samedi 14 janvier 2012

Le dynamisme de la plus discrète et fuyante réalité

* Comme un post-scriptum à hier, volé ici, puis largement complété :

Le cinéma nous délivre d’une infinité d’illusions, ou même de mensonges, pour nous diriger avec une rapidité plus ou moins grande, selon notre pouvoir personnel de compréhension, vers la prise de possession d’un monde moins illusoire et d’un songe encore dans ses limbes. Il nous apprend une langue nouvelle, d’une richesse et d’une complexité telles, d’ailleurs, que – je crois pouvoir l’affirmer – tout l’avenir n’en épuisera pas le trésor.

J’ai fait allusion au rôle des mouