* LLdM me signale l'existence du travail de Frederic Chagnard. Ce serait dommage de garder ça pour moi. Malheureusement, c'est pas embeddable, ça va vous obliger à cliquer sur ce lien. Qui devrait ensuite logiquement vous conduire ici.
mardi 31 janvier 2012
mardi 24 janvier 2012
lundi 23 janvier 2012
Le Tempestaire
* Ce qui distingue la mer du reste des plans, c'est qu'elle est un espace continu, qui peut exister outre le cadre. Les autres espaces sont discontinus, cadres clos, disposés comme bords à bords : on entre dans un plan comme dans une pièce. La jeune fille à la fenêtre se téléporte dans la coupe sur la colline de son fiancé de marin, puis retourne dans la maison comme si l'espace entre les deux lieux n'existait pas, comme si la colline était le contre-champ direct de la maison. La maison est un poste de vigie, des fenêtres de laquelle le monde est partout en vue. Tout ce qui fait l'horizon fait le contre-champ direct des fenêtres de la maison - ainsi le phare, qui éclaire de plein fouet le visage de la jeune fille.
* La mer déborde et surclasse ce découpage : elle est le contre-champ de tout. Elle déborde de tout en permanence. Le montage la personnifie. La marée montera jusqu'à l'intérieur même des autres plans.
* La vague insistante, cut, cut, cut, attire le regard de la grand-mère au rouet, comme lorsqu'on se sent épié, alentour, mais par qui ? La vague insistante, cut, cut, cut, a un raccord regard avec la grand-mère. La vague regarde la grand-mère. La grand-mère regarde la vague. La vague reflue sans cesse, insistante, cut, cut, cut, elle veut toujours revenir. Même passé à l'envers, le mouvement de la vague va toujours vers le reflux. La mer ne se vide pas, elle enfle et souffle comme un poumon puissant.
* Pour que la figure humaine tienne face à l'horizon, il ne faut pas qu'elle coure sous sa ligne, ni au-dessus de sa ligne, de gauche à droite ni de droite à gauche, il ne faut pas qu'elle essaie de le fuir. La leçon du film, c'est de marcher à travers la ligne d'horizon et de s'enfoncer vers lui, d'aller à sa rencontre, de s'aller contenir dans ce contre-champ absolu.
samedi 21 janvier 2012
Munyurangabo
* Munyurangabo vole une machette. Le temps d'un pano aller-retour le long de l'arme jusqu'à son visage, le sang sur la lame a disparu. Il s'agirait maintenant de faire disparaître la lame elle-même. Ça prendra le temps d'un film.
* Il l'a décidé, il le tuera. Il aurait aimé que son meilleur ami, son seul ami, l'accompagne. La machette est dans le sac à dos. Mais son ami retarde sans cesse : nous partirons demain, encore une nuit, et une nuit encore, et cette dernière nuit, promis...
* Il arrive au village, seul, donc, et c'est bientôt la fin du film. Il a marché longtemps. Il n'a pas toujours eu à manger. Il lui faut des forces. Il s'arrête dans un boui-boui, où il compte dépenser ses quelques billets. Un homme est au porche, ivre. L'homme le regarde chercher les billets dans le sac. L'homme aperçoit la machette. C'est une machette, que j'ai vu ? demande l'homme. Munyurangabo ne répond rien. L'homme titube et s'appuie sur la rambarde, face à la table. Derrière lui le ciel est blanc comme la poussière du vent. C'est son visage et le blanc, rien que son visage et le blanc. Parfois dans le blanc quelques couleurs floues qui entrent et sortent des maisons, derrière le voile blanc. Demain, c'est la fête de la Libération, le premier anniversaire de la Libération, dit l'homme-visage, ivre, sur fond blanc. C'est bien la première fois qu'on a un tel visage, un tel gros plan, face caméra, yeux dans les yeux et, derrière, le blanc. Un visage seul. Le reste du film construisait ses plans larges sur des axes simples et rares. Dans la maison du meilleur ami de Munyurangabo, on était toujours aux mêmes endroits pour prendre les vues. Entre les deux ailes de la maison, il y a un petit chemin avec un banc. C'est ici qu'on mange, quand il y a à manger. Le meilleur ami de Munyurangabo s'y installait avec sa mère et elle lui donnait la becquée. La caméra était à l'intérieur de la maison, on voyait à travers la porte ouverte. Si l'un partait par la gauche et l'autre par la droite, on ne voyait plus que le banc, il n'y avait plus personne. C'était une scène et les sorties, par la droite ou la gauche, dissociées ou ensemble, disaient tout des personnages, de leurs trajectoires collées, dissociées, tantôt l'un, tantôt l'autre, tantôt un peu des deux, à la faveur des hésitations. Chung Lee Isaac ne laisse jamais une coupe se faire pour rien, économise ses axes. Recadrer c'est réintégrer, c'est-à-dire nourrir une séquence d'un élément complémentaire, un ajout, qui change la somme. Le plan final l'appliquera à la lettre.
* Demain, c'est la fête de la Libération, le premier anniversaire de la libération, dit l'homme-visage, ivre, sur fond blanc. On m'a chargé d'écrire un poème, tu veux l'entendre ? L'homme n'attend pas la réponse et nous ne voyons pas le visage de Munyurangabo. Nous ne voyons que l'homme et le blanc. Il scande. C'est presque un chant. Il scande à toute vitesse. Il dit le Rwanda d'après-génocide, la honte du Rwanda, tout ce que le film n'a dit que par touches, mais pas dit ainsi, de front, sur fond blanc, tout ce qui se sentait, de ce qui se tenait dans le hors-champ tu, le hors-champ des mémoires inquiètes, tout ce qu'une machette volée sur un marché, la simple présence symbolique d'une machette en ouverture, puis cachée dans un sac presque tout le film durant, anticipait d'angoisse et de ressentiment. Le plan est long, le visage habité, par l'alcool mais aussi par le texte. Le visage habite aussi, tout le plan, presque tout le champ. La caméra n'a d'yeux que pour lui, le suit, à l'épaule, lorsqu'il s'incline, lorsqu'il se redresse, lorsqu'il bute sur un mot et se reprend. Je ne sais pas combien de temps il dure, 3 ou 5 minutes peut-être. Il dit, il ose dire - et quel film l'ose encore ? (Les Neiges du Kilimandjaro, peut-être) - l'avenir dans le pardon.
* Il n'y aura pas de contre-champ sur Munyurangabo affecté, on ne le verra pas réagir, manger, partir. Après la coupe, Munyurangabo est en pied, sur un chemin de terre, machette à la main. Droit, noir, icone.
* Marche jusqu'à la case du tueur de son père.
* Ne tue pas.
* Plus tard, le même plan iconique. Pas de lame.
vendredi 20 janvier 2012
Étienne-Jules marrant
* Quoi, le niveau du jeu de mots ? Qu'est-ce qu'il a ?
* Je ne trouve pas en ligne les vidéos moins gadget de Flatform. Domenica 6 Aprile, ore 11:42, Un Luogo a Venire et surtout Movimenti di un tempo impossibile vont ailleurs, travaillent véritablement sur les rapports de représentation du réel passés au crible de la prestidigitation numérique. J'y retrouve quelque chose du ludisme sérieux et théorique des documentaires de Raul Ruiz pour l'INA. S'agissant de ces derniers, d'ailleurs, dans très peu de temps on devrait pouvoir enfin les découvrir sur grand écran... J'ai mes sources. Si, si.
jeudi 19 janvier 2012
lundi 16 janvier 2012
From Jiko with thoughts
* Du co-réalisateur de DUPEC3 :
« Depuis la rencontre avec LLdM sur DUPEC3, mes convictions théoriques vacillent […] Comme si je ne comprenais plus exactement ce que je fais. Comme si ce que DUPEC3 accomplit, par exemple, qui n'est je l'espère pas rien, était survenu comme par accident, comme malgré moi », ça me fait réagir du coup je t’écris, on pourra en parler plus dès que tu le voudras. […]* Peut-être, peut-être... On en reparlera.
