faire autrement.

Triptyque Films a dit…

Il est vrai que Jacques ne travaille pas en 5D, par exemple (je ne sais plus quel appareil il utilise).

Et puis quelque part ça ne contredit pas la réflexion de fond : l'outil et le langage.

Et je ne parlais évidemment pas que de la patine, mais bien d'abord et avant tout du découpage.