vendredi 26 octobre 2012
Informer, décrire, ennuyer (ter)
* Comme en post-scriptum, il faut lire la belle interview fleuve de deux des trois réalisateurs de Babylon dans l'Impossible de ce mois-ci, où sont prononcées des phrases d'ordinaire peu admises dans le milieu dogmatique du documentaire, des phrases où l'on n'enjolive pas les Grandes Rencontres Humaines du Magicien Cinéma, où l'on ose parler de forme, de mise en scène, des phrases du genre : "Dès les premiers jours, nous avons décidé que le film ne chercherait pas à expliquer" ; "Il y a un enjeu incroyable dans l'endroit d'où l'on regarde, l'endroit où on choisit de poser sa caméra, telle lumière, telle petite branche, tel visage sur lequel on insiste. Ça change tout. Il n'y a pas d'objectivité." ; "Nous n'avions pas du tout l'intention de faire une oeuvre qui serait là pour montrer la vérité d'un moment donné" ; "On ne voulait pas que les visages ou les corps soient repérables, on voulait montrer la masse. Je reste hanté par les images de ces silhouettes, une file de gens qui vivent plus ou moins la même histoire. On n'a pas cherché à rencontrer les gens : c'était au-delà de l'individu." ; "Il y a des formes qui m'ont plu, que je voudrais continuer à explorer : ces silhouettes d'hommes qui marchent, qui marchent tout le temps. Ils luttaient contre le vent."
* Et le plus beau pour la fin : "On avait imaginé ça à un moment : que le film serait raconté du point de vue des arbres. Nous avons intégré ces plans d'arbres pour dire que ce n'était pas un reportage, pas un témoignage, que nous avions essayé de nous délester de tout ce que nous savions pour nous mettre à la place des arbres, et pour regarder cette cité du point de vue des arbres."
jeudi 25 octobre 2012
Informer, décrire, ennuyer (suite)
* Et je dis que MB filme pourtant bien l'invisible à Bois-d'Arcy : le tableau vert dense des arbres serrés et ses piaillements qui s'éteignent au passage d'un avion, le pylône électrique qui miradore la campagne, les ronds amples des oiseaux lancés sur les nuages... Tout ça est la prison et les Archives du film et tout ce qu'on voudra tisser entre les deux. Comme le trottoir vide était le racisme, la famille et que sais-je ; le reflet du ciel sur le chrome des voitures, la petite-bourgeoisie, le capital, la jalousie et ce que vous voudrez ; les bolides et les passants dans le virage, le temps qui file, à la façon qu’on y verra, tout courbe...
* On sait que la police de l'art en cherche les frontières, mais il n'y a de douaniers postés aux limites des formes et des genres que si et seulement si l'on s'impose et les uns et les autres.
mercredi 24 octobre 2012
Informer, décrire, ennuyer
* Dans un livre de 1992 que personne n'a lu et qui ressemble
à ça
lundi 10 septembre 2012
Leviathan
* Tandis que, sur un blog affligeant, des critiques s'entrelèchent comme de vieux chats dégoûtants, et vont jusqu'à s'auto-interviewer dans un dernier jet d'ego, il faut trouver la patience pour parler un peu de cinéma.
* En Ouanipo, on appelle cryptokinographie une "animation qui ne prend son sens qu'en étant en mouvement." Chaque photogramme pris isolément relève de l'abstraction. Ce n'est qu'une fois le mouvement donné que l'animation devient figurative. Une variante ambitieuse, que je n'ai jamais vue accomplie, suggère que lorsque l'image est figée, ce qu'elle figure alors n'est pas ce qu'elle figure lorsqu'elle est en mouvement. On peut trouver quelques exemples de cryptokinographes plus ou moins heureux ici.
* Les premières minutes du Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, telles que je les ai vues dans leur compression FestivalScope, accomplissent à peu près cette contrainte :
"1 - Des formes d'ensemble et des ensembles de formes, sont arrivés avec un peu de leur milieu, comme si, dans ce qu'est le paysage pour le regard porté sur ce qui se passe, le paysage s'exposait à lui-même par le truchement de ce qui l’habite, c'est-à-dire par le truchement de quelques-unes de ses parties.
Pourtant la vision de l'ensemble reste pleine, le paysage est sans vide, sans trou ni même de zone plus pleine que d'autres.
Le paysage se dédouble en arrivant sur ce qui l'habite, c'est-à-dire il arrive qu’il les comprenne."
* C'est le texte B-1, que je place d'autorité avant le A-1, in Jean-Luc Guionnet, "La répartition des mouettes sur une mer d’huile". Voici les A-1-2-3 :
"1 - Des formes blanches se sont réparties à la surface de l’eau. Elles forment un groupe. Certaines d'entre elles planent légèrement, sans contact, juste au-dessus de l'eau. Leurs formes déployées en l’air et leurs mouvements donnent à la situation et à la position, sur l'eau, de toutes les autres une qualité aérienne : visiblement le groupe entier vient du dessus et non du dessous de cette surface, visiblement, ce sont des mouettes — mais il pourrait en être autrement.* Je ne sais pas ce que regarde Guionnet. Je dis que Guionnet regarde Leviathan.
2 - Certaines de ces formes traversent la surface de l'eau dans l'un ou l'autre des sens possibles mais aucune ne disparaît, en dessous, plus d'un laps de temps. Ce laps leur est visiblement, dans sa constance, commun à toutes : un laps donné, des mouettes probablement, avec la mer. Mais rien ne prouve, sinon une sorte de logique du moindre effort, que la mouette qui apparaît soit celle même qui avait disparu le laps plus tôt. Par exemple, un simple relais, rendrait aussi bien compte de ce qui est visible : une mouette, une nouvelle mouette, apparaît à la surface à la seule condition qu'une autre ait disparu, le laps de temps auparavant. Ce qui se maintient dans ce changement est le laps donné, ce que le temps dure, d'un passage à l'autre, au travers de la surface de la mer. Comme si le compte des mouettes se maintenait en suivant le temps autour du laps quand l'une d'entre elle vient à disparaître ; c'est-à-dire à disparaître pour les yeux.
3 - Quel que soit le système choisi, le nombre des mouettes visibles ne semble pas évoluer, si ce n'est que, par moment, une, ou plusieurs mouettes, s'élèvent au-dessus de la surface ; certaines pour finalement se replacer au sein du groupe, mais d'autres pour s'élever toujours plus haut, au point d'en perdre leur forme, ou d'autres encore pour s'éloigner, tout en restant au plus proche de la surface de l'eau... parfois même effleurant la surface du bout de l'aile, du bout de la patte ou de tout autre bout de leur corps. À l'intérieur du champ que ces possibles établissent, toute combinaison semble pouvoir arriver."
* B-2, extrait :
"Ce que les laps dans le temps induisent : une constante.
Quand voir revient à compter, il faut des uns : pour pouvoir compter dans ce qui est vu, il faut que des morceaux du temps, de l'espace et du reste de cette vision soient pris pour un.
Quand rendre compte revient à inventer un système causal pour que le compte de ce qui se compte se justifie et se maintienne… pour que le système se maintienne.
Comme si le compte se maintenait dans ce qui reste inchangé — sans que cet inchangé, pour autant, ne puisse se compter comme partie de l'étendue du paysage… sans que cet inchangé ne soit pris pour un, ou compter comme partie de l’étendue du paysage.
Tout cela, ce compte, ces causes, ce maintient, tire des lignes dans le temps et dans l'espace, qui toutes se croisent en un centre : les yeux qui regardent ce moment, cet endroit. Et en se croisant dans les yeux, ces lignes font un paysage, une vision de l'étendue, ce paysage-là."
* Il voit Leviathan et il se demande comment ces lignes font un paysage. La forme, par le temps, par le mouvement.
* Parfois la caméra glisse sur le fond du bateau, au milieu des poissons mourants. Elle peut alors se laisser ensevelir par les écailles tièdes et visqueuses, ainsi que dans tant de films on enterre la caméra avec les morts. Il restera un mince filet de jour au milieu des cadavres de poissons. On ne saura l'interpréter figurativement que par le mouvement et le temps : la forme seule est abstraite. L'image fixe dit trait blanc sur fond noir. L'image mobile dit rai de lumière dans un amas organique noir.
* Elle peut aussi glisser par l'écoutille (je dis écoutille, mais je me trompe peut-être, je ne connais pas le vocabulaire marin : c'est un trou, quoi, une ouverture dans les parois du pont qui tombe droit dans la mer) avec une tête de poisson mort et à sa suite plonger, sombrer, dans un fatras de bulles et d'étoiles de mer, tout comme dans l'espace au milieu des comètes, et tout ceci confirme que nous étions dans un vaisseau, il y avait ces hommes forts qui enroulaient des gros câbles tombés du Nostromo, et au bout de la nuée d'étoiles, il y avait ce gros paquet de nageoires et de tentacules, qui s'entortillait en un amas rassemblé par de fortes mailles, un amas vivant, comme ces nuées d'étourneaux qui virevoltent, grégaires, avant de se poser, et prennent la forme qui effraiera les prédateurs le soir venu en attendant l'envol matinal, et c'est bien sûr Giger qui a dessiné tous les filets de pêche du monde.
* Elle peut aussi, au ras du pont, suivre la mouette qui clopine et n'arrive plus à s'envoler, à grimper la marche, et de dépit se suicide par l'écoutille.
* Elle peut s'accrocher partout, face-hugger le visage des marins, filer sous l'eau, bondir hors de l'eau, envahir de nuit un épais nuage de mouettes, les frôler, retomber sous l'eau noire, rejaillir hors de l'eau, plusieurs fois, prendre de la hauteur à chaque bond, en tenter un plus haut que les autres, voler plus haut que les mouettes et, dans l'air, se retourner littéralement, mer devenue ciel, mouettes volant sur le dos, et planer ainsi, sans qu'on comprenne jamais quel opérateur a eu les super-pouvoirs pour faire ça.
"B - 10 - Le négatif du paysage est aussi plein que son positif. L’espace des relations est plein de son opposé : l’espace des termes matériels. Il y a autant de lignes de partage que l'on veut, il y a autant de termes que l'on veut.
Ce qui sépare les causes des effets, entre les mouettes et les mouvements marins de la surface, n'est ni d'eau, ni d'air, ni de mouettes, tout en étant du paysage vu.
Présenté, au départ, en opposition à ce qui serait son négatif en tant qu'espace de relations inventées et à inventer à partir de ce plein, le paysage se pose maintenant dans la plus grande neutralité qu'il est possible, pris entre ce négatif relationnel et ce positif matériel comme passant, ou durant le long d'un partage matériel de ses possibles — et inversement.
Le sens de toutes ces durées, se spirale. Et sans doute, toute la logique de la vue est-elle de retarder le plus possible le bouclage et alors l'évidence de ces spires du paysage. Exactement, il s'agirait de les écarter le plus possible pour que, tout en restant spires, et tendant vers la droite, de l'espace puisse les séparer — comme un ressort tourné contre lui-même grossit en laissant voir le détail de chacune de ses spires.
Le paysage est un espace second pris entre deux premiers, un tiers : le paysage, dans sa plénitude, comme fragile ligne frontière séparant l’immensité spatiale de toutes les relations possibles d’une autre immensité : celle de l’ensemble des termes individués qui, de proche en proche, reconstitue la continuité de l’étendue.
11 - « Les mouettes font la mer mais la mer fait les mouettes ». Par là était posée la spirale mais aussi le choix d'un point de départ dans cette spirale : « les mouettes font la mer ». Tout arbitraire qu'il puisse être, ce point de départ, ou même ce point tout simplement, dans le bouclage des relations qui font devenir le paysage, est un point d'appui pour avancer dans ce que l'on peut dire de la répartition des mouettes au voisinage de la surface de la mer. Il s'agira dès lors de ne pas oublier l'arbitraire de cette origine.
Une boucle, autant dire une absence d’appui.
12 - Le grand groupe des mouettes est ouvert sur l'horizon proprement numérique de l’individuation dans le paysage. Chaque problème posé à la vision par le paysage, ce qui s'y passe, se perd à la mesure de son propre horizon. Le nombre de groupes possibles est arbitrairement grand, parce que le nombre de mouettes reste ouvert sur celles qui disparaissent et sur celles qui arrivent. Cette grandeur arbitraire, c'est-à-dire l'ouverture sur un possible infini numérique dans le paysage, se tend, au travers de la vision, et se propage depuis l'horizon de tous les grands nombres.
Les différents niveaux de complexité, les différentes échelles, s'empilent selon des relations causales toujours à double sens : de l'évolution du grand groupe il est aussi possible d'arriver pas à pas, niveau après niveau, à l'évolution de l'individu mouette dans son unicité. Le sens de la causalité ne semble finalement se décider qu'en fonction des contingences de la vision — de tel ou tel intérêt particulier. Tel ou tel enchaînement causal se décidera compte tenu de ses vertus explicatives : ce qui décide, c'est la cohérence du paysage, sa tenue, quels que soient les détours nécessaires.
Ce pragmatisme de la décision n'est possible aussi librement, que parce qu'une boucle de l'individu mouette à l'individu mouette en passant par le grand groupe de toutes les mouettes sous-tend tout enchaînement — si l'on préfère, pour boucler la boucle, celle-ci peut aller du grand groupe au grand groupe en passant par l'individu mouette.
13 - Pour que le paysage se tienne, le champ de vision en appelle à des causeries perpétuellement ouvertes sur l'irrésolution. Ces causeries s'occupent de mettre en réseau d'implications les différents niveaux de complexité de ce qui se passe dans le paysage (1-2-3-2-1-2-1-3-2-3-2-1-3-2-1- etc.).
On prend appui sur ce qui se compte pour causer.
Causer, c’est inventer des causes, des enchaînements de causes, des systèmes d'enchaînement de causes."
dimanche 26 août 2012
People's Park
* Régulièrement, certains flâneurs dépassent la caméra, s'en distancient, puis reprennent l'avantage. La première dont je remarque le retour doit être une sexagénaire, haut rose, jupe trop moulante sous le genou. Elle danse — les vieilles dames dansent beaucoup dans le film de J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn — et sa jupe l'empêche un peu, lui tient les genoux trop proches. Alors elle se tortille comme elle peut, place son point d'équilibre à mi-jambes, et telle est sa danse. Mais ce qui m'émeut avant tout, c'est que je la reconnais. Elle dansait déjà dans la première "scène" et la voici dansant à nouveau, ici, ailleurs, un peu plus loin : à dix minutes du début du film.
* Je mets des guillemets à "scène", mais je ne devrais pas. People's Park est certes un plan-séquence mobile d'une heure et quart, cela ne l'empêche pas d'être un assemblage de scènes, i.e. d'unités de temps et de lieu. Mais des temps et des lieux concomitants ; ou plutôt, comment dire, corrélatifs — si je fais le distinguo, c'est que je veux insister sur ce qu'ils ne sont pas tout à fait simultanés, pour ce qui concerne leur enregistrement : ces unités existent indépendamment, ont eu leur simultanéité, que seules des caméras multiples quadrillant et fragmentant l'espace pourraient restituer dans leur concomitance en les reproduisant côte-à-côte. L'effet d'un tel choix de mise en scène est de subsumer ces unités indépendantes à une unité plus grande et strictement cinématographique : le plan-séquence (qu'on ne confondra pas tout à fait avec le film : le plan-séquence est cet ensemble, mais le film comprend également les deux coupes, d'ouverture et de clôture, les génériques et le choix de continuité du son sans l'image sur ceux-ci, ce qui quoi qu'on en pense n'est pas rien et relève aussi bien du montage, de l'effet, donc de la conséquence esthétique et sensible). Leur géographie les relie par la carte, bien sûr, puisque toutes ces scènes ont lieu dans le même parc chinois — mais à partir de quelle échelle considère-t-on qu'un espace n'est plus la même unité géographique ? Ce que produit le cinéma ici, c'est évidemment l'alliance du temps et du mouvement : c'est le moment de la prise de vue qui donne ses bornes à l'action et le mouvement d'appareil qui la qualifie. Évidences, peut-être, ou pour le moins mécaniques originelles de tout plan, de tout film tourné avec une caméra ; néanmoins rarement à ce point principielles.
* Dans On Rubik's Road, Laïla Pakalnina avait mesuré l'étendue du réservoir narratif et esthétique que peut constituer un lieu public — en l'occurrence, déjà, un parc. La démonstration se faisait par le montage et les entrées de champ : c'est la traversée des plans qui en écrivait les histoires ; quant aux raccords, ils les filaient, leur inventaient des continuités de mouvement qui emportaient le sens, quand bien même les sujets traversants n'étaient pas véritablement raccord (autres personnes, mêmes traversées). Il s'agissait de trouver, dans ou malgré la fragmentation, le trait d'union que le cinéma pouvait bâtir : la mise en scène. People's Park nage en ce même réservoir et, si la démonstration semble a priori ne pas se jouer sur le même mode (plans multiples versus plan unique), in fine ses termes sont similaires.
* J'avais déjà tenté d'écrire sur le plan-séquence documentaire, ici, "contre" Badiou. People's Park m'y ramène, en luttant contre un autre reproche communément formulé, celui d'un certain romantisme du hasard et de la chance, d'un fantasme acheiropoïètique, la croyance en ce geste miraculeux ahumain, non-guidé par la main de l'homme — soit, en documentaire, un geste censément guidé par le petit bonheur des tangages du Réel, tangages dont le schème n'appartiendrait qu'à Dieu. En bon athée, j'y ai toujours préféré le verbe d'action de Renard, le je-tu-elle-nous-vous-ils panthèise-s-ons-ez-ent, en ce qu'il subjective et libère l'arbitre, même sur ce terrain miné de l'intervention "divine" sur l'art.
* Pour tenter de mieux dire : au-delà des choix de coupe et de générique déjà notés plus haut, l'action de J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn n'est pas simplement d'être là à filmer. Elle est aussi de filmer à telle hauteur (relativement basse, à peu près sous la poitrine, un peu au-dessus de l'enfant, hauteur étonnamment adolescente), à tel rythme (lenteur assez constante, mais pas non plus montée sur coussin d'air, sujette aux aléas anti-mécaniques du steadicamer engagé sur les chemins, fendant la foule assemblée, tenu par principe à une mobilité permanente mais tenté de ralentir ou d'accélérer selon ce qui se déroule devant son viseur, grimpant des marches comme possible, manquant trébucher ou heurter un promeneur, etc.) et allons plus loin, tel jour, à telle heure de la journée, selon tel ou tel parcours. Il y a donc cette maîtrise-là et il y a bien sûr aussi tout l'accident, le très fameux et très célèbre Accident, souvent célébré comme le Grand Machin Décisif de l'Approche Documentaire. Mais la beauté de People's Park ne tient pas tant dans l'Accident que dans sa gestion : la grande réussite du film est en effet à la fois de faire percevoir l'infinité d'événements qu'il serait possible de filmer, mais aussi d'accepter l'éventualité de ne pas arriver à temps pour les filmer. D'arriver avant ou après l'action pour laquelle un attroupement se forme, s'est formé, est en train de se former/déformer/reformer. D'aimer autant les préparatifs de l'événement ou l'odeur encore dans l'air de l'événement passé (cette chaleur qui retombe, cette poussière qui tourbillonne encore tandis qu'on en range les reliefs), que l'événement lui-même. L'Accident, donc, mais en vérité sa gestion : ne pas recommencer le plan-séquence parce qu'on n'est pas tombé pile au bon moment, accepter de garder le moment d'échec. Gérer l'accident documentaire, c'est ne pas conserver que les miracles, ne pas prétendre qu'un doigt divin les règlerait comme du papier à musique, mais bien conserver les moments de panique du cadreur cherchant vainement un trou par lequel dévoiler une action qu'un mur humain dissimule ; les moments d'inspiration du cadreur qui panote, impressionné, sur telle personne en contre-plongée et se laisse à sa suite égarer volontairement dans les branchages, un bout de promenade durant, avant de revenir à la hauteur habituelle ; les moments de dévoilement du cadreur qui, glissant à pas de crabe face aux personnes filmées se laisse dévisager par elles en autant de regards caméra troublés, inquiets, amusés, dubitatifs, las, revêches ; les moments d'humilité du cadreur qui, hésitant à faire ces pas de crabe face à un couple mystérieusement éploré, enlacé, effondré sur un banc, l'une recroquevillée sur les genoux de l'autre, décide contre le principe de mise en scène de s'en détourner finalement...
* On pourrait écrire aussi sur la confrontation du couple d'occidentaux derrière la caméra et du supposé exotisme contextuel. De Sniadecki, j'avais vu précédemment le Foreign Parts, documentaire centré sur ce quartier du Queens où, émergeant de nids de poules géants noyés d'eau de pluie, des mécaniciens rafistolaient de vieux gamos décatis. Il m'avait semblé qu'y présidait justement une fascination presque folklorique pour un paysage par avance mythifié et des acteurs tout aussi stéréotypiquement définis. Devant Foreign Parts, je voyais donc surtout la fierté, par trop affichée, de parvenir à reconduire par le documentaire une mythologie que la fiction américaine a définitivement arrimé à notre champ de représentation. Ce mouvement de démonstration de force à reproduire le déjà connu (pourtant, pas de quoi se vanter) se retrouvait aussi dans une recherche d'angles plus ostentatoires que justes, presque ironiques dans leur positionnement même. Le local y devenait typique, le typique y prétendait au cool, le cool s'y néantisait au format carte postale. Par ce zigzag à hauteur d'adolescent stupéfait qu'est People's Park, J.P. Sniadecki & Libbie Dina Cohn évitent l'ironie, la photo-souvenir, et préservent la distance du voyageur joyeusement égaré là — grand événement dans le film, qui pourtant ne dure qu'une seconde : l'apparition sur un chemin d'un couple d'Européens en short, mirettes aussi écarquillées que les nôtres, à distance et pourtant bien présents, dans ce parc où l'on se montre sous son jour endimanché (le choix du lieu permet d'ailleurs aux réalisateurs de s'accepter comme assistant aussi à un spectacle déjà mis en scène et, par conséquent, de ne jamais prétendre montrer une Chine une et entière, telle qu'en un improbable quotidien invariable).
* Beaucoup songé par la suite aux deux films qu'Yves Béliard-Castebert a tournés en Inde, formidables films de vacances en lutte constante contre la tentation du tourisme et de l'exotisme. Mais c'est une autre histoire et puis personne ne les montre, hélas. J'espérais monter un ciné-club documentaire où il pourrait les présenter lui-même, mais le projet a capoté et pour l'instant, aucun moyen de montrer les films d'Yves, pas davantage que ceux de Régis Lacaze... Un jour, un jour, patience...
vendredi 24 août 2012
À fond bleu
* Puisque le tatou et le couple Jack Black-Shirley MacLaine, dans Bernie de Richard Linklater, ne sont pas dans le même plan, l'usage du fond bleu ne peut s'expliquer que par les bienfaits de sa laideur. Sa laideur en effet est indéniable : perspectives inexactes, éclairage inharmonieux, contours au cutter... Dans La Nuit d'en face, qui n'était pas vraiment un film mais un empilement d'expérimentations auto-référentielles et chancelantes à usage des Ruiziens fétichistes, Ruiz s'appliquait à ne jamais laisser ses personnages sortir sans leur fond bleu, comme d'autres sans leur parapluie. À remonter la digue du port, à longer les pélicans en parlant d'autre chose, ils en oubliaient parfois de marcher, tandis que le travelling d'illusionniste malheureux poursuivait obstinément son chemin. Effet comique, d'accord, mais aussi effet conscient d'un certain relâchement, d'une raideur qui eût pu faire honte (repensez aux enfants feignant de boxer, par exemple, ce pincement de honte devant ces gestes mal transmis, cette impression d'un legs de gâtisme jusque dans le jeu des gamins...). Déjà, dans La Maison Nucingen, une table bancale devenait le point d'appui d'un film volontairement croulant ; dans La Nuit d'en face le fond bleu devient la marque infamante du film-tableau, cette maladie que Ruiz savait récurrente et contre laquelle il luttait (parfois).
* Donc, disais-je, quand les acteurs ne marchaient plus, le fond bleu continuait sa route ; et le contraire était possible. La blague se comprenait assez bien, assez vite. On espérait qu'elle ne se répéterait pas trop. Quand soudain ce plan : Jean Giono marchant sur un tableau ; je veux dire : à fond de tableau, presque comme on dirait à fond de cale — à fond bleu, longeant le dessin d'une rue. Blague encore, bien sûr : cette peinture de rue était un trompe-l’œil posé au fond du trompe-l’œil numérique, un dessin sur le mur, que Giono finissait par dépasser pour retrouver la vraie rue, dévoilant du même coup les trucs du magicien. J'écris tout ça longtemps après la sortie, je ne sais plus bien l'issue du plan : une fois le trompe-l’œil dépassé, ne découvre-t-on pas qu'il s'agit du seul vrai plan d'extérieur, justement sans blue-screen ? Ou bien c'est moi qui enjolive ?
* Avez-vous vu les plans "ratés", que Ruiz conserve quand même ? J'en ai noté deux : le premier, ce n'est pas grand chose, est un timing mal estimé lors d'un des fameux travellings allers-retours, où une femme poussant vélo, au tout dernier plan, n'avance pas précisément au même rythme que l'appareil et tombe légèrement à côté des apparitions-dévoilements prévus par les béances des murs ; le second est plus surprenant, qui prend place lors du tonitruant départ en retraite, à la fin d'un même mouvement d'essuie-glace : un figurant se replace mal, en plein devant la caméra, lui présentant l'arrière de sa tête et cachant le cœur du plan — et puis quand même il se retourne, l'air gêné, on imagine la voix du caméraman, ou encore, plus savoureux, celle de Ruiz (forcément moins romantique que le "Coupez !" final, donné un peu par chantage en fin de générique pour qu'on y verse une larme), qui lui ordonne de dégager, qui l'engueule d'avoir gâché la prise, et le mec de se carapater hors champ, pas fier... Mais in fine Ruiz garde cette prise, la montre telle quelle, dévoile tout. C'est encore mieux ainsi.
* Ce n'est en aucun cas l'art de la reconstitution historique qui importe à Ruiz, qui laisse ça aux antiquaires, mais bien la chaleur atomique qu'occasionne son actualisation, son frottement au contemporain.
* Dans Bernie, donc, ce plan-là, ce fond bleu lors de la chasse au tatou, il vaut pareil. Il vaut honnêteté. Linklater est téméraire mais pas idiot : il sait ce qu'il engage en docu-fictionnant un fait divers, il sait quels risques il prend, il sait que ne pas les considérer serait d'une inconscience criminelle. À mélanger sans ménagement les témoignages réels et la reconstitution, il frôle pourtant le pire. Son héroïsme est d'y aller tout de même gaiment, de ne rien contourner, de trouver à tout une solution par la mise en scène.
* Un autre plan, plus tôt, annonçait le fond bleu trop prononcé : la première apparition de Matthew McConaughey — trop de chapeau, trop de bottes sur la table, trop de stores, trop de lumière, trop d'accent — veillait bien à ouvrir la possibilité du faux et de l'usage de faux. Le film allait ainsi pouvoir mentir sur l'essentiel du fait divers (donc sur la partie négligeable du film, qui a bien d'autres chats, et d'autrement plus intéressants, à fouetter) : l'enquête et l'enquêteur, le meurtre et le meurtrier. De là le fond bleu forcé du tatou et par extension l'étrange raccord en plan serré sur MacLaine rendant l'âme.
* Linklater ne s'intéresse en aucun cas à l'art de la reconstitution policière : il laisse ça à quasiment tout ce qui se promène avec l'estampille "faits réels" (pensez au On Death Row de Werner Herzog quand vous verrez Bernie, vous mesurerez tout ce qui les oppose...).
* Je voulais écrire de belles choses sur le scénario du film, cette apologie ambiguë de la gentillesse, cette impression d'un Langisme à rebours : imaginez Fury mais retourné, comme un manteau réversible — je veux dire par là que c'est toujours le même manteau... Mais on se contentera de ça pour un post de reprise.
lundi 26 mars 2012
dimanche 11 mars 2012
De Mars
* C'est en repensant aux Dialogues de morts à propos de la musique que je me suis dit que deux squelettes ne parlaient pas de musique dans ce livre. Je veux dire que rien ne m'indiquait que deux squelettes étaient bien en train de faire cette randonnée dans la nature, tout en s'engueulant sur des questions liées à la musique. Il y a bien un dialogue à propos de la musique. Mais je ne sais pas si ce sont des squelettes qui le tiennent. C'est que, tout est assemblage d'os : la montagne, les arbres, la chaise, les oiseaux, les fleurs. Les squelettes eux-même sont faits de multiples squelettes, jamais les mêmes assemblages, jamais la même ossature. Quelque chose se dispose pourtant, il suffit d'occuper l'espace du torse pour qu'on pense et comprenne torse. Même s'il s'agit d'un crâne. Le bassin au bout du cou est une tête. Pousse une pelouse de tibias, tandis que les cages thoraciques grisonnent dans le ciel, par-dessus les forêts de phalanges...
* Alors quels morts ? Qui est mort ? Le rock'n roll est mort, tête de mort ?
* Relisant Les Misères et les Malheurs de la guerre, j'y repense, parce qu'on n'y trouve pas d'os, ou alors j'ai mal cherché. On pend, on mutile, on tue partout, c'est beaucoup de chairs et de fumées. Les fumées s'entourbillonnent et, lors du Pillage et de l'incendie d'un village, elles emportent en torsade, comme dans les plis d'une grosse chose pleine de peau, les morts de la guerre - ceci au travers d'une vache géante. Les questions de disposition ici posées ne sont pas les mêmes. L'espace pictural des Dialogues est question d'ossature, donc d'organisation morphologique. Celui des Misères et des Malheurs de la guerre est symbolique, on sait ou on sent que la disposition en est sémantique et référentielle. Pour ma part, je sens cela bien plus que je ne le sais : je sais que L.L. de Mars a nourrit ce livre de peintures qu'évidemment je ne connais pas, que ses représentations sont souvent référentielles, mais cette culture-là, je ne l'ai pas ; j'en ai même pour cela rejeté le livre dans un premier temps, me pensant incapable d'y évoluer seul ; puis j'y suis revenu tout de même, parce que ces chairs mortes, ces fumées vivantes, tantôt émanations ectoplasmiques qui débordent la case (voir l'Estrapade), tantôt plate-formes solides qui temporairement soutiennent les morts à venir (voir l'Arquebusade), parce que ces trous de blanc déchirés dans le noir, parce que ces alignements verticaux qui cinglent la vaste étendue horizontale répétée sur chaque page de droite et que le blanc de la gauche rafraîchit, parce que l'écriture de Grisel d'après Callot, que je ne connaissais pas, et qui écri(ven)t : "Et s'ils reviennent, armés, pour se venger, nous irons dans leurs rangs. Soldats nous le sommes.", ou qui écrit : "Tous ont tué et fait tuer. Tous accroissent leurs possessions.", ou qui écrit : "Ôtez aux voyageurs et les biens et la vie. Survolez, oiseaux, chantez, arbres.", parce que tout ceci me rappelait d'urgence.
* J'ai toujours cette peur, en ouvrant un de ses livres, de n'être pas à la hauteur, de n'avoir pas ce qu'il faut, de culture - et je ne l'ai pas, c'est vrai. Et puis ce n'est jamais grave. "Tu noteras pourtant que ce livre est lisible, que tu l’as lu, qu’il y a donc de nombreuses entrées familières", dit-il - il a raison. Il dit aussi : "Des citations, je n’aurais pas grand-chose à dire ; du point de vue du lecteur, elles viennent surtout s’afficher de leur scandaleuse incongruité. Elles sont hors de leur place habituelle, c’est-à dire qu’elles sont dans la vie courante et non dans le négoce culturel. Les films qui traversent certains récits sont présents dans la même absence de calcul que dans ma vie, ils ne sont pas "à propos", ils ne me mettent pas en valeur comme bonhomme cultivé. Je me fous qu’on les voie ou pas, je ne m’attends pas à être accueilli par eux dans un club. Qu’est-ce que ça offre à la lecture ? Une chance de vitalisation ; exactement comme on rencontre les œuvres dans la vie, sans rendez-vous. On ne croise pas Les fils meurent avant les pères de Thomas Brasch ou le cinéma de Kevin Bronlow parce que c’était notre petite journée thématique allemande ou anglaise. C’était des journées hasardeuses, on lisait tout-à fait autre chose. Peut-être piétinait-on dans la lecture d’Origène. Et ce qui est venu décoincer cette lecture d’Origène, ce n’est pas l’avis de St Jérôme à l’endroit précis où on serait allé le chercher, mais quelques lignes de Brasch ou la vision de En Angleterre occupée qu’on n’attendait absolument pas. C’est une contamination aussi hasardeuse que nécessaire, une hybridation sans révérence. Rigoureusement le contraire de cet inventaire filial que de nombreux imbéciles attendent d’un auteur pour se rassurer sur le fait qu’il a des références. Qu’il le reconnaît humblement. Comme, dit-on, tout le monde. C’est à dire que soit désamorcée sa prétention à l’invention. Ces films, qui traversent si bordéliquement mes récits, s’ils m’accompagnent souvent au moment où je travaille il n’y a rien d’étonnant à ce que, pris dans le cours de leur vie, ils y apparaissent dévoyés sous une forme ou une autre. Ils ne sont pas, contrairement aux apparences, des citations. Ils ouvrent plutôt à une critique radicale, que j’espère féconde, de la citation."
* Plus je lis L.L. de Mars et plus je crois qu'il n'y a pas de lecture unique des livres de L.L. de Mars. Deux lecteurs n'y verraient pas la même chose, n'y ressentiraient pas les mêmes émotions. Et plus ça va, plus je trouve que c'est une des beautés majeures de son travail. Je sais que, parce que je le connais personnellement, je lis et relie ensemble Comment Betty vint au monde, Une brève et longue histoire du monde et Comment Betty vint au discours (paru dans "3") par le prisme de ce que je connais de lui et qui me semble transpirer dans ces récits. De même que j'entends sa voix dans les Dialogues de morts ; de même que je prends pour chef-d’œuvre le film suivant, parce que je l'entends parler de lui (qu'on s'entende : parler de lui non au sens dévoilement intime, rien de cette indécence médiatique au quotidien qui peut s'entendre ce disant ; mais bien parler de quelque chose au plus profond, parler du fond de soi, entendre parler au plus profond de soi) :
et que tout ceci, plus le temps passe, plus j'y suis familier, et moins je sais l'expliquer. Il n'a jamais été mon fort de parler des livres, mais ce rapport intime rend à la fois la chose plus dure encore, et à la fois son impossibilité plus douloureuse : j'aimerais avoir de quoi dire ce qui m'y submerge, ce que j'y comprends sans forcément comprendre, ce que j'y ressens qui ne touche peut-être que mon esprit et mon cœur mais que j'aimerais extérioriser mieux.
* Comme si ce qu'on accuse d'être cérébral et distancié dans cette œuvre, relevait désormais pour moi d'un romantisme inopiné ; et qu'il est dur, dès lors, de lui trouver des mots !
samedi 10 mars 2012
The Portrait of a Lady
* Nicole Kidman est une Minnie rousse. Deux oreilles de cheveux sont plantées sur sa tête. Parfois, leur poids la fait pencher d'un côté ou de l'autre. Elle a de petits gestes, étonnants, précis, modernes. Elle ne sort ni du magasin de poupées ni du musée Grevin. Quand la fiction en costume la rattrape, elle ne se laisse pas vieillir. Si l'homme sort avec fracas de la chambre, elle est assise comme un mec, l'amazone, et claque sur lui la porte, du bout des orteils - et qui ne voudrait être ainsi remercié, du coup d'un tel pied ? Si elle doit marcher vite, elle tire à belles mains le tissu sur ses hanches et dévoile ses chevilles, sans émoi - et qui ne saisirait l'anse accueillante qu'alors son bras dessine ? Quand elle enlève ses grôles, elle y fourre son nez pointu - et si ses pieds puent, on veut aussi les sentir. Quand elle chipe une cigarette, on accroche à ses mains les fils de nos yeux, et ceux des personnages, même les fils des objets - et le monde entier devient sa marionnette. La lumière est sienne, s'adapte à son corps. Quand elle se fantasme, couchant avec trois hommes, ces simulacres prennent forme puis disparaissent à son envie, dans des trucages à la Mélies. Dans le contre-jour, le crêpe cordiforme qui la couronne garde accroché dans ses boucles un peu du bleu du dehors.
* Mais sous les douches de lumière, dans cette espèce de crypte, à Florence, elle perd tout pouvoir. Ce n'est plus elle qui choisit le lieu, ce n'est plus elle qui décide de la lumière : c'est elle la marionnette. Malkovich joue au magicien, jaillit de nulle part, armé d'une ombrelle striée de noir et de blanc, qu'évidemment il fait tourner, marquant le départ de l'hypnose. Kidman, il la rencogne, il la ramasse, il la domine. La plaque au mur à grands coups de sérénade et d'effets de manche. On est tout près d'eux, on respire leurs haleines. Le coup de grâce surgit d'un raccord exorbitant : contre toute règle spatiale, s'élançant du fond du décor en un contre-champ d'une focalisation sauvage, un travelling avant, fulgurant, charge en leur direction, aplatissant Kidman plus encore contre la pierre, en renfort musclé de son amant malin - qui l'aime, dit-il, donc tout est donc perdu.
* Il faudra que ce même travelling avant, avec une même fulgurance, resurgisse d'un impossible point de coupe pour que Nicole Kidman reprenne les rênes de la mise en scène - il ne l'a jamais aimée, comprend-elle, et tout peut renaître.
* Mais en attendant ce travelling libérateur, Malkovich la tient. Ce n'est alors qu'affaire de porte-à-faux : tout comme la caméra de Jane Campion peut commencer à filmer de guingois et se redresser effrontément en cours de plan, Malkovich s'ingéniera à mettre Kidman en déséquilibre - à abuser de sa tyrannie de mise en scène pour la dépouiller du pouvoir qui était sien dans le premier tiers du film. Précisément : désormais, il la place. Dans une lumière blafarde, qui ridiculise sa nouvelle coiffure (c'est maintenant une corde qui enserre sa tête, mais dans le rayon pâle où Malkovich la fait assoir, la tresse fait brioche de cheveux, et peu appétissante pour tout dire ; par ailleurs, harmonisons les comptes, la pointe de flèche de la barbiche de Malkovich se révèle dans ce soleil mort triangle incertain de poils peu conciliants). Sur une pile bancale de coussins, disposés rageusement dans le hors-champ - et Kidman de se contorsionner tandis que, sous le cadre (quoi de plus ridicule que de lutter sous le cadre pour garder la face dans le champ ?), ses fesses compensent, droite, gauche, et cherchent leur assiette. Pire : à terre, par un croc-en-jambes félon, le pied sur la traîne de sa robe.
* Le film suit ce mouvement : 1- elle met en scène, 2- elle est mise en scène. Le troisième temps est celui du conte de fées, où les deux s'acceptent et s'épousent : son nouvel amant aussi sait son théâtre et surgit des buissons, enjôleur sylvain. Mais elle joue son rôle avec autant d'ardeur, autant de plaisir de l'effet, qu'elle aura même droit, in extremis, à un ralenti.
* Récompense pompière, soit, mais récompense sublime cependant.
dimanche 4 mars 2012
vendredi 2 mars 2012
Tavo
* En attendant d'avoir quelque chose d'intelligent à dire sur quoi que ce soit, je pique des vidéos anonymes à droite à gauche. Ci-dessous : Tavo, 12 minutes arrachées à 1980 par on-ne-sait-qui-des-ateliers-Varan. Enjoy.
lundi 27 février 2012
Interlude musical #2
* Je ne désespère pas d'avoir à nouveau quelque chose à écrire sur un grand film. Il faudrait déjà revoir un grand film, donc.
dimanche 19 février 2012
Ce que dit TJ
* "Rien n’est jamais acquis dans le documentaire. C’est d’ailleurs ce qui est fascinant. Il faut beaucoup d’humilité pour tourner un documentaire car, en dehors du cadre, nous ne contrôlons rien, ou presque. En fiction, nous maîtrisons l’histoire que nous avons écrite. La construction narrative précède le tournage. En documentaire nous esquissons une trame, quelques histoires dont on pense qu’elles peuvent se produire, mais tout reste incertain ! C’est cette contingence qui est très belle : tout est événement, même ce qui n’advient pas.
C’est pourquoi la question de la mise en scène est primordiale : c’est le seul pouvoir que l’on a. Maàlich s’est écrit à mesure que je tournais. C’est le lieu qui a présidé à mon envie de faire un film. Je n’avais vraiment aucune idée de ce qui allait se passer. J’avais cependant décidé d’intégrer au film la contingence du réel et de ne jamais taire la surprise mais de la montrer. J’avais demandé à mon cadreur de privilégier les longs plans-séquences, qui ont d’ailleurs souvent été montés tels quels par la suite. Un bon exemple de ce parti-pris serait la première rencontre avec Muslim, le Capverdien qui vit à l’extérieur de l’hôtel, sous les marches. J’arpente le chemin de service de l’hôtel côté Marne. La caméra est dans mon sillage, en plan large pour permettre la découverte du lieu. Soudain, une silhouette se découpe au loin, surgie de nulle part. Je décide d’aller à sa rencontre. Dans un premier temps, la caméra reste immobile, comme hésitant à me rejoindre. Dans ce temps d’arrêt, au fond du plan, j’engage le dialogue. Ce n’est qu’après ce temps de suspends, sans coupe, temps qu’on pourrait dire de courtoisie, qu’elle s’approche, dans les cahots d’un travelling avant sans filet. Lorsqu’elle nous rejoint enfin, la conversation avec Muslim est saisie in medias res. Le flux naturel des choses n’est pas cassé par une mise en place. Tout est brut."
* "Je n’aime pas les mécaniques trop bien huilées, les arcs narratifs qui ronronnent. Ces régimes systémiques d’images et de sons me dérangent. À ces ensembles totalisants, clos, je préfère le fragment qui interroge. C’est au spectateur de combler les ellipses qui donnent sens à l’ensemble. Je crois que la cohérence d’une œuvre ne se donne pas de la même manière pour tous. C’est pourquoi je me refuse à livrer une œuvre linéaire, qui imposerait un sens. La fragmentarité porte atteinte à l’œuvre fondée sur la perfection et l’achèvement, refuse le totalitarisme d’une parole continue, déterministe et fermée au hasard et permet la création dans le dissentiment : voilà pourquoi elle me plait tant."
lundi 13 février 2012
Interlude musical
* Strictement rien à voir ces temps-ci en salles : Mandrin, Almayer, La Taupe, Sur la planche, tous ratés, vraiment, ras-des-pâquerettes. Je me suis promis de ne poster que si je trouvais un film qui en vaudrait la peine, pour contrebalancer les horreurs des derniers machins vus (pas qu'en salles d'ailleurs : nullité consternante du Macaigne ; messieurs les critiques éblouis par tant de vanité, je vous empapaoute) que je décrirai peut-être en post-scriptum de quelque splendeur glânée ailleurs une autre fois.
* En attendant, tous en chœur :
vendredi 3 février 2012
Panouilles et cauchemars
* Insupportable Odessa... Odessa! de Michale Boganim. Travellings sur coussins d'air en tous sens, le film est fini à la feuille d'or, c'est terriblement chichiteux, on glisse, on tourne, on re-glisse, on se tient loin de tout, on fout le "sujet" derrière, support à la "grande forme", on coupe vite mais on lambine quand même... Le réel n'a qu'à bien se tenir : ces films-ci sont beaucoup plus forts, et beaux, et musclés, et parfumés, et colorés, et propres sur eux, que lui (je pense ce disant à d'autres réalisateurs de documentaires, Boganim n'est pas la pire mais prend pour eux, pas de chance, qui m'enquiquinent de plus en plus, fiers de leurs grands moyens, de leurs moyens de fiction avoués comme tels, mais qui ne pensent pas ce faisant à ce qu'ils font au documentaire, font avant tout de la bande-démo, prouvent qu'ils savent travellinguer gaiment, avec soin, et que décidément on devrait les laisser faire autre chose, leur "donner leur chance" avec la fiction, sur un plateau, avec une grosse équipe, et qu'ils arrêtent, grand dieux, de s'abaisser ainsi à filmer le réel, qu'il faut bordel de merde se prendre le chou à sublimer, mais c'est tellement épuisant, il nous aide pas beaucoup, faut pousser la charrette sur les rails, faut le forcer le réel à porter sa cravate, car sûrement, sans la charrette et sans les rails, qu'il serait moche enfin, qu'il ne rendrait rien dans une bande-démo... Mais qu'on les laisse partir panouiller ailleurs ! qu'on nous débarrasse le regard de ces Jeunets du documentaire, par pitié !).
* Sinon j'ai découvert que je n'aimais absolument pas les films de Mati Diop, sauf peut-être Ile artificielle-Expédition, le son en est très beau, on pourrait s'endormir dessus.
* Donc quoi ? Jour sans ? Non, heureusement, trois nouveaux courts métrages de Martin Arnold m'ont sauvé la mise : Self Control, Soft Palate et le porno animalier Shadow Cuts, cauchemardages superbes de poignées de secondes volées chez Disney. Dur d'en parler, on en voit quelques morceaux dans cette affreuse vidéo :
* Quelques photos sinon :
jeudi 2 février 2012
Pourquoi nous produisons, fragments au dictaphone
GM : Nous sommes incapables de faire des films documentaires "classiques", tout simplement parce que ça ne nous intéresse pas : on ne saurait concrètement pas les faire. Ce que Duras écrivait sur le « spectateur zéro », maintenant que je produis, je m'aperçois que c'est complètement vrai. L'immense majorité des spectateurs, par conditionnement culturel et médiatique, aspire à revoir toujours et encore les mêmes films et, dans le meilleur des cas, ne peut aborder une forme nouvelle qu'en passant un sas préalable de rejet. Il nous est arrivé pourtant d'avoir envie de montrer des films en cours de montage à des non-cinéphiles, pour sortir de l'étroitesse embarrassante de notre cercle. Mais n'en ressortent souvent que des observations du genre : « Qui ça peut intéresser ? On ne comprend pas le sujet du film : ce n'est pas ça un documentaire. » On ne nous parle, étrangement, que de l'éventuelle carrière du film et de sa nomenclature. Le spectateur se met à la place d'un programmateur, alors qu'on voudrait avoir accès à son ressenti intime, détaché de toute considération de circulation marchande des images. Hélas, le spectateur lambda n'existe pas : il est souvent déjà contaminé par le discours dominant du marché. Quant aux cinéphiles... Eh bien, finalement, pour le documentaire, ils sont très peu nombreux. L'immense majorité des cinéphiles ne dit pas « documentaire » et « fiction ». Il connaît la différence entre documentaire et reportage, mais il dit « documentaire » et « film ». Comme si un film qui ne se réclamait pas de la pure fiction n'était pas un film : « C'est bien, tes documentaires, mais tu n'as jamais pensé à faire un film ? » Restent les cinéphiles du documentaire « de création », les cinéFID. Ceux-ci sont redoutables, durs, hyper-exigeants, parfois surviolents. Mais j’ai l'impression que c'est cette violence qui m'a le plus apporté ces dernières années, artistiquement parlant ; c'est en réaction à elle que j'ai le plus évolué, le plus avancé. C'est elle qui a été la plus constructive, qui m'a fait prendre conscience de la tiédeur de certains de mes choix, de ce que mes films étaient parfois le cul entre deux chaises et qu'ils ne choisissaient pas, ou choisissaient mal. Il faut peut-être admettre que cette envie de faire des films autres mais qui s'attacheraient quand même à s'adresser à tous, n'était qu'un idéal théorique. Je sais aujourd'hui que c'est, sans doute, une fausse piste.
TJ : Je m'interroge souvent sur la façon qu'on a de concevoir une œuvre d'art et, par conséquent, sur cette dérive qui est de la concevoir par rapport au public. À mon sens, ce rapport à la genèse de l'œuvre est éminemment politique. D'expérience, je constate que pour beaucoup, cette genèse se fait selon les lois du marché, selon un système d'offre et de demande supposées. C'est évidemment ce qui conduit les œuvres à se fabriquer en série… Je ne vais plus tellement au cinéma, parce qu'il me semble que toutes les œuvres qui atteignent le circuit commercial se ressemblent. J'en connais les histoires par cœur, j'en reconnais la marque, le principe sériel. Pourtant, c'est bien ce qu'on attend de nous, producteurs et réalisateurs : la « réussite » serait de répondre à cette demande, parce que c'est ce qui nous permettrait de rentrer dans nos frais et de vendre notre œuvre. C'est sur cette logique qu'on nous rabâche tout le temps qu'il faut « faire plaisir au public », quand bien même je ne sais pas trop ce que ça veut dire : qui est ce public ? Qui peut savoir réellement ce qui va lui plaire ?
CHD : Je n'ai vraiment pas l'impression que le tout-venant de la production française serait des produits calibrés pour le marché. J'ai l'impression au contraire qu'en France, on est noyés sous des films qui ont été faits comme ça, à la fois pas pour le public, mais pas non plus pour exprimer véritablement quelque chose. Je pense qu'une énorme partie de la production française est faite par pur « pavlovisme », à la fois sans calculs commerciaux avec le public et à la fois sans réel besoin de filmer, sans intégrité artistique. Ils sont fait comme ça, dans un entre-deux un peu dégoûtant.
GM : Ça dépend de quoi on parle. Si on parle de la production dominante, on est dans une reproduction de schémas packagés et scriptés, qui certes peuvent être traversés d'éclairs de génie, mais qui en tout cas ne prennent pas de risque à l'origine. À notre niveau, c'est-à-dire pour les films à diffusion limitée, le problème est comparable, mais pas exactement similaire. Je m’explique : dans notre milieu cinéphile, qui est minuscule, qui suppose souvent un entre-soi pas nécessairement voulu (il suffit d'être parisien et d'aller aux mêmes séances de cinéma minoritaire pour toujours croiser les mêmes têtes), le problème n'est plus de vouloir plaire au plus grand monde, mais au contraire d'être dans l'extrême spécialisation de la production. Le problème fondamental, dans la « grande » comme dans la « petite » distribution, est que sont de plus en plus faits les films qui sont attendus. Pour la grande distribution, c'est l'attente supposée du marché qui dicte la production. À notre niveau, c'est l'attente supposée des commissions et des sélectionneurs. Par conséquent, dans ce système tordu, la grande distribution est la seule à penser à son public : la petite distribution se soucie moins de qui elle va toucher in fine, que de qui va oser investir dans le film ou le relayer. Dans notre économie de petits producteurs qui faisons du court métrage, de l'essai documentaire, de l'expérimental, des films qui vont en festivals ou en galeries, qui circulent dans des endroits de petite représentation, de petite diffusion, de petite exposition, dans ce contexte sous respirateur artificiel, importent avant tout les commissions, les sélectionneurs, les gens qui connaissent des gens qui connaissent des gens qui pourraient nous servir. Là où la grande distribution se demande qui est présumé aller voir tel ou tel film, combien de copies tirer, où il vaut mieux montrer les films, pour nous le problème est plutôt de savoir : qui va nous financer, où l'on aura l'autorisation de montrer le film, à qui il faut plaire pour avoir le droit de continuer à faire des films et à les montrer. Mécaniquement, tu te retrouves à penser davantage à la personne qui te donnera la pièce, qu'à celle qui verra véritablement tes films.
TJ : La situation est viciée. Elle te place dans une position qui ne devrait pas être celle de l'artiste. Elle t'oblige à ce que, dès l'instant où tu commences à penser à ton œuvre, tu doives lui donner immédiatement une finalité, un but à atteindre, une utilité : plaire au supposé public, à la critique, aux partenaires financiers, aux commissions, aux pairs qui pourraient te pistonner… J'ai l'impression qu'à aucun moment, dans ces conditions, tu ne te permets d'exprimer véritablement ce que tu as au fond de toi. Ta vision est d'emblée dévoyée par des questions qui devraient être secondaires. Tout ce que tu fais devient utile, forcément. Utile pour le public qui viendrait se divertir, pour la critique qui viendrait t'adouber… Il y a toujours en vue quelque chose qui n'est pas la création de l'œuvre ; quelque chose qui est au-delà de la création de cette œuvre.
CHD : J'ai pourtant l'impression que se poser la question du public ne devrait pas être quelque chose d'obligatoirement méprisable. Je pense qu'il n'est pas toujours scandaleux de se dire : je veux faire un film qui puisse toucher ce public imaginaire que je ne connais pas. Quelqu'un qui ne serait pas moi. Réaliser un film, ce n'est pas écrire un carnet intime qui ne serait pas destiné à être lu. C'est s'atteler à un œuvre qui a vocation à être partagée.
GM : C'est toute la différence entre l'envie de créer et le besoin de créer. J'ai tendance à trouver une plus grande beauté dans les films qui résultent d'un besoin de créer, qui ne sont pas dans une question de simple envie et donc jamais dans une question de plaire. Même une question de plaire à un public fantasmé, idéal, qui serait l'alter, le prochain. Je reconnais que c'est assez beau comme façon de le formuler, mais je ne crois pas qu'on fasse de l'art dans ces conditions-là. L'art n'est pas utilitaire. On ne fait pas un film pour passer un message, ni pour qu'il soit vu par le plus grand nombre. L'art ne sert à rien : sa beauté réside aussi dans sa vanité. Lorsqu'on se replace dans notre position de petits producteurs, pour qui l'argent est bien la dernière des choses, on peut se demander quelle est la motivation : pour qui produisons-nous ? Il me semble qu'on produit pour les auteurs. Pour que les auteurs en lesquels on croit puissent accoucher de leur œuvre. C'est là que je fais la distinction entre une espèce de nécessité bourgeoise, l'envie de faire un film comme on a envie d'aller se promener en bord de Seine un dimanche après-midi ; et le besoin de faire un film, qui est chevillé au corps et qui, pour le coup, n'est pas un hobby ni un passe-temps bourgeois.
TJ : En Occident, l'art en règle générale est quelque chose qu'on a toujours pensé. On en a fait des concepts. On lui donne une utilité. Pour Platon, le Beau, vers quoi doit tendre l’œuvre, se mêle au Bien. Hegel y voit une incarnation de l'idée, une expression de la vérité, etc. Pour Kant, grossièrement, le Beau c'est quelque chose qui à la fois plaît à la raison et à la fois plaît aux sens. Pour moi, ça reste une conception étrange : cela signifierait que le beau doit être reconnu par la majorité, à la fois en l'intellectualisant et à la fois par le ressenti. Il y a une autre idée, qui me semble plus intéressante et qui va rejoindre in fine ce que dit Guillaume : celle de Baudelaire dans sa Critique esthétique, selon qui l'artiste doit simplement, au moment où il crée, s'abandonner à son vice, à sa passion et à sa nécessité de créer. Et donner libre cours à sa nature, quand bien même elle serait différente ou scandaleuse. Selon Baudelaire, l'œuvre d'art défie toutes les catégories. Elle ne peut s'inscrire dans aucune, puisqu'elle n'a essayé de copier personne, ni de se diriger vers rien. Pour moi, au moment où tu crées, tu ne dois jamais te poser la question du public parce que quoi qu’il en soit, l'œuvre rencontre son public par accident. Cet accident peut être long à venir... Pour nous, qui de toute façon n'avons pas vocation à vraiment gagner de l'argent avec ça, je ne vois aucun intérêt à nous poser cette question-là, à essayer de plaire.
CHD : Si tu considères vraiment qu'il n'y a que ce besoin de créer, alors si l'on pousse cette logique, tu pourrais simplement n'écrire que pour toi, ne réaliser un film que pour toi, t'exprimer en autiste. Or ce n'est pas ce qu'on fait. On réalise des films parce qu'on a envie qu'ils soient vus. On ne le fait pas uniquement pour ce besoin de sortir quelque chose. J'ai l'impression que faire une œuvre d'art, c'est aussi parler une certaine langue, généralement une langue nouvelle, qui a ton accent, ta voix ; mais qui est une langue. Cette langue doit être comprise. Je ne dis pas comprise en termes de message, mais comprise intimement, de cœur à cœur. Je me reconnais dans cette pensée kantienne que tu évoquais : le beau, ce doit être l'esprit et le cœur. Quand je crée, j'ai besoin de me dire que ce que je vais faire va peut-être ressembler à, ou être partagé par, ou choquer, ou surprendre quelqu'un d'autre. Ça ne peut pas être uniquement pour moi.
GM : Ça ne peut choquer et surprendre et tout le reste, que par accident, comme disait Thomas. Si tu as eu cette intention, ça n'ira pas. Tu peux avoir l'intention de choquer, l'intention de faire rire, toutes les intentions du monde... Parfois ça fera mouche parce que, effectivement, tu auras bien fabriqué ton machin. Mais ce ne sera jamais aussi vrai, fort et juste que si c'est venu par accident. Prenons un exemple qui concerne directement TF : nous avons projeté pour la première fois en public des films qu'on n'avait jamais vus nous-mêmes sur grand écran – que nous pensions être achevés. En les découvrant sur grand écran et en sentant l'ambiance de la salle, nous avons eu des surprises, bonnes ou mauvaises ; justement des « accidents ». Nous avons découvert que certains films que nous pensions finis ne l'étaient pas tout à fait. Cette expérience nous a remués et nous en sommes sortis persuadés qu'il faudrait désormais faire des projections-tests. En un rien de temps, nous nous retrouvions dans cette position honnie d'échantillonnage, d'étude de marché. Soudain se bousculaient les pires questions : qui va être le public-test ? Que va-t-il falloir lui demander ? Que va-t-il falloir changer ensuite ? Que pense-t-on du public ?... Un de mes films en production a été le cobaye de cette expérience aberrante. Qu'est-ce que j'en retire ? Je ne sais pas... Je me demande si ce n'était pas seulement moi qui avais besoin d'être mon spectateur et de sentir les choses, sans même avoir besoin d'en parler derrière. Simplement : voir le film sur grand écran et le sentir – parce que l'écran d'ordinateur ne suffit pas. Ce n'est pas tant une histoire de public : c'est une histoire de ressenti personnel. La projection m'a permis de voir ce qui correspondait à ce que j'avais monté ; ou ce que, en revanche, je pensais fonctionner et qui sur grand écran devenait une erreur. Mais quand je dis « fonctionner », ce n'est pas au sens où l'on teste l'effet d'un produit sur un cobaye. Je n'ai pas essayé de voir si un raccord provoquait une réaction programmée sur un public donné. J'ai voulu voir si le spectateur que je suis était ému par ce que je découvrais. Le grand écran m'a rendu la naïveté que le montage m'avait dérobée. Finalement, ce qui a été dit par le public, je n'étais pas encore prêt à le recevoir, car je ne suis prêt à le recevoir qu'à partir du moment où j'ai abandonné mon film – en ce sens où il appartient au public seul, parce que je l'ai fini et qu'il en fait maintenant ce qu'il veut. Il faut être prêt à abandonner un film, à le lâcher dans la nature à maturation. À accepter qu'il vivra sa vie, qu'il ne sera plus uniquement le nôtre.
TJ : Longtemps, je pensais que réaliser ou produire un film, c'était d'abord s'assurer qu'il soit intelligible pour le public. Une fois qu'il lui était intelligible, le public choisissait : soit il aimait le film pour ce qu'il est, soit il détestait le film pour ce qu'il est. Mais dernièrement, je suis revenu là-dessus, en m'apercevant que cette démarche limite terriblement l'ambition : faut-il absolument que le public comprenne ce qu'on fait pour ensuite pouvoir le juger ? C'est pourtant l'objectif des projections-tests. On donne à voir le film et puis on dit : alors, vous aimez ou vous n'aimez pas ? Ensuite on compte les points et si la majorité n'a pas aimé, on modifie le film ; et si la majorité est heureuse, on ne touche plus à rien. Ce faisant, on considère qu'une œuvre d'art devrait se livrer immédiatement. Cette démarche, dite démocratique, est en vérité très conservatrice et dogmatique. Elle nous ramène justement dans un principe sériel. C'est-à-dire que pour qu'une œuvre d'art soit immédiatement intelligible par le public, il est entendu qu'il faut lui donner des repères. On considère donc que sans repère, le public ne pourra pas exercer sa faculté de juger. Mais c'est du mépris pour le public ! Ne pas comprendre où on met les pieds peut parfaitement faire partie du plaisir esthétique. À partir du moment où tu crées quelque chose, tu inventes de nouvelles règles.
GM : Dès lors, il faut se demander pourquoi nous on fait ça ? Nous qui faisons des essais documentaires, des films expérimentaux... Pourquoi cette intelligibilité devrait-elle prévaloir ?
TJ : Il n'y a aucune raison ; sauf à être dans un rapport conservateur à l'art. Mais une œuvre d'art, par essence, ne peut être conservatrice. Elle est par essence « révolutionnaire », en ce sens qu'elle doit sans cesse proposer un point de vue nouveau, une sensibilité qui est propre à son auteur, quand bien même elle est difficilement compréhensible pour les autres. Parfois c'est le temps qui fait qu'elle deviendra compréhensible... Il y a toujours quelque chose à faire autour de l'œuvre pour la rendre par la suite accessible au public. Accessible au sens strict : que le public puisse y avoir accès, c'est-à-dire simplement qu'il puisse la voir. Et en penser ce qu'il veut !
CHD : Je ne vois pas ce que vient faire l'intelligibilité là-dedans. Ce n'est pas pour ça qu'on fait des projections-tests. On a décidé d'en organiser suite à ce qui s'est passé autour de mon film, Laissez ici toute espérance. Lors de la première projection publique, ce qui en ressortait n'était pas prévu, pas voulu, complètement annexe. Ce n'était pas une question d'intelligibilité : tout le monde avait compris le film. Mais ce n'était pas la bonne couleur, ce n'était pas vraiment le projet. Il me semble que le travail du producteur, c'est aussi que le projet de l'auteur soit conforme à son désir originel. Je me souviens qu'on m'avait, sur ce film, beaucoup posé la fameuse question du producteur : qu'est-ce que tu veux exactement ? Pourquoi tu le veux ? Pourquoi tu fais ce film ? Ce sont des questions qui me paraissent essentielles, parce que je suis profondément certain que l'auteur, surtout lorsqu'il a le nez dans cette étape longue et fastidieuse qu'est le montage, n'a pas le recul nécessaire pour savoir exactement ce qu'il fait et le maîtriser complètement.
GM : C'est là où on a été de mauvais producteurs.
CHD : Mais même ! Même les producteurs ont le nez dedans. Je considère que tout le monde est faillible ; aussi, mettre soudain l'auteur à l'épreuve du regard d'autrui est une démarche nécessaire. Cet autre regard peut être celui de l'assistant-monteur. Mais je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas une projection-test. L'idée n'est pas de réaliser des micro-trottoirs, mais bien de s'assurer qu'il n'y a pas eu d'erreur. L'idée est de chercher le meilleur film possible : non pas le film le plus lisse, mais le film qui correspond au plus près à la vision de l'auteur.
GM : Tout ça nous amène à des questions de pratique : on aurait dû s'obliger à avoir du recul sur ton travail. D'une part parce que tu es notre ami, et que produire un ami doit t'obliger à mettre cette distance qui n'est pas là d'origine. Ensuite parce qu'on s'est retrouvés dans la même position que toi sur le film, parce qu'on a tout vu. On a dû voir 90% des rushes ! La différence entre toi et nous ne devrait pas être les 10% restants. Tu aurais dû être le premier à faire le tri et à dégager ce qui correspondait à ta vision. Nous embarquions trop tôt : ton regard n'avait pas encore pu tracer son premier chemin. Il faut aussi qu'un réalisateur ait le champ pour nous dire : j'ai mon director's cut. J'ai trouvé ce que je voulais et quoi que vous pourrez dire ensuite, je m'en fous parce que je sais quel est mon film. Il faut qu'il puisse s'opposer à ses producteurs s'il en a besoin. Je ne suis pas en mesure de décider à la place d'un auteur que son film est fini. Montrer le film en finition à des panels successifs de spectateurs, rediscuter de chaque détail, re-tester chaque changement, peut vite devenir un processus infini, dramatique et destructeur. Donc on peut dire qu'on a été de mauvais producteurs pour n'avoir pas réussi à mettre cette distance et, paradoxalement, pour t'avoir trop accompagné. Mais il faut ajouter que c'était la première année qu'on produisait, la première fois qu'on construisait un film de bout en bout de cette manière-là.
CHD : Je crois néanmoins qu'un film c'est, avant tout, toujours une œuvre collective. On parle ici beaucoup d'auteurs, de vision singulière… Mais on aurait tort de négliger les autres regards. Même dans une salle de dix personnes, tu vas avoir forcément un regard, une idée, un petit quelque chose qui va, non pas t'influencer, mais te toucher.
GM : Le risque, alors, c'est de devenir le Sisyphe du remontage.
TJ : Effectivement, un film est une œuvre collective. Mais – en tout cas à notre niveau – c'est le réalisateur qui choisit l'équipe qui composera ce collectif. C'est déjà un vrai choix du réalisateur : il choisit son chef-opérateur, son ingénieur son, son monteur... Ceci se fait en son âme et conscience, parce qu'il sait l'influence du collectif sur le film. Il sait que quelque part, les gens qui l'entourent sont auteurs au même titre que lui : ils le construisent avec lui. Tu as beau diriger ton cadreur, lui donner des indications précises, c'est tout de même lui, aussi, qui fait l'image : tu es dépendant de son cadre. Le monteur va, aussi, construire la narration : tu es dépendant de sa compréhension et de ses propositions. Nous encourageons les réalisateurs à choisir les membres de leur équipe autant pour leurs qualités de techniciens que pour leurs qualités personnelles et leur sensibilité. Il me semble qu'un réalisateur intelligent veut que la sensibilité de son équipe imprègne son film. Si, par exemple, j'ai pris Anthony Foussard au cadre et Guillaume au montage sur mon long métrage, Maàlich, qui est en post-production, c'est parce que j'avais envie de voir aussi Anthony et Guillaume en regardant le film.
GM : L'équipe t'amène un regard qu'aucun autre spectateur ne t'apportera, car l'équipe est un public pré-acquis. C'est un public qui est déjà intéressé, qui a un intéressement dans le film : il a besoin que le film soit réussi. Si le film est raté, l'équipe du film se blâmera pour cet échec artistique : elle ressentira, à des degrés divers, une forme de culpabilité. Alors que si le public trouve la séance calamiteuse, ce n'est pas de sa faute. Laissez ici toute espérance a ceci de spécifique que ce n'est pas exactement, au moment du tournage, un film collectif. Tu as voulu mener tout entièrement seul, ou presque, Charles ; et c'est peut-être là aussi qu'on a pêché, en tant que producteurs. Il est désormais très simple de se permettre de faire des films seul, des films d'homme-orchestre : on empile le micro, le caméra, le pied et on est indépendant. Mais ce qui a débloqué Laissez ici toute espérance au moment du remontage, c'est le retour du collectif. La réécriture, le remontage, le réenregistrement de la voix-off, la post-production... Le film a pu trouver sa forme définitive en passant par le collectif de création.
TJ : J'ai mis du temps à le comprendre, mais je crois vraiment que l'essentiel du travail de producteur est maïeutique. Il s'agit d'accompagner l'auteur jusqu'à ce qu'il puisse amener sa vision à son expression la plus personnelle : celle qu'il peut reconnaître comme n'émanant que de lui. « Quelle est ta vision sur ce projet ? » me semble être la seule question pertinente à poser à un auteur. C'est simple, mais extrêmement ambitieux selon moi. Surtout quand, comme nous, on produit des auteurs naissants. Il faut élaguer le trop-plein de références pour entendre la voix du cinéaste derrière. Laissez ici toute espérance est pétri d'influences, que d'ailleurs Charles a l'honnêteté de citer au générique : Dante, Alain Cavalier, Bach… Je me demande dans quelle mesure notre travail de producteur n'aurait pas dû nous obliger à ne faire entendre que ta voix dans ce film.
GM : C'est une malédiction de cinéphiles. Une malédiction qu'on s'est jetée à nous-mêmes : on a une culture essentiellement cinématographique, on a des réflexions théoriques et critiques sur le cinéma… Au moment de réaliser, il faut faire avec. Mais ça peut aussi être une force. Ce qui me servira toujours, c'est cette rencontre que j'ai faite en fin d'études avec Raoul Ruiz, qui m'avait dit : « Surtout, ne soyez pas seulement cinéaste : soyez aussi théoricien. » On sait que c'était son moteur : son travail l'a toujours reflété. J'essaie, de la même manière, d'entretenir constamment le dialogue entre ma pensée et ma pratique du documentaire. Mais il est évident que ça reste une malédiction : il faut toujours, d'abord, qu'on tue tous les pères. Et il y en a beaucoup ! Il faut qu'on fasse des génocides de pères ! Sur Passemerveille, je n’ai pas toujours réussi à me débarrasser de L’île aux fleurs et des Divisions de la nature, par exemple… Le cas de Thomas est en l'occurrence complètement autre. C'est d'ailleurs ce que je trouve beau dans son geste sur Maàlich : Thomas ne vient pas du cinéma. Il se retrouve dans la production de documentaires par accident. Avant TF, le documentaire ne l'intéressait pas. Aujourd'hui, il le découvre et il s'y plaît, il me semble. Mais au moment où il fait Maàlich, il ne se dit pas : je vais faire un film à la manière de. Il se dit : j'ai besoin de faire ce film. Si je ne le fais pas, je vais mourir. C'est ainsi qu'il fait un geste qui n'est qu'à lui. Peu après le début du tournage, Thomas m'avait demandé quel film il pourrait voir qui pourrait lui servir de référence. Après avoir vu quelques-uns de ses rushes, je n'étais pas parvenu à trouver quoi lui conseiller, hormis peut-être les films de Pedro Costa et Naked de Mike Leigh. Le fait est que Maàlich n'avait pas besoin d'être référencé. Maàlich était unique. Est-ce que tes prochains films le seront toujours, Thomas ? Je n'en sais rien : par la suite, tu t'es fait un bagage cinéphile, que tu développes chaque jour. Ça peut être une force comme un handicap pour l'avenir. Reste que Maàlich s'est construit uniquement à partir de toi et de ton équipe. C'est un idéal.
TJ : Imaginons qu'on passe à la moulinette d'une projection-test un film qui serait sans précédent : les avis qui vont en ressortir, aussi intéressants soient-ils, vont de toute façon contribuer à affadir le film. Ou pour le moins à le faire rouler sur des rails plus conventionnels, à lui redonner des règles pour qu'on puisse le comprendre, pour qu'on soit moins dérouté par ses différences. Que va faire un public de projection-test, gêné de voir quelque chose qu'il n'a pas l'habitude de voir ? À chaud, il risque d'interpréter cela comme une faiblesse du film, alors qu'il faut au contraire l'encourager comme une force.
CHD : Sur ce point précis, je pense que c'est de l'orgueil et un peu du mépris pour les spectateurs de croire que, forcément, leurs remarques vont aller dans le sens d'une recherche de lisibilité ou d'affadissement.
TJ : C'est ce qu'on leur demande en ouverture d'une projection-test ! Je me mets à leur place. On me dit : regarde ce film, j'espère que tu ne vas pas t'y perdre. Puis vient le débat : alors, est-ce que tu as bien tout compris ? Tu n'as pas été trop dérouté ? Forcément, j'ai la tentation de pointer les étrangetés du film comme des défauts.
GM : Ça nous ramène à ces histoires de références : n'y a-t-il pas là un lien avec la manière dont en France on fait les films, dont on les produit ? C'est problématique de devoir avant tournage écrire un dossier dans lequel, si tu ne peux pas comparer ton projet à des films déjà connus, il est dur de se rendre compte de ce qu'il va vraiment être. Comment faire comprendre que le fait qu'il ne ressemble à rien de connu est aussi sa force ? On a pourtant appris, en un an d'existence de TF, qu'il faut être le plus sincère possible dans l'écriture des dossiers. Les premiers temps, on cherchait à deviner ce qui, théoriquement, dans notre représentation du public-test des commissions, allait plaire. On écrivait des compromis de dossier : des dossiers-putes, maquillés comme des camions dans la croyance que les membres des commissions souhaitaient lire des dossiers sexy. Alors qu'on n'a pas idée de ce qu'ils recherchent : une tartine de fond de teint, ou un petit maquillage discret avec une mouche sur la joue ? Quand on a pris conseil auprès d'autres producteurs, on nous a recommandé de ne pas dissimuler ce qu'allaient être les films et de faire confiance aux lecteurs. Ça a changé notre vie : on s'est aperçus qu'en ménageant la chèvre et le chou à l'écriture, on déclenchait à la lecture des réactions tièdes et molles ; tandis qu'en avouant les étrangetés de nos démarches, on obtenait des réactions passionnelles. On a passé la première année de TF à ne vivoter que grâce à un seul film, Impressions, de Jacques Perconte, qui fut le seul à trouver des financements. Or c'était le seul dossier sincère. On n'avait pas eu peur de l'écrire, parce qu'on était confortés par la carrière de Jacques, qui a dix années de pratique derrière lui : le film s'inscrivait dans cette continuité artistique. Eh bien soyons sincères dans les dossiers à venir ! Et le seul moyen d'être sincère, ce n'est pas de chercher à plaire. On n'a décemment pas le droit de s'auto-censurer ainsi. On est quand même bien placés pour savoir qu'on fait des films qui, de toute façon, ne plairont pas à tout le monde, poseront problème, trouveront difficilement leur chemin. Mais lorsqu'ils le trouveront, ce sera génial ! J'ai vécu l'exemple des Dragons n'existent pas, qui est allé au Cinéma du Réel et qui a été édité en DVD par DocNet… Et qui s'est arrêté là. Il n'est allé nulle part ensuite. Ça m'a fait mal, que le film ne fasse que ça. Mais, en même temps, on ne peut pas dire que ce n'est « que » ça ! Sélectionné dans un des plus importants festivals de documentaire, édité en DVD : je ne peux pas parier que ça se reproduira un jour ! D'accord, les séances n'étaient pas combles et c'est une édition microscopique : mais c'est une chance énorme pour le film. Environ 80 personnes l'ont acheté en DVD. Un chiffre ridicule, mais je suis content que ces 80 personnes l'aient vu. J'espère que ça leur a inspiré quelque chose. Ce qui est douloureux, c'est quand les films ne vont strictement nulle part, que personne ne peut les voir. Je l'ai vécu avec Le Crépuscule, qui a mis énormément de temps à trouver les écrans pour l'accueillir. C'est un sentiment terrible. Pour autant, est-ce qu'il faut se dire qu'on a mal échantillonné ? Si c'est ça notre souci, alors il faut arrêter tout de suite et se reconvertir dans la pub. Mais c'est vrai que c'est douloureux. On ne gagne pas d'argent sur nos films, en tout cas pour l'instant ce n'est pas arrivé. On sait bien qu'on n'est pas là pour ça. Mais on aimerait au moins que les films soient vus, que ce soit ça, notre récompense. Tu as l'impression que même notre petit milieu sans existence commerciale fonctionne déjà, comme les autres, uniquement sur un système de réseau et d'entre-soi. Du coup, tu te dis : je suis allé au FID Marseille et sur CinéCinéma avec Passemerveille ; je suis allé au Cinéma du Réel avec Les Dragons, qui a eu son édition DVD ; j'ai fait un court métrage, Pompéi (nouvelle collection), dans une série de films, OUTRAGE&REBELLION, avec des signatures prestigieuses… Alors, ça y est : j'ai ma carte, non ? Tu t'attends à avoir ta carte, tu te dis : je fais un film, il va trouver au moins un endroit où être vu. Et quand, malgré tout, ça n'arrive pas, c'est à la fois extrêmement frustrant... et rassurant ! Ça veut dire que cette carte n'existe pas tout à fait et que ce qui importe, c'est quand même la qualité des films. C'est un vrai paradoxe, car d'un côté tu hais les systèmes de copinage et de cooptation, et de l'autre, tu aimerais qu'on se contente de ton nom pour te soutenir ou te sélectionner. Heureusement, la force de TF c'est qu'on a acheté l'outil de travail et que, si aucune commission ne souhaite soutenir les projets et que le besoin de tourner n'a pas disparu, on ne laisse pas nos auteurs en souffrance : on leur donne les moyens techniques et le support moral pour tourner.
CHD : Mais on n'a pas créé TF uniquement pour faire des films auto-alimentés et vus dans le strict cercle amical.
GM : Bien sûr que non, on l'a aussi créée pour les montrer. C'est pour ça qu'on a créé une boîte et pas une association. C'est pour ça qu'on va chercher des auteurs qu'on aime, comme Christophe Bisson, qu'on va produire l'an prochain. On fait ce qu'on peut pour que les films existent. Pour autant, l'objectif premier n'est pas de les montrer au plus grand nombre : tant que le film est fidèle à ce qu'il rêvait d'être, même s'il n'existe que pour une poignée de gens, c'est le principal ! Si je reprends l'exemple du Crépuscule : évidemment que j'aurais préféré que plus de gens le voient. Mais je l'ai revu : il est peut-être mineur, en-dessous de certains de mes films précédents ; il demeure néanmoins le film que j'avais envie de voir et de tourner. L'important, c'est que j'aie pu le mettre au monde et accéder à mon besoin de filmer. J'avais besoin de le tourner pour en venir aux suivants. J'avais besoin de cette étape : avoir pu faire ce film est pour moi plus important que l'avoir montré.