Dans un premier temps, ça me fait réagir parce que tu parles du film comme s'il était le produit de ton inconscient ou du hasard, alors qu’il est le produit d’une collaboration. […] Je regrette alors que tu te demandes ce que tu as fait avec ce film alors que si tu te poses la question, pose-la moi d’abord, moi je sais ce qui s’est passé sur ce film, je sais ce qu’on a fait. […]
Pour synthétiser, la mise en scène n’est pas une question d’intervention, de degré d’affirmation de soi (on n’est pas là pour affirmer qu’on est des artistes, ça se voit à l’écran ou pas), de transfiguration du réel, de « prélèvement d’une parcelle de réel » pour en faire sa chose ou son matériau de base. Ou si on veut, si, un peu, mais comme partout, comme en fiction, comme en reportage même. Encore une fois, pour moi c’est une question de rapport avec ce qu’on filme, c’est là qu’est la spécificité du documentaire d’abord, c’est son enjeu principal, quelle place on trouve, quelle place on nous donne, comment on dialogue, comment on existe avec ce qu’on filme, la distance qu’on trouve, ce qui se crée entre nous et ce qu’on filme. La mise en scène découle de ça, ça décide du cadre, du rythme, des personnages, de l’intimité ou pas, de la sensibilité dans le film, et au fond on ne raconte que ça, le récit c’est ça avant tout, la difficulté c’est de faire exister ça, d’être honnête avec ça, de réussir à faire remonter ça dans le film et d’en rendre compte. Tout le reste arrive après et à partir de ça, tout ce qui vient avant est transformé par ça. Si ça n’est pas là le centre, on fait de la fiction (le film de Charles par exemple), et si ça existe dans des films de fiction, c’est dans ce qu’ils doivent au documentaire. […]
Je sais pourquoi tu tiens à écrire « mis en scène » et je sais pourquoi ça ne me va pas complètement […] mais au final, « Personnage », « réel », « mise en scène », ce sont des problèmes de vocabulaire. C’est important, mais le plus important c’est que quand on a tourné DUPEC, on s’est compris, on n’a pas hésité, on a su être justes, et le film est à l’image de ça.
Si ta théorie ne colle plus, c’est elle qui doit changer. Parce que ta pratique, si elle n’est pas bêtement issue d’un système et d’un principe, d’une grille de pensée, […] c’est elle qui te donne le la, c’est elle qui a raison avant tout. Tu n’as pas à chercher à comprendre ton film à partir de ta théorie, c’est l’inverse, tu vois bien en quoi la phrase de ton blog ne fonctionne pas, tu regardes peut être les choses à l’envers.
* Un extrait tout de même de ma réponse : "Évidemment que je considère bel et bien que DUPEC3 est le résultat de notre entière collaboration. Je ne le pense pas une seule seconde autrement et si je m'exprime parfois à mauvais escient, ce n'est jamais, en aucun cas, pour t'enlever de quelque équation que ce soit. […] Effectivement, tu as largement raison de pointer l'importance d'étendre cette réflexion à celle de la collaboration dans une réalisation. C'est un champ que je n'ai pas exploré intellectuellement et que je fais l'erreur d'occulter, je suis bien content que tu le pointes, car il est nécessaire d'y aller faire un tour approfondi, ne serait-ce que parce que moi aussi je veux continuer à travailler avec toi ou avec AM. La seule chose que j'aie explorée dans cette direction, c'est ce constat que je persiste à faire : pour ce qui est des films co-réalisés, j'ai l'impression qu'ils ressemblent bel et bien à leurs auteurs. Ce constat au sortir des montages de ces films a toujours été un vrai soulagement, car j'avais une vraie crainte que la somme des réalisateurs puisse soit s'annuler soit basculer clairement d'un côté ou de l'autre. J'ai l'impression que personne n'a été effacé de ces films et c'est un motif de satisfaction très important pour moi. J'ai toujours, dans ma pratique, pris en compte le collectif, mentionnant par exemple toujours les collaborations au scénario de postes d'ordinaire pas considérés comme postes d'auteurs (sur les Dragons, notamment). Mais je ne l'ai jamais considéré sur le versant théorique, c'est un tort."
* On creusera donc, et on verra ce qui en ressort, de ces pistes.
samedi 14 janvier 2012
Le dynamisme de la plus discrète et fuyante réalité
* Comme un post-scriptum à hier, volé ici, puis largement complété :
Le cinéma nous délivre d’une infinité d’illusions, ou même de mensonges, pour nous diriger avec une rapidité plus ou moins grande, selon notre pouvoir personnel de compréhension, vers la prise de possession d’un monde moins illusoire et d’un songe encore dans ses limbes. Il nous apprend une langue nouvelle, d’une richesse et d’une complexité telles, d’ailleurs, que – je crois pouvoir l’affirmer – tout l’avenir n’en épuisera pas le trésor.
J’ai fait allusion au rôle des mouvements sociaux, que symbolise aujourd’hui la Russie, dans l’orientation des rythmes collectifs dont le cinéma me paraît destiné à devenir, avant même la radiographie, le principal instrument. Précisément, le film russe fait déjà penser aux abîmes qu’explore, et parfois éclaire par brusques lueurs, l’analyse aux ondes indéfiniment prolongées de Dostoïevski. Mille et mille nuances et reflets physionomiques hier encore insoupçonnés, mille et mille dixièmes de valeurs dans la progression des éclairages qui sculptent en la frôlant la mobilité de la forme, mille et mille espaces nouveaux qui soudain s’ouvrent, se développent lentement ou se ferment tout à coup, mille et mille lueurs qui fusent, s’éteignent, se transforment sans arrêt pour modifier, de mille et mille façons imprévues, les aspects du paysage, de l’homme, des foules, mille et mille frissons d’un monde dit inanimé qui naguère ne nous était pas perceptible, s’ajoutent à chaque seconde au tressaillement ininterrompu qui caractérise les passages entre les hommes et les choses pour les intelligences d’aujourd’hui. S’il remontait de son glorieux enfer parmi nous, Baudelaire qui voyait dans l’imagination la plus « scientifique » des facultés, grâce au pouvoir qu’elle a de saisir « l’analogie universelle », assisterait à la démonstration, par la science même, de cet admirable pressentiment. Un jour que je regardais un documentaire de prises de vues, où l’opérateur lui-même était filmé par un confrère, j’ai été surpris par la beauté des images obtenues. Son appareil, notamment, saisi au vol par un autre objectif, semblait, au milieu d’un paysage nocturne, transparent comme un fond sous-marin semé d’éclaboussures de perles, un coffre de velours lamé d’argent. Hasard. Comme sans doute en bien des films – je songe au Signe de Zorro, qui paraissait dû à quelque collaboration surnaturelle de Velázquez, de Goya, de Manet – où la perfection des moyens techniques et la puissance des éclairages provoquent mécaniquement des effets qu’on croyait réservés à la fantaisie géniale des peintres, alors qu’ils n’étaient que le témoignage d’une sensibilité visuelle et spirituelle supérieure à celle du commun. Hasards ? Ce sont ces hasards sans cesse répétés qui nous révèlent le cinéma et le révèlent à lui-même. Nous n’avons rien à lui apprendre. Il a tout à nous apprendre. Nous travaillons sous sa dictée.
En vérité, c’est son automatisme matériel même qui fait surgir de l’intérieur de ces images ce nouvel univers qu’il impose peu à peu à notre automatisme intellectuel. C’est ainsi qu’apparaît, dans une lumière aveuglante, la subordination de l’âme humaine aux outils qu’elle crée, et réciproquement. Entre technicité et affectivité, une réversibilité constante s’avère. Nous nous trouvons en présence d’un monisme transcendant, objectivement démontré, où le sentiment poétique s’alimente de découvertes concrètes et de phénomènes mécaniques, où les découvertes concrètes et les phénomènes mécaniques trouvent, dans le sentiment poétique, un inépuisable excitateur. La technique constate sans jamais intervenir, mais en même temps elle suggère. Elle n’ajoute rien à l’objet, qu’elle ne fait qu’enregistrer. Mais, en soumettant de la sorte aux appréciations de l’esprit l’enchevêtrement infini des éléments qui le forment, elle permet à la fois à l’esprit d’en perfectionner les moyens pour s’annexer des réalités nouvelles et de s’élancer, appuyée sur ces réalités nouvelles, vers des hypothèses nouvelles et des rapports nouveaux dont la complexité naît sans arrêt d’elle-même et s’accroît indéfiniment. La science n’est que le pressoir qui transforme la grappe en vin. Comme il arrive toujours pour les grandes choses, le cinéma dépasse déjà de très loin le but que poursuivaient ceux qui l’inventèrent. Ainsi du feu, la seule découverte capitale que l’homme ait faite jusqu’au cinéma précisément, et qui est devenue le cœur de la civilisation matérielle entière. Au fond, la marche de l’esprit cinématographique est comparable à l’engendrement fatal d’elles-mêmes par elles-mêmes des propositions de la géométrie dont l’automatisme élargit sans cesse le champ visuel de l’intelligence et la rend de plus en plus apte à une conquête qui nous interdit de soupçonner ses limites. Et le miracle est que, par un retour victorieux de notre sensibilité, les régions mystiques et lyriques de l’âme humaine s’approprient ces conquêtes mêmes pour les incorporer vivantes, dans l’ivresse de la connaissance, aux créations de l’amour.
J’ai dit, à propos du cinéma, autant de bêtises que les autres. Nous étions depuis si longtemps accoutumés à fixer nos modes d’expression en des formes très définies – peinture, sculpture, musique, architecture, danse, littérature, théâtre, photographie même – que chacun de nous tendait à ramener le cinématographe à celles de ces formes qu’il cultivait le plus volontiers auparavant. La plupart, au début, en faisaient une dépendance du théâtre, d’autres le rattachaient à la musique, d’autres à la plastique en général, et j’étais de ces derniers. Je crois toujours, d’ailleurs, que le cinéma nous atteignant par l’intermédiaire de la vue, c’est encore l’éducation plastique qui nous prépare le mieux à le comprendre. Mais c’est là tout. Le cinéma n’est ni la peinture, ni la sculpture, ni l’architecture, ni la danse, ni la musique, ni la littérature, ni le théâtre, ni la photographie. Il est plus simplement le cinéma. Et le cinéma est au moins aussi différent de chacun de ces huit langages que chacun de ces langages peut différer de tous les autres. Nous cherchons les ressemblances que nous voulons lui trouver avec eux, d’abord dans les habitudes qu’ils nous ont simultanément ou séparément infligées, ensuite dans les rapports synesthésiques que chacun d’eux a contracté avec les autres aux centres les plus inconscients de nos réflexes corticaux. Ce n’est pas le moindre miracle apporté par le cinéma, qu’on puisse invoquer tour à tour à son propos tous les arts qui avaient, jusqu’ici, organisé nos sensations. Il ne dépend d’aucun. Il les contient, les ordonne et les accorde tous en multipliant par la sienne propre leur puissance. Je parle ici, notez-le, bien plus des possibilités que des réalisations de la symphonie visuelle qui poursuit devant nous sa propre organisation, à la fois en nous l’imposant et en nous suggérant sans cesse l’aide que nous devons lui prêter.
Le premier et le seul entre tous nos moyens d’expression, le cinéma ne se contente pas de réintégrer l’homme dans l’univers, de lui rendre ses rapports réels et permanents avec le temps, l’espace, l’atmosphère, la lumière, la forme et le mouvement 1. Il ne se borne pas, depuis que la captation des bruits et des souffles du monde lui permet de réaliser l’orchestration symphonique de nos sensations auditives et de nos sensations visuelles, à nous marquer notre place de Maître d’œuvre au centre commun de réception et de commandement de la symphonie universelle. Il nous apprend peu à peu à replonger notre voix même dans la totalité de l’Être comme l’une des plus humbles – puisque condamnée à obéir consciemment à son rôle – entre les sonorités et les images innombrables qui font de l’Être même une incantation multitudinaire où il se cherche dans sa propre exaltation. D’abord surpris, quand il a disposé de la voix humaine, le cinéma a reculé de plusieurs étapes, comme pour prendre un champ nouveau. Il s’est trop rapproché du théâtre, s’éloignant d’autant de la sculpture, de la peinture, de la musique et de la danse qu’il doit se garder de perdre de vue, car elles lui interdisent, sous peine de mort, de jamais oublier la forme, le passage, le rythme et le mouvement. Mais il porte en lui sa délivrance. Le seul fait d’exister revendique pour lui cette formidable puissance, qu’il est seul à posséder, d’être et de devenir chaque jour un peu plus la langue universelle des hommes, que la parole n’est pas encore, et ne sera peut-être jamais. Semant sur ses pas de géant, comme sans s’en apercevoir, une forme nouvelle du théâtre qui reste à la disposition de ceux qui le voient encore sous cet angle par amour pour le spectacle dialogué, il se ramassera sur lui-même pour s’annexer la parole, non comme principe central mais comme moyen auxiliaire. Il comprendra que nous cessons d’apercevoir la beauté de ses combinaisons visuelles dès que la voix prend le dessus, comme l’Opéra comprend aujourd’hui que Wagner faisait fausse route en affaiblissant la vertu suggestive de la musique par l’insistance du décor. Alors que les sonorités – bruit de la mer, plainte du vent, chant de la pluie et des oiseaux, tumulte indistinct ou murmure des multitudes, des usines, des chantiers, des gares – servent d’accompagnement harmonique au déroulement de l’image dont elles renforcent le sens par leur action synesthésique, le dialogue explicatif succédant à la légende détourne l’attention de l’œil en éveillant l’attention de l’oreille. Le cinéma ne redevient lui-même et ne retrouve sa puissance suggestive qu’en subordonnant le récit, le dialogue et le soliloque à l’image, non l’image au soliloque, au dialogue ou au récit. Charlie Chaplin a pour toujours intégré au silence l’immense variété des reflets extérieurs issus des abîmes communs où s’agitent les sensations, les sentiments, les idées et jusqu’aux abstractions et aux édifices métaphysiques ou lyriques de l’esprit. Une brève conversation, un mot, un gémissement, un cri de-ci de-là, comme dans la foule ou la nature, et le verbe trouvera sa place mobile et son niveau variable dans le drame universel.
On découvre immédiatement dans le cinéma la réalisation concrète des intuitions philosophiques où la fin du xixe siècle effleurait. Il projette la durée dans les limites planes de l’espace. Que dis-je ? Il fait de la durée une dimension de l’espace, ce qui confère à l’espace une nouvelle et immense signification de collaborateur actif, et non plus passif de l’esprit. L’espace cartésien n’a plus, depuis le cinéma et grâce au cinéma, qu’une valeur, si je puis dire, topographique. Pratiquement au moins deux plans fusionnent, que les savants et les philosophes croyaient impénétrables l’un à l’autre pour toujours. C’est là ce qui donne à cet art une dignité incomparable. C’est aussi là ce qui permet de le situer à la fois dans son indépendance absolue à l’égard des autres, et de découvrir par quelles lois physiques il se rattache à tous les autres. Il n’est certes pas difficile d’apercevoir que ses moyens mécaniques lui assignent le même point de départ qu’à la photographie, ni que les responsabilités sentimentales et sociales dont il s’empare peu à peu comme spectacle collectif le rattachent au théâtre, tandis qu’il peut puiser dans la littérature des prétextes, et imposer à la littérature des directions. On peut aisément se rendre compte qu’il remplira bientôt, dans l’édification des charpentes qui soutiennent l’ossature visuelle de l’intelligence, le rôle que l’architecture avait assumé jusqu’ici. Mais rôle dynamique désormais, puisque agissant dans la durée, ce qui déjà imprime au mouvement de notre esprit des modifications capitales, car l’architecture de toujours, en se construisant dans l’espace, assurait par là à l’intelligence son élément de stabilité le plus évident. Enfin, et c’est là qu’on prend sur le fait ses parentés les plus étroites, le cinéma est fonction de l’espace comme les arts plastiques immobiles, fonction de la durée comme la musique, à laquelle il s’apparente par le développement rythmique de ses thèmes, rythme encore indéfinissable mais déjà facile à saisir en quelques films, ceux de Charlie Chaplin au premier rang. Je n’ignore pas que la danse avait déjà ce caractère. Mais la danse s’évanouit quand disparaît le danseur. La danse ne se fixe pas, sinon par l’intermédiaire du cinéma précisément. Enfin, la danse, qui est une harmonie en mouvement comme le cinéma lui-même, ne révèle pas plus que le théâtre cet univers moléculaire, hier encore insoupçonné, qui prolonge au delà même des limites de l’espace visible les ondes interrompues du mouvement cinématographique et baigne les volumes en action dans une atmosphère continue de frémissements aériens et d’ondulations lumineuses. Le cinéma, architecture en mouvement parvient, pour la première fois dans l’histoire, à éveiller des sensations musicales qui se solidarisent dans l’espace, par le moyen de sensations visuelles qui se solidarisent dans le temps. En fait, c’est une musique qui nous touche par l’intermédiaire de l’œil.
Enfin, si l’on pouvait déjà penser de la peinture qu’elle habitait la région de l’esprit où fusionnent avec le maximum possible d’approximation l’objet – qui lui fournit tous ses éléments visibles – et le sujet – qui lui fournit tous ses éléments spirituels – que dire du cinéma, où cette fusion s’opère par des moyens automatiques, dans le lieu même où la durée et l’espace réunissent, en les multipliant l’une par l’autre, leurs puissances d’expression ? Car il faut souligner cela fortement, bien que le cinéma ait rencontré beaucoup de ses plus obstinés négateurs parmi les savants et les philosophes anesthésiés par un cartésianisme qui avait donné à l’esprit des habitudes excellentes, à condition de connaître leurs limites. Le cinéma destiné à nous entraîner à sa suite dans un univers poétique encore inconnu, a pris son point de départ et tous ses moyens d’expression dans les procédés scientifiques les plus rigoureux. Il utilise comme intermédiaire entre l’univers et l’esprit un outillage mécanique qui enregistre, avec une exactitude absolue, les secrets de l’univers objectif. J’y reviens. Je ne crois pas que la découverte du feu même ait constitué un événement d’une importance pareille. Car c’est la première fois que la science fait sourdre de l’inconnu indéfini et infini qui nous environne, par l’action de son propre mécanisme, des harmonies nouvelles et cependant solidaires de celles qui nous consolaient autrefois et dont la puissance de construction n’est qu’à l’aube de ses possibilités. En présence de cette collaboration spontanée de la science et de la poésie, de cette union intime de l’univers matériel et de l’univers spirituel, de cet appel que lance à la durée l’espace pour qu’elle se précipite et se concentre du plus lointain passé et du plus imminent avenir sur une étroite étendue dynamique qu’elle définit sans arrêt et qui la situe sans défaillance, ne sommes-nous pas autorisés à croire qu’une métaphysique nouvelle, ou mieux, un monde nouveau apparaît ?
Plaçons-nous au centre vivant de ce monde en formation, comme une nébuleuse dont la densité s’accroît et qu’une force irrésistible entraîne, avec une vitesse accélérée, sur les routes du devenir. Décomposons ces éléments mobiles en suivant, pour nous y guider, ce Ralenti qui nous dévoile les reptations musculaires patientes d’un cheval ou d’un chien au galop, la nage lente d’un boxeur ou d’une danseuse dans le fluide atmosphérique, la danse solennelle du vol des oiseaux et des insectes, la caresse ondulante de l’eau que bouleverse la tempête, le méticuleux travail de rupture de la balle de revolver. L’harmonie visible n’est qu’un équilibre à la recherche perpétuelle de son centre de gravité. Un patineur, une libellule poursuivent, par des mouvements continus dont les courbes en action n’offrent pas une solution de continuité, pas un à-coup, pas une saccade, ce centre qui les fuit sans cesse et qu’ils retrouvent toujours. L’univers extérieur, ainsi, nous révèle les lois de l’univers spirituel même qui cherche, par le moyen anxieux de sa propre analyse, à trouver dans le lyrisme, la synthèse idéologique ou l’orgueil du silence, le centre de gravité de ses contradictions et de ses luttes. L’Accéléré, que nous suivons l’instant d’après dans la croissance d’une plante, nous offre l’image extérieure des travaux de dissociation effectués par la subconscience, dont la reconstruction rapide précipite à la poésie rectiligne de l’action. Il est impossible que nous ne trouvions pas désormais dans le drame du cinéma et les solutions sans arrêt que lui-même apporte à ce drame, la correspondance étroite de la tragédie de l’esprit. Le dynamisme de l’un est la justification du dynamisme de l’autre, que jusqu’à présent les morales nous commandaient à voix haute d’immobiliser, et que la discipline consciente des passions nous conseillait silencieusement, au contraire, d’utiliser dans l’intérêt de notre puissance réelle. Des poètes, des peintres, des musiciens, des philosophes, des savants avaient tenté de nous l’enseigner dans un effort magnanime. Mais qui les avait compris ?
Le cinéma nous apprend, par ses procédés mécaniques, que le drame, et la recherche d’équilibre conditionnée et déchaînée tour à tour par ce drame, constituent la destinée permanente de l’univers. C’est cette découverte qui a défini les grandes âmes depuis toujours. Mais il est consolant de trouver dans les mouvements jusqu’alors secrets de cet univers, en dehors même de ses mouvements moléculaires et de ses mouvements célestes dont la mathématique nous révèle le mécanisme identique, l’approbation de l’angoisse qui les a conduites elles-mêmes à la paix par la certitude. Si rien n’est immobile dans le monde, tout tend, par le mouvement même, aux apparences de l’immobilité, qui est la certitude des atomes et qu’ils croient être leur paix. Voyez l’immobilité d’une projection photographique coupant le rythme d’un mouvement cinématographique quelconque. Nous ne connaissions que cela, jadis, et cela ne nous blessait pas, tant l’habitude de la mort est facile à prendre. Maintenant, quand cet événement se produit, une chose sinistre plane, que nous avions oubliée. C’est comme une nappe de plomb dans le déferlement des vagues. Au contraire, projetez sur l’écran un objet soi-disant inerte pris au cinéma, la cime lointaine d’un bois par exemple, la mer à l’horizon, le panorama d’une ville. L’inertie de l’univers disparaît à l’instant même, comme disparaît d’une âme fière l’inertie des dogmes et des lois : tout, le passage de la brise, le glissement inaperçu des gouttelettes, l’imperceptible mouvement de l’air chaud, des nuées, des fumées, des poussières, imprime à l’ensemble une animation murmurante qui offre à nos mouvements intérieurs ininterrompus la consolation de Dieu même. L’espace visible, comme l’était déjà l’espace invisible de l’âme, se multiplie par l’infini. L’immensité naguère immobile tressaille. La liberté inépuisable des combinaisons dont les rouages matériels du cinéma disposent, – la surimpression, par exemple, et la diversité sans fin des angles de vue – symbolise déjà l’univers nouveau qui s’annonce. L’océan roule sur la foule ou déferle sur le désert. Le jeu implacable des roues, des pistons, des bielles, accorde sans effort les rythmes mécaniques aux rythmes sensuels d’une danse de girls dont le mouvement des hanches grasses, des beaux membres ronds et charnus, laisse transparaître l’éclair ou la lueur furtive d’un levier, le halo bleuâtre et vibrant de rotations vertigineuses, la fulguration cadencée des fées électriques ou des ogres de métal. Des galères, des jonques, des transatlantiques, des voiles circulent au milieu des trains, des pousse-pousse, des dromadaires, des chevaux. On voit errer parmi les éléphants, les boas, les tigres de la forêt vierge, des fantômes transparents. Le cinéma offre le support constant du réel aux créations les plus invraisemblables de l’imagination lyrique et de la spiritualité.
Il apparaît de plus en plus, grâce au cinéma seul – car les théories scientifiques ne sont pas sensibles à la foule et ne parlent presque à aucun cœur – que malgré l’aide de la littérature, de la musique et de la peinture, nous ne connaissions encore que par fragments discontinus le vrai visage de ce monde, qui est un devenir infatigable et complexe vivant cependant dans le même moment et dans le même lieu que nous. Voici que nous allons pouvoir saisir dans sa réalité enchevêtrée, évoluante et mouvante, d’un seul regard capable d’en transmettre à l’esprit, par une intuition synthétique rapide comme la lumière, les déterminations immémoriales, les éternelles destinées, les modulations universelles qui vont mourir dans l’infini. Que dis-je ? Le fragment même que nous pouvions en isoler jadis se révèle à nous comme un univers continu dans un univers continu. Tous nous avons été frappés – je songe en ce moment à des danseuses du Cambodge revues au cinéma après les avoir vues sur la scène – par les révélations qu’une seule partie d’un ensemble connu, isolée maintenant dans le cadre multiplicateur de l’écran, offre à un unique regard, même sans l’intervention du ralenti. Une bouche, une main, un muscle dont le rôle disparaissait dans le mouvement unanime, mais trop abrégé d’un spectacle vu à l’œil nu, devient à lui seul un drame complet, dont toutes les composantes concourent à l’équilibre du détail dans l’équilibre de l’ensemble. Que ce visage nouveau du monde ne puisse plus désormais être arrêté ni définitif, certes, il faut nous y résigner, puisque le moyen qui nous le dénonce proscrit, de par sa nature elle-même, tout ce qui est fixe et fini. Mais cependant, pour la première fois, l’ensemble de ses aspects multiples dans l’espace et de ses incessants changements d’aspects dans la durée participe à notre vie morale même. Les conquêtes statiques de l’intelligence ne peuvent pas disparaître à jamais, elles seront toujours des paliers nécessaires à l’ascension ininterrompue de l’esprit dans sa propre lumière, par cette nouvelle échelle de Jacob qui s’offre à nous y conduire. Mais il faut que nous ayons maintenant la notion intime, fixée dans la substance de notre mécanisme spirituel, que ces repos de l’esprit ne sont que des états d’équilibre dont le dynamisme intérieur ne pourra plus s’ignorer, sous peine de les rompre du même coup.
Ainsi, rattachés par toutes nos fibres au présent des choses du dehors qui nous introduit en même temps, par sa réalité visible même, dans les échos de leur passé et l’élan de leur devenir, nous pouvons, par un nouveau miracle que les mêmes moyens nous offrent, plonger dans le mouvement concret de notre propre mémoire. Avez-vous jamais songé, par exemple, à ce que pourra être l’émoi du Kid, s’il revoit après vingt ans, sans l’avoir jamais revu dans l’intervalle, le film qu’il anima de ses mouvements affectifs ? Comme il avait 4 ou 5 ans à cette époque, il y a beaucoup de chances pour que le souvenir des actions qu’on lui fit accomplir et des circonstances dans lesquelles il les accomplit se soit effacé. Ne sentez-vous pas le pathétique prodigieux de cette vie antérieure perdue remontant – toute entière, sans lacune – à l’aide d’un document plus irrécusable que la mémoire, du fond de sa propre nuit, pour en faire revivre devant lui un fragment ininterrompu ? Je n’ose pas plonger dans ces ténèbres éclatantes. Voyez-vous revivre devant vous la femme que vous aimiez vingt ans auparavant, et qui vit encore à côté de vous et que vous avez cessé d’aimer, ou dont, il y a vingt ans, au moment où vous avez été brusquement séparé d’elle, vous étiez épris à mourir ? Voyez-vous revivre l’enfant mort ? Le cinéma, s’il a déjà franchi les portes de l’intelligence, n’a qu’à peine effleuré le seuil de nos âmes. Que le nouvel univers qu’il éveille se réfléchisse et nous réfléchisse on nous-mêmes, il suffit que j’y songe pour me refuser à prévoir – par paresse d’esprit, manque de courage, que sais-je ? – les silencieuses symphonies dont la rumeur animera et nos joies et nos peines pour les élargir et les approfondir jusqu’aux perspectives lointaines de l’infini et de l’éternité.
Le rendez-vous que nous avons donné sur l’écran magique à toutes les forêts et à toutes les mers, à tous les déserts et à toutes les villes, à tous les animaux sinistres des grands fonds et à tous les hommes pour y organiser leurs relations selon les innombrables harmonies que le cinéma, en nous les révélant entre eux et en eux-mêmes, éveille entre nous et en nous-mêmes, n’est qu’au commencement des conquêtes qui nous sont promises. Même quand nous aurons forcé les astres, forcé les molécules invisibles de venir danser à notre appel sur le petit rectangle de lumière dans une salle immense, plongée dans l’obscurité, suit passionnément la silencieuse animation rythmique, nous ne serons pas rassasiés. Il faudra faire surgir à la clarté du déroulement intérieur de notre univers spirituel, une sorte de vie panthée dont tous les passages secrets réuniront notre substance à tous ces passages visibles que le cinéma arrache sans cesse à l’inertie apparente du monde. C’est la condition des nouvelles extases dont la mort de tous les dieux avait paru interdire jusqu’à l’espérance. Le cinéma, si nous voulons le comprendre, doit ranimer et porter à son comble un sentiment religieux dont la flamme mourante réclame son aliment. L’infinie diversité du monde offre pour la première fois à l’homme le moyen matériel de démontrer son unité. Un prétexte de communion universelle, dont l’approfondissement n’exige de nous qu’un peu de bonne volonté s’offre tous, avec une complaisance infatigable. Qu’on ne nie pas surtout. Qu’on n’invoque pas « l’âme », toujours « l’âme », pour l’opposer à « la matière ». L’âme n’a jamais scellé sa voûte colossale qu’au croisement des nervures qui élancent, d’un seul jet, des profondeur de la terre. C’est dans le pain et dans le vin que vivent la chair et le sang de l’esprit.
Elie Faure, Ombres solides, « Introduction à la mystique du cinéma », 1934
vendredi 13 janvier 2012
Nous ne devons songer qu'à représenter
* On était jeudi soir au LU pour parler documentaire, mise en scène, TF, tutti quanti. Résultat on a beaucoup parlé tutti quanti, tant la semoule en laquelle nous pédalâmes était par notre imprécision collective épaisse. Depuis la rencontre avec LLdM sur DUPEC3, mes convictions théoriques vacillent (et comme les confronter à celles des deux autres larrons de TF n'est pas au programme de nos réunions de production, je vous laisse imaginer le joyeux bordel). Comme si je ne comprenais plus exactement ce que je fais. Comme si ce que DUPEC3 accomplit, par exemple, qui n'est je l'espère pas rien, était survenu comme par accident, comme malgré moi. Moi qui m'échine à inscrire aux génériques de mes films "mis en scène par" afin d'affirmer que décidément non, c'est bien moi qui suis là pour représenter le réel, je me trouve bousculé dans ce que l'université a pu me laisser d'affreuses pensées comolliennes - et c'est heureux (je me souviens de JV écrivant qu'il n'arrivait pas à dire "mise en scène" pour un documentaire, même s'il aurait aimé le faire, parce que ça aurait facilité les choses, en somme, et je commence à comprendre ce qu'il voulait dire...). LLdM n'a jamais encaissé que Jiko et moi le traitions, sans comprendre de quel fourvoiement il s'agissait, de "personnage". Jeudi un oxymore malheureux a bel et bien fait la peau à ce lexique, un TF-eur se laissant aller à inventer l'aberration "personnage réel", ce qui foutu tout définitivement en l'air, dans un grand crac-ramasse-ta-gueule-en-bas-de-l'échafaudage. Et LLdM de nous inviter à le penser pour peut-être un jour l'écrire, ce lexique, puisqu'il ne nous semble pas qu'il l'ait été, écrit (quiconque ayant tenu bon jusqu'ici et connaissant l'existence d'un tel lexique est prié de se faire connaître, tonitruant).
* Rentré à Paris, j'ouvre le catalogue de l'exposition "Chefs-d’œuvre ?" de Pompidou 2 et tombe sur l'interview de Jérôme Bel, au sujet de sa magnifique captation des adieux à la scène de Véronique Doisneau :
"Pratiquement, une danse n'est produite qu'une seule fois. Jamais un danseur ne peut reproduire la même danse. C'est pour cela qu'on nomme cet art vivant : il n'est absolument pas reproductible, comme le ready-made duchampien justement. J'ai essayé de faire des ready-made chorégraphiques ; je n'y suis pas arrivé et c'est grâce à cet échec que ma connaissance de la danse s'est approfondie, que j'ai compris ce qui était en jeu dans cet art et ce qui faisait qu'il proposait une expérience esthétique différente de tous les autres. Et que c'était ce point-là qu'il fallait que je travaille afin de montrer la singularité de la danse, singularité que l'on ne retrouverait jamais dans un musée.
La solution à cette question de la citation chorégraphique a finalement été trouvée de manière détournée et mise en œuvre dans Véronique Doisneau et Cédric Andrieux, où vos deux acteurs - interprètes et d'une certaine manière co-auteurs de la pièce - dansent des extraits de pièces de Cunningham, Trisha Brown, Noureev, etc., rejouant ainsi une histoire de la danse. Dans Véronique Doisneau, aucun extrait n'est de vous - vous intervenez comme "monteur" de ces différents moments.
Oui, l'histoire de la danse, des chefs-d’œuvre de la danse est rejouée par les danseurs, par les interprètes, et elle est rejouée chaque soir. C'est donc une histoire subjective, c'est pour cela que ces pièces portent le nom des interprètes. L'histoire de l'art est une histoire d'objets, celle de la danse de sujets, avec toutes les conséquences qui en découlent, à savoir que les objets sont bien plus faciles à préserver, à étudier, à commenter, alors que les sujets, les corps vivants meurent. C'est pourquoi la danse n'a pratiquement pas d'histoire jusqu'à aujourd'hui : mais cela change, heureusement, avec la technologie puisque l'on peut aisément enregistrer ces mouvements éphémères. [...] Nombre de mes collègues chorégraphes pallient au caractère cruellement éphémère de la danse en filmant leurs spectacles, qui remplacent au fil du temps les chorégraphies vivantes appelées à disparaître, et peuvent à leur tour être montrées dans d'autres contextes que les théâtres, sur Internet ou dans les musées. [...] La question du chef-d’œuvre est intéressante en danse car du fait de son caractère éphémère, aucune œuvre n'a vraiment le temps de devenir chef-d’œuvre. Cependant [...] l'image en mouvement va permettre de "conserver" ces œuvres, dont certaines, à l'épreuve du temps et de l'histoire, deviendront des chefs-d'œuvre, et qui à leur tour seront peut-être réactivées et donc re-dansées sur scène !
* Alors bien sûr c'est tentant et humble cette manière-là de se mettre en retrait, de se dire que le documentaire est citation du réel, et que ce réel est un ready-made qu'il suffirait d'exposer pour que sa qualité de chef-d'œuvre soit accessible à tous. Je n'ai d'ailleurs rien contre cette idée d'un réel "chef-d'œuvresque", croyant sincèrement en la faculté de l'art à accomplir ce que Jules Renard nomme panthéiser. Ceci me semble être une possible correspondance à ce principe d'"exploit", que Ruiz attendait de son équipe lorsqu'il tournait ses fictions. Dans un cas comme dans l'autre, ces deux termes ont une même visée : capter l'attention, aussi bien au moment du tournage qu'au moment de la projection. Mais il me paraît aberrant que Bel prétende à ce point être retiré. Qu'il nie à ce point son intervention. D'ailleurs l'interviewer n'a d'autre choix de verbe que celui d'intervenir, qu'il tempère comme il peut avec des guillemets dépréciatifs (pourquoi en encadrer la fonction de monteur ? qu'y a-t-il donc de si scandaleux à renier dans ce mot ?) et surtout par cette proposition incompréhensible : "Aucun extrait n'est de vous." A se demander pourquoi Bel signe le film, dès lors. Pourquoi nier à ce point l'enregistrement ? Pourquoi regretter presque qu'il ne puisse être objectivation à la demande ? Il faut présenter les choses encore différemment : pourquoi l'extrême majorité des captations de spectacles vivants, qui ont déboulé en force ces derniers mois dans les multiplexes, lourds, chers et luxueux, est-elle si pénible à subir, filmée sans la moindre pensée chorégraphique, sans la moindre réflexion sur le point de vue de spectateur, sans le moindre entendement documentaire (je le sais pour avoir tenté le coup, par pure pingrerie : c'est si cher la danse ! et si peut probable que j'aille un jour au MET !), quand le Véronique Doisneau de Bel conserve l'émotion de la pièce notamment par la précision et l'intelligence remarquables de son découpage ? Je ne sais pas comment appeler ça autrement que mise en scène. Mais sans doute qu'il y a mieux à trouver, un lexique à définir.
* J'y pense, qui a déjà lu les Scénarios du réel de Gérard Leblanc ? Ou son bouquin d'entretiens avec Pollet ? Les fragments qu'on lit ici de son analyse de l'écriture documentaire de Franju m'intriguent... Après faudrait que je retrouve mon vieux bouquin de Niney, que je le relise, que je voie ce qu'il m'en reste, si ça tient encore.
* Un spectateur érudit et bienveillant, à la sortie, nous aiguillait vers Flaubert, sa lutte conte l'"universel reportage" et sa conception de la littérature comme "miroir qu'on transporte" et ça m'intéressait bigrement. Renseignements pris, le miroir est en fait celui de Stendhal, dans Le Rouge et le noir : "Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé‚ d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former." La citation nous emmène ailleurs, mais l'évocation de son premier mouvement, sans l'aspect moral, accompagnée du geste de celui qui porte le miroir devant lui entre ses bras et qui ne manquera donc pas, en marchant, d'au moins un peu s'y refléter lui aussi, m'inspirait autrement : j'y voyais une intéressante analogie, confirmant que le motif majeur est ce à quoi l'on dresse le miroir, mais qu'il y a bien des façons de le faire et que quoi qu'il en soit, les doigts au moins touchant le miroir, il y aura bien un bout du porteur de miroir dans le reflet.
* La confusion avec Flaubert n'est pas sans raison, puisqu'on trouve par exemple ceci dans sa correspondance :
* Quant à l'universel reportage, c'est à Mallarmé, dans Crise de vers, qu'on le doit, et il va falloir creuser. On est au début de quelque chose, c'est à suivre. Je suis loin de savoir où tout cela me mène, mais il est deux heures du matin, je vais dormir.
Tout à l'heure, en abandon de geste, avec la lassitude que cause le mauvais temps désespérant une après l'autre après-midi, je fis retomber, sans une curiosité mais ce lui semble avoir lu tout voici vingt ans, l'effilé de multicolores perles qui plaque la pluie, encore, au chatoiement des brochures dans la bibliothèque. Maint ouvrage, sous la verroterie du rideau, alignera sa propre scintillation: j'aime comme en le ciel mûr, contre la vitre, à suivre des lueurs d'orage.
Notre phase, récente, sinon se ferme, prend arrêt ou peut-être conscience: certaine attention dégage la créatrice et relativement sûre volonté.
Même la presse, dont l'information veut les vingt ans, s'occupe du sujet, tout à coup, à date exacte.
La littérature. ici subit une exquise crise, fondamentale.
Qui accorde à cette fonction une place ou la première, reconnaît, là, le fait d'actualité: on assiste, comme finale d'un siècle, pas ainsi que ce fut dans le dernier, à des bouleversements; mais, hors de la place publique, à une inquiétude du voile dans le temple avec des plis significatifs et un peu sa déchirure.
Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et, comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer. Monument en ce désert, avec le silence loin; dans une crypte, la divinité ainsi d'une majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature; que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, rythme dès que style. Le vers, je crois, avec respect attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace et plus ferme toujours de forgeron, vînt à manquer; pour, lui, se rompre. Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s'évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples; et, je l'indiquerai, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration, qui reste verbale.
La variation date de là: quoique en dessous et d'avance inopinément préparée par Verlaine, si fluide, revenu à de primitives épellations.
Témoin de cette aventure, où l'on me voulut un rôle plus efficace quoiqu'il ne convient à personne, j'y dirigeai, au moins, mon fervent intérêt; et il se fait temps d'en parler, préférablement à distance ainsi que ce fut presque anonyme.
Accordez que la poésie française, en raison de la primauté dans l'enchantement donnée à la rime, pendant l'évolution jusqu'à nous, s'atteste intermittente: elle brille un laps; l'épuise et attend.
Extinction, plutôt usure à montrer la trame, redites.
Le besoin de poétiser, par opposition à des circonstances variées, fait, maintenant, après un des orgiaques excès périodiques de presque un siècle comparable à l'unique Renaissance, ou le tour s'imposant de l'ombre et du refroidissement, pas du tout! que l'éclat diffère, continue: la retrempe, d'ordinaire cachée, s'exerce publiquement, par le recours à de délicieux à-peu-près.
Je crois départager, sous un aspect triple, le traitement apporté au canon hiératique du vers; en graduant.
Cette prosodie, règles si brèves, intraitable d'autant: elle notifie tel acte de prudence, dont l'hémistiche, et statue du moindre effort pour simuler la versification, à la manière des codes selon quoi s'abstenir de voler est la condition par exemple de droiture. Juste ce qu'il n'importe d'apprendre; comme ne pas l'avoir deviné par soi et d'abord, établit l'inutilité de s'y contraindre.
Les fidèles à l'alexandrin, notre hexamètre, desserrent intérieurement ce mécanisme rigide et puéril de sa mesure; l'oreille, affranchie d'un compteur factice, connaît une jouissance à discerner, seule, toutes les combinaisons possibles, entre eux, de douze timbres.
Jugez le goût très moderne.
Un cas, aucunement le moins curieux, intermédiaire; – que le suivant.
Le poète d'un tact aigu qui considère cet alexandrin toujours comme le joyau définitif, mais à ne sortir, épée, fleur, que peu et selon quelque motif prémédité, y touche comme pudiquement ou se joue à l'entour, il en octroie de voisins accords, avant de le donner superbe et nu: laissant son doigté défaillir contre la onzième syllabe ou se propager jusqu'à une treizième maintes fois. M. Henri de Régnier excelle à ces accompagnements, de son invention, je sais, discrète et fière comme le génie qu'il instaura et révélatrice du trouble transitoire chez les exécutants devant l'instrument héréditaire.
Autre chose ou simplement le contraire, se décèle une mutinerie, exprès, en la vacance du vieux moule fatigué, quand Jules Laforgue, pour le début, nous initia au charme certain du vers faux.
Jusqu'à présent, ou dans l'un et l'autre des modèles précités, rien, que réserve et abandon, à cause de la lassitude par abus de la cadence nationale; dont l'emploi, ainsi que celui du drapeau, doit demeurer exceptionnel. Avec cette particularité toutefois amusante que des infractions volontaires ou de savantes dissonances en appellent à notre délicatesse, au lieu que se fût, il y a quinze ans à peine, le pédant, que nous demeurions, exaspéré, comme devant quelque sacrilège ignare! Je dirai que la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit.
Toute la nouveauté s'installe, relativement au vers libre, pas tel que le XVIIe siècle l'attribua à la fable ou l'opéra (ce n'était qu'un agencement, sans la strophe, de mètres divers notoires) mais, nommons-le, comme il sied, "polymorphe": et envisageons la dissolution maintenant du nombre officiel, en ce qu'on veut, à l'infini, pourvu qu'un plaisir s'y réitère. Tantôt une euphonie fragmentée selon l'assentiment du lecteur intuitif, avec une ingénue et précieuse justesse – naguère M. Moréas; ou bien un geste, alangui, de songerie, sursautant, de passion, qui scande – M. Vielé-Griffin; préalablement M. Kahn avec une très savante notation de la valeur tonale des mots. Je ne donne de noms, il en est d'autres typiques, ceux de MM. Charles Morice, Verhaeren, Dujardin, Mockel et tous, que comme preuve à mes dires; afin qu'on se reporte aux publications.
Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l'histoire littéraire d'aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales et séculaires, où s'exalte, d'après un latent clavier, l'orthodoxie, quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se peut composer un instrument, dès qu'il souffle, le frôle ou frappe avec science; en user à part et le dédier aussi à la Langue.
Une haute liberté d'acquise, la plus neuve: je ne vois, et ce reste mon intense opinion, effacement de rien qui ait été beau dans le passé, je demeure convaincu que dans les occasions amples on obéira toujours à la tradition solennelle, dont la prépondérance relève du génie classique – seulement, quand n'y aura pas lieu, à cause d'une sentimentale bouffée ou pour un récit, de déranger les échos vénérables, on regardera à le faire. Toute âme est une mélodie, qu'il s'agit de renouer; et pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun.
Selon moi jaillit tard une condition vraie ou la possibilité, de s'exprimer non seulement, mais de se moduler, à son gré.
Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême: penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l'immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. Cette prohibition sévit expresse, dans la nature (on s'y bute avec un sourire) que ne vaille de raison pour se considérer Dieu; mais, sur l'heure, tourné à de l'esthétique, mon sens regrette que le discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l'instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un. A côté d'ombre, opaque, ténèbres se fonce peu; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair. Le souhait d'un terme de splendeur brillant, ou qu'il s'éteigne, inverse; quant à des alternatives lumineuses simples – Seulement, sachons n'existerait pas le vers: lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur.
Arcane étrange; et, d'intentions pas moindres, a jailli la métrique aux temps incubatoires.
Qu'une moyenne étendue de mots, sous la compréhension du regard, se range en traits définitifs, avec quoi le silence.
Si, au cas français, invention privée ne surpasse le legs prosodique, le déplaisir éclaterait, cependant, qu'un chanteur ne sût à l'écart et au gré de pas dans l'infinité des fleurettes, partout où sa voix rencontre une notation, cueillir. La tentative, tout à l'heure, eut lieu et, à part des recherches érudites en tel sens encore, accentuation, etc., annoncées, je connais qu'un jeu, séduisant, se mène avec les fragments de l'ancien vers reconnaissables, à l'éluder ou le découvrir, plutôt qu'une subite trouvaille, du tout au tout, étrangère. Le temps qu'on desserre les contraintes et rabatte le zèle, où se faussa l'école. Très précieusement: mais, de cette libération à supputer davantage ou, pour de bon, que tout individu apporte une prosodie, neuve, participant de son souffle – aussi, certes, quelque orthographe – la plaisanterie rit haut ou inspire le tréteau des préfaciers.
Similitude entre les vers, et vieilles proportions, une régularité durera parce que l'acte poétique consiste à voir soudain qu'une idée se fractionne en un nombre de motifs égaux par valeur et à les grouper; ils riment: pour sceau extérieur, leur commune mesure qu'apparente le coup final.
Au traitement, si intéressant, par la versification subi, de repos et d'interrègne, gît, moins que dans nos circonstances mentales vierges, la crise.
Ouïr l'indiscutable rayon – comme des traits dorent et déchirent un méandre de mélodies: ou la Musique rejoint le Vers pour former, depuis Wagner, la Poésie.
Pas que l'un ou l'autre élément ne s'écarte, avec avantage, vers une intégrité à part triomphant, en tant que concert muet s'il n'articule et le poème, énonciateur: de leurs communauté et retrempe, éclaire l'instrumentation jusqu'à l'évidence sous le voile, comme l'élocution descend au soir des sonorités. Le moderne des météores, la symphonie, au gré ou à l'insu du musicien, approche la pensée; qui ne se réclame plus seulement de l'expression courante.
Quelque explosion du Mystère à tous les cieux de son impersonnelle magnificence, où l'orchestre ne devait pas ne pas influencer l'antique effort qui le prétendit longtemps traduire par la bouche seule de la race.
Indice double conséquent –
Décadente, Mystique, les Ecoles se déclarant ou étiquetées en hâte par notre presse d'information, adoptent, comme rencontre, le point d'un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant; pour ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images exacte, et que s'en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination.. Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu'elle régît les chefs-d'oeuvre, d'inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l'horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage; non le bois intrinsèque et dense des arbres. Quelques jets de l'intime orgueil véridiquement trompetés éveillent l'architecture du palais, le seul habitable; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal.
"Les monuments, la mer, la face humaine, dans leur plénitude, natifs, conservant une vertu autrement attrayante que ne les voilera une description, évocation dites, allusion je sais, suggestion: cette terminologie quelque peu de hasard atteste la tendance, une très décisive, peut-être, qu'ait subie l'art littéraire, elle le borne et l'exempte. Son sortilège, à lui, si ce n'est libérer, hors d'une poignée de poussière ou réalité sans l'enclore, au livre, même comme texte, la dispersion volatile soit l'esprit, qui n'a que faire de rien outre la musicalité de tout."
Parler n'a trait à la réalité des choses que commercialement: en littérature, cela se contente d'y faire une allusion ou de distraire leur qualité qu'incorporera quelque idée.
A cette condition s'élance le chant, qu'une joie allégée.
Cette visée, je la dis Transposition – Structure, une autre.
L'oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés; ils s'allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase.
Une ordonnance du livre de vers point innée ou partout, élimine le hasard; encore la faut-il, pour omettre l'auteur: or, un sujet, fatal, implique, parmi les morceaux ensemble, tel accord quant à la place, dans le volume, qui correspond. Susceptibilité en raison que le cri possède un écho – des motifs de même jeu s'équilibreront, balancés, à distance, ni le sublime incohérent de la mise en page romantique ni cette unité artificielle, jadis, mesurée en bloc au livre. Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total, lequel serait le poème tu, aux blancs; seulement traduit, en une manière, par chaque pendentif. Instinct, je veux, entrevu à des publications et, si le type supposé, ne reste pas exclusif de complémentaires, la jeunesse, pour cette fois, en poésie où s'impose une foudroyante et harmonieuse plénitude, bégaya le magique concept de l'oeuvre. Quelque symétrie, parallèlement, qui, de la situation des vers en la pièce se lie à l'authenticité de la pièce dans le volume, vole, outre le volume, à plusieurs inscrivant, eux, sur l'espace spirituel, le paraphe amplifié du génie, anonyme et parfait comme une existence d'art.
Chimère, y avoir pensé atteste, au reflet de ses squames, combien le cycle présent, ou quart dernier de siècle, subit quelque éclair absolu – dont l'échevèlement d'ondée à mes carreaux essuie le trouble ruisselant, jusqu'à illuminer ceci – que, plus ou moins, tous les livres, contiennent la fusion de quelques redites comptées: même il n'en serait qu'un – au monde, sa loi – bible comme la simulent des nations. La différence, d'un ouvrage à l'autre, offrant autant de leçons proposées dans un immense concours pour le texte véridique, entre les âges dits civilisés ou – lettrés.
Certainement, je ne m'assieds jamais aux gradins des concerts, sans percevoir parmi l'obscure sublimité telle ébauche de quelqu'un des poèmes immanents à l'humanité ou leur originel état, d'autant plus compréhensible que tu et que pour en déterminer la vaste ligne le compositeur éprouva cette facilité de suspendre jusqu'à la tentation de s'expliquer. Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d'écrivain, que rien ne demeurera sans être proféré; que nous en sommes là, précisément, à rechercher, devant une brisure des grands rythmes littéraires (il en a été question plus haut) et leur éparpillement en frissons articulés proches de l'instrumentation, un art d'achever la transposition, au Livre, de la symphonie ou uniment de reprendre notre bien:
car, ce n'est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique.
Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d'attributions différentes – le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel.
Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu'à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d'autrui en silence une pièce de monnaie, l'emploi élémentaire du discours dessert l'universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d'écrits contemporains.
A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant; si ce n'est pour qu'en émane, sans la gêne d'un proche ou concret rappel, la notion pure.
Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets.
Au contraire d'une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d'abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par nécessité constitutive d'un art consacré aux fictions, sa virtualité.
Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole: niant, d'un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l'artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n'avoir oui jamais tel fragment ordinaire d'élocution, en même temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère.
mardi 10 janvier 2012
lundi 9 janvier 2012
Fond bleu
* Très d'accord avec ce passage-là de la critique de Fromafog : "Si le grand thème qui traverse le scénario est la psychanalyse, la mise en scène épouse ce thème avec une intelligence folle, non par l’illustration, mais par l’interprétation, les contretemps et les détails. Le jeu des acteurs Fassbender et Mortensen est extrêmement distancié, et les scènes sont pleines de lapsus attirant notre attention, à la manière de la moustache de lait de Jung, ou du cigare de Freud pointant vers l’entrejambes de la statue de la Liberté. A dangerous method est un film à la mécanique apparente."
* En sortant je me disais "intelligence diabolique". Mécanique apparente, c'est bien ça. Lors de la première confrontation psychanalytique, quand Jung demande à Spielrein ce qui lui a coupé la parole, il est évident que c'est le changement brutal de plan qui est responsable, qui l'a laissée souffle court, sans voix, comme frappée au plexus. Pas une coïncidence qui ne soit voulue. L'effet spécial dégueulasse lors de la traversée vers l'Amérique, j'en suis gaga. Vous avez noté le moment où ce fond bleu qui pique les yeux apparaît ? Jung raconte son rêve, contre-champ sur Freud, Jung en off mentionne ce vieillard, peut-être un fantôme : c'est là que la mer numérique encadre Freud, dans toute sa laideur et son étrangeté numériques. De là, Cronenberg poussera l'effet jusqu'au bout : la fausse perspective hideuse du bateau, la statue de la liberté grossièrement ajoutée... Magnifique.
samedi 7 janvier 2012
Bzz bzz.
* Est-ce qu'on peut enfin considérer que c'est la reprise des Mouches ? Il faudrait pour ça reparler un peu de cinéma.
* Je reprends les Mouches parce que je manque de temps. TF me le prend, Facebook me l'engloutit dans le néant. Je compte bien tuer le second, lentement. Mais je ne peux pas ne plus écrire. Je ne me sens plus d'écrire dans des colonnes critiques, pourtant. Les organes critiques qui m'ont accueillis, parfois longuement, parfois très ponctuellement, et je leur en suis reconnaissant, si j'éprouve pour eux tantôt de l'attachement, il faut admettre que bien souvent je ne m'y reconnais pas. Tout comme je ne vois rien qui m'excite dans quelque revue que ce soit - elles auraient toutes plutôt tendance à m’écœurer. L'actualité ne m'intéresse désormais que très peu et j'ai ce problème qu'à force de le pratiquer, le documentaire occupe l'essentiel de mes pensées cinéphiles. J'ai de moins en moins le réflexe de prendre le temps de regarder une fiction, convaincu que le documentaire est un territoire encore trop chichement exploré. En la matière, moins encore de boussoles qu'en fiction : les revues et blogs qui en traitent sont bien souvent ineptes, ou bien collés au sujet pour le sujet, ou encore à des thèses trop comolliennes pour être intéressantes. JV avait sûrement raison de m'attaquer sur les histoires de conflit d'intérêt (je les vois à l’œuvre partout, ces conflits-là, au quotidien, dans ce milieu minuscule qu'est le cinéma français subventionné, copiné, etc.), HK aussi d'ailleurs, qui ne comprenait pas que je puisse continuer à être "officiellement" critique et cinéaste et producteur. Triptyque sera très prochainement présent sur les fronts théoriques, parce que je persiste à croire que Ruiz avait raison de me conseiller d'être à la fois dans la théorie et dans la pratique, de nourrir l'une de l'autre et inversement. On a cette "conférence" au LU, on pense à faire d'autres interventions dans l'année et il y a d'autres projets. Je ne suis pour ma part plus critique ; de toute façon je ne saurais plus l'être.
* Mais je ne peux pas m'arrêter d'écrire. Ce sera ici, en attendant.
jeudi 5 janvier 2012
Phoning it in with Charlie McAlister
Home taping legend (the man is quite literally insanely prolific), artist, swamp thing, and master of the Dixie hula, Charlie McAlister phones it in from Charleston, SC. A spiritual successor to Hasil Adkins, Charlie comes from the same home taping scene that birthed other greats like Simon Joyner, Franklin Bruno, and the Mountain Goats. Cacophonous banjo cel phone pop songs and disturbing, hallucinogenic poetry. Eat it alive and swallow it whole. What the hell was happening over there? Incredible.
Nadav Carmel, BSR 06/02/2005
Songs
Glamourpuss Roll
Zing Ace (Pam)
Urine For Fuel
The Stupid Bridge
I Am Staying Here
Perdu
Little Brown Dog
My Boy
Go Home
Puerto Rican Rolls
Mike's Story
Norie In Jail
My Pal
My Parents/Robots/Volcano
Sticks
Light Brown Air
Good Luck
Toy Honey
I Polish My Shoes
Mama's Ass
Another Scam
The Ultimate Fashion Show
Down In the Alley (Ted Meyer)
* Ça vient d'ici. Ça se télécharge là.