mardi 17 mai 2011

Fiction sans friction.

* Qu'est-ce qui fait que la séquence des flics dans La Pivellina n'est pas l'immonde faux suspense qu'elle devrait être, qu'elle est peut-être même sur le papier? Après tout si l'on s'en tient au scénario, dans la caravane, il y a une gamine de deux ans abandonnée par sa mère, qu'on aurait dû logiquement amener à la police pour rapporter son abandon. Et en effet, très tôt dans les dialogues cette option logique-là est évoquée : il aurait fallu l'emmener chez les flics, ça n'interrompait pas nécessairement la fiction, il aurait pu y avoir doute, on aurait pu explorer l'injustice, le soupçon d'enlèvement, la violence, etc. Bref, tout le programme qu'on attend. Et de fait Tizza Covi et Rainer Frimmel n'ont aucune envie des programmes fictionnels que leur situation devrait leur imposer. Pas de complexe chez la mère adoptive, pas de violences subies par la gamine, pas de menace policière, rien de crapoteux, rien de crapuleux. Si Patty et Walter gardent la pivellina dans leur caravane, c'est simplement par générosité, par bonheur, par joie. Et rien ne l'entravera, rien ne bouleversera cela : le programme, scandaleux, que décide de suivre le film consiste à s'attacher à des personnages qui veulent simplement rester ensemble, préserver un bonheur qui vient de s'inviter dans leur vie, qu'ils viennent d'inventer dans leur vie.

* Le film s'hébète d'abord de cela, toute la mise en scène repose sur cet hébètement : caméra portée haut (je parlais de la faible hauteur de la prise de vue chez Costa dans le précédent billet, ici c'est l'inverse : on est à l'épaule et toujours en légère plongée, non pas surplombante mais protectrice, je me disais même, sans doute sottement, en sortant du film, que l'opérateur devait être plus grand que la moyenne, j'y voyais quelque chose de rassurant, de protecteur, je me demande si c'est une volonté ou un hasard, ce point de vue de cadreur géant, si quelque ustensile rehausse à dessein l'appareil un peu au-dessus de l'épaule...), l'axe semble s'accrocher aux personnages et tourner sur eux avec une précaution fascinée, n'avoir d'yeux médusés que pour leur bonheur, le plan semble n'avoir d'autre justification que le bonheur de les voir être au monde sans que le monde leur déferle dessus rageusement, sans que ces personnages expérimentent les péripéties que certaine sociologie naturaliste leur a génétiquement programmées, parce qu'ils sont pauvres, circassiens, que Patty a les cheveux écarlates, qu'ils vivent dans une caravane et que la police vient vérifier leurs papiers... Tous les indicateurs sont trompeurs, le naturalisme ne déferlera pas, alors que ses armes sont constamment dans le champ, mais personne ne s'en sert, et c'est bouleversant.

* La police, donc, qui arrive aux deux tiers du film, je dirais, à la louche, est finalement la seule menace qui pourrait encore rester à ce stade-là du film ; et d'ailleurs déjà on n'y croit plus, c'est-à-dire qu'on sait déjà qu'on en voudra cruellement au film d'en passer par ce subterfuge fictionnel-là si tardivement, et qu'on n'a qu'une peur, c'est que pourtant il y cède et qu'on se soit trompé sur son compte, à ce beau film-là, on lui en voudrait terriblement d'être un menteur, un beau parleur.

* Heureusement le suspense est faux, donc, et vite éventé. Rien de plus logique : une fois encore, le film protège ses personnages de cette dérive, de cette fiction-là, de cette violence arbitraire de démiurge scénaristique. À cela, il préfère bâtir son utopie éphémère et pas dupe, mais son utopie éphémère quand même. Pourquoi les choses ne se passeraient-elles pas bien? Qu'y a-t-il là de si terrible? Pourquoi mettre à mort le bonheur à l'écran? La Pivellina n'accepte de ne contenir dans les parenthèses de son montage qu'un enchantement qui surprend tout le monde, depuis les spectateurs jusqu'au film et aux personnages mêmes.

* La fin à ce titre est finalement, avec l'indéfectible événement déclencheur, le seul véritable artifice de fiction. Un instant on hésite, on est un peu gêné. Et puis on comprend : la parenthèse enchantée se referme là, les ennuis vont commencer, les ennuis finissent sans doute par commencer, mais c'est alors pour un autre film, que sûrement l'on connaît déjà et que Covi et Frimmel n'ont aucune envie de filmer. (Voir le sous-titre : Non è ancora domani)

(* Attente estivale n° 1 : Pudana dernière de sa lignée, sortie le 24 août. Oui, oui, un nouveau Lapsui&Lehmuskallio, miracle !) (j'ai pris un lien au pif, j'avais écrit plusieurs autres choses en 2008 pendant la rétrospective, il faut fouiller un peu, d'ailleurs en général il faut fouiller pour lire quoi que ce soit sur eux) (et pour trouver leurs films n'en parlons pas, je rêve pourtant de revoir Anna ou Les Mères de la vie...) (je crois qu'on ne trouve en DVD et sur KG que les 7 chants de la Toundra, ce qui est déjà formidable, mais le film reste en-dessous de leurs documentaires, dont je garde un souvenir extatique)


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