mercredi 18 mai 2011

En blocs.

* J'écrivais sur Klipper et Vernier que leurs films étaient "enfants du numérique", qu'ils "n'existeraient pas en pellicule", je crois que ça vaut aussi pour L'Exil et le Royaume de Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff. Chez K&V, on posait un cadre et on le laissait se remplir, on laissait tourner à l'infini, on guettait l'instant, on pariait que le monde allait se manifester dans la portion d'espace découpée, ponctionnée, l'important c'était de choisir ce cadre et d'avoir la patience de s'y tenir, quitte à s'y faire chier à attendre longuement, il fallait savoir où se poster et accepter l'ennui, il ne s'agissait pas de surveiller, pas d'être une caméra de surveillance, mais bien d'être là, sans se cacher, d'annoncer "je suis là à filmer, vous pouvez entrer dans mon cadre, mon cadre est dans la Cité, vous pouvez y jouer votre rôle, je suis là depuis des heures, je ne bouge pas, entrez si vous voulez, entrez si vous le décidez, si vous l'acceptez" (Pandore, c'est exactement ça) (c'est même ça redoublé, puisqu'on filme un sas, une porte d'entrée : quand les personnages entrent dans Pandore, ils choisissent d'entrer en scène parce qu'ils veulent rentrer sur une autre scène hors-champ de caméra mais en plein champ du monde, c'est des poupées russes d'auto-représentation). Chez LF&S, on choisit un personnage (enfin, plusieurs, mais chacun leur tour) et on s'y tient, on s'y colle. Je pourrais faire le pont avec ce que j'écrivais hier sur La Pivellina, il y a une parenté. C'est des personnages, du profond respect dans lequel la mise en scène tient ses personnages, que découle la mise en scène. Il y a unité d'approche, mais pourtant on sent que d'un personnage l'autre l'esthétique s'adapte, se plie au rapport de chacun à l'espace, à son rapport physique au monde, et à son rapport physique à la présence d'une caméra (toutes les adresses à la caméra ont cette importance, aucune n'est de blague ni de complaisance ni lourdement méta, toutes ont une valeur narrative forte, une révélation non pas du hors-cadre mais des lacunes du champ, une révélation en creux de l'immensité du monde et du drame, assumé, de l'étroitesse d'un cadre, qui jamais ne saura s'emplir du monde, toujours le traversera, le ponctionnera, n'en prendra qu'un peu, sans cesse livrera ce combat vain d'en prendre un peu, si peu, au mieux). Ce qui reste, c'est le plan-séquence, c'est le morceau, le pan, le bloc.

* Ceci on me l'avait reproché, sur les Dragons, cette esthétique du bloc. Je ne sais pas si c'est aussi enfant du numérique, mais il est vrai que ça vient également, pour ma part, de la fameuse timeline de FinalCut. Je crois que c'est avec Jiko qu'à un moment on plaisantait sur l'idée de construire un film par rapport à sa timeline, à ce Tetris géant qu'est une timeline sur FinalCut. Comme Arnaud à un moment imaginait composer une musique sans musique, juste en dessinant un roadmovie avec le spectre sonore, en se servant du défilement pour recréer un paysage, ici un cactus, là une pierre, etc, etc. Évidemment ça donnait du son absolument inécoutable et ce serait tout aussi idiot de monter sur ce principe. Mais il est évident que pour qui comme moi n'a jamais monté qu'avec des logiciels, les séquences sont dans ma représentation mentale des blocs disposés côte à côte et/ou l'un sur l'autre (même si étrangement on sédimente peu, on empile peu de pistes image, on entasse les pistes son mais les pistes image on aime les laisser rares, très peu de couches, trois à quatre grand maximum dans les coups les plus foireux) et j'imagine qu'il en allait autrement pour qui découpait, épinglait et scotchait.

* Donc on me le reprochait et je ne voyais pas quel était le souci, et devant L'Exil et le Royaume je ne vois toujours pas le problème. On peut le faire, on peut filmer non-stop, s'embarquer dans des plans-séquences simples ou complexes, ne pas déclencher au moment où les choses se passent mais en amont, on peut se permettre du déchet, on peut se permettre de trop filmer et de remplir nos disques durs jusqu'à la garde pour n'en garder qu'une infime partie. Ça a ses revers, bien sûr, ce filmer-trop, on le sait bien, on nous l'a rabâché, vous photographiez trop, vous filmez trop, vous filmez tout et tout le temps, vous ne savez plus choisir, vous n'imaginez même pas qu'il faille choisir... Je commence à en souper, de ce discours : bien entendu qu'on choisit, il faut aussi nous faire confiance, on ne filme pas simplement pour filmer, on filme parce qu'on sent que c'est le moment, on filme en vue d'un film, et puis on reste toujours limités, on a nos batteries, nos cartes à vider ou nos cassettes à changer, nos disques durs à acheter, à copie-de-sauvegarder, nos rushes à transférer, visionner, trier, c'est aussi un pensum de ramener tant d'images, on sait à quoi on s'expose, et on tourne en le sachant, alors évidemment qu'on en fait des choix et que chaque fois qu'on filme, on a une pensée pour ce que ça pourrait être, ce que ça pourrait devenir à l'intérieur d'un montage, on est obligés d'être vigilants, on présume que chaque image est un plan possible, et quand, comme LF&S, on commence à filmer en amont de l'action, on n'a pas droit à l'erreur, puisqu'on ne sait jamais quel sera le point d'entrée dont on aura besoin au montage.

* Sans cela, toutes les séquences avec la blonde militante de L'Exil et le Royaume n'existeraient à mon avis pas, ou bien existeraient différemment, nécessairement amoindries. Personnage idéal pour justifier le dispositif : sans la durée, sans les variations de la durée, ce personnage est je pense inexploitable, puisqu'il est tantôt insupportable, tantôt héroïque, tantôt douteux, tantôt glorieux, et ceci dans une oscillation permanente, en temps réel, dans une ambiguïté et une complexité qui ne prend sens que dans le plan-séquence. C'est un personnage d'action, un personnage-scène-d'action à lui seul, c'est le walk-and-talk incarné, dans toute sa multiplicité. Pour un tel personnage, il n'y a pas d'autre esthétique possible.

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