mardi 14 juin 2011

Prescience et prédestination.

* Il faudrait écrire quelque chose sur cette idée du documentaire tourné, ou au moins découpé comme une fiction. Quelque chose sur la différence entre la prescience du cadre et sa prédestination, qui fait à mon avis que Harrison sur Armand et Klipper sur Sainte-Anne travaillent finalement dans le même sens. Chez eux il s'agit bien de prescience, de prévoir, de deviner. Prédestiner, devancer, au sens être déjà sur place, au sens de mise en place même, est à mon sens un geste plus gênant.

* J'en parle parce que l'exemple de Li Ké Terra m'est revenu puissance mille dans O Céu Sobre os Ombros, un documentaire brésilien signé Sérgio Borges, et qui a été montré à Rotterdam et à IndieLisboa. Le film subjugue pas mal dans ses premières minutes ; une sorte de puissance écrasante et mutique d'une mise en scène embarquée dans le plus cru du réel, présente pour sublimer le réel, le petit geste, le peu, capable de transformer le fait de prendre une douche en un moment sacré ; quelque chose des premiers plans d'un autre documentaire brésilien, Permanencias de Ricardo Alves Júnior, qui lui était à Cannes cette année, et qui faisait illusion un temps avant de révéler que sorti du néo-académisme du plan interminable d'inspiration Pedro Costa, il n'avait pas grand chose d'autre à dire. L'ouverture d'O Céu Sobre os Ombros fascine donc, où l'on se pose la question, disons-le comme ça, de la performance de la proximité. Lorsque la question de la fiction se pose en documentaire, lorsqu'on hésite sur la capacité de l'opérateur à être là sans l'être, lorsqu'on se dit que la caméra est parvenue à une trop complète transparence, ce sont toujours des idées de performance, me semble-t-il, qui viennent en tête en premier lieu. Elles ne peuvent tenir. Je veux dire : un film ne tient pas sur ça. Mon admiration pour un film en tout cas n'est pas là, ne peut s'en tenir là. Quand j'écris sur Armand, "mais comment Harrison fait-il ?", on peut me rétorquer que j'y suis, pourtant, dans cette admiration de la performance. Mais le film n'est pas implacable ; s'il l'était, s'il avait des yeux partout, des yeux magistraux, infaillibles, sans doute serais-je déçu, moins pris, moins surpris. Dans O Céu Sobre os Ombros comme dans les chambres de Li Ké Terra (films choraux tous les deux), la caméra est partout déjà là, partout rivée à son cadre comme la caméra de surveillance dans son angle. Si l'on voit un personnage sortir d'une pièce en fond de plan, le plan suivant est déjà dans la pièce suivante, en face, et le raccord "parfait" sert à surtout oublier l'opérateur, à prétendre qu'il n'existe pas, que la vie seule est venue à l'écran.

* La chose peut sembler anodine car le motif décrit (changer de pièce, oui, bon, pas grave) l'est. Elle saute aux yeux plus tard, lorsqu'une prostituée, que le film suit, racole un client à bord d'une voiture. Le plan est large, posté au bout de la rue, au loin, un peu caché derrière les lampadaires (donc déjà gênant car plan policier, guettant l'action). On suppose, au son, que la prostituée porte un HF. Elle grimpe dans la bagnole et au plan suivant, la caméra est immédiatement posée sur le capot, à filmer à travers le pare-brise ; et rien de l'acte, frontalement, ne nous est alors épargné. La question du sexe ou de la moralité du motif ne se pose même pas à moi à ce stade-là (on peut bien sûr se la poser, se demander pourquoi il fallait montrer le transsexuel se faire sodomiser), ce n'est pas là que je veux aller : je suis déjà écœuré par l'énormité du procédé. Elle est telle qu'en prenant ces deux exemples extrêmes, je veux dire la malhonnêteté de cette démarche de mise en scène, dans le mensonge complet, faite d'odieuse manipulation ; avec ce paradoxe, idiot, que, ce procédant, elle croit se cacher.

* Dans Armand, la faillibilité de la prescience de l'opérateur, qui pourtant a l'œil affûté, se dévoile dans le recadrage raté dont j'avais parlé ; personne ne cherche à cacher qu'on filme. La performance, dont je parlais, je ne lui célèbre aucun culte : elle m'émeut aussi par ses ratés, tout comme m'émouvait le buisson hurlant dans Sainte-Anne. C'est ainsi que les moments d'aberration de mise en scène, dans Armand, me troublent ; mais d'un trouble fertile, jamais je ne les soupçonne de malhonnêteté (le contrat de mise en scène est d'ailleurs suffisamment clair pour que les séquences directement suscitées, commandées par Harrison, et notamment la danse sur la colline, ne soient jamais soupçonnées : on sait qu'elles sont de commande et revêtent immédiatement une autre valeur, qu'on peut dire métaphorique). Le regard par-delà la caméra final est d'ailleurs sublime pour cela : à la fois parce qu'il ne devrait pas avoir lieu dans le dispositif que le film n'a jusqu'ici jamais dissimulé, mais aussi parce qu'il conclut le film : après lui, plus rien de possible au sein de ce film (d'ailleurs le son survit encore un peu après l'image, idée géniale et plus beau générique final de l'année, na).

Aucun commentaire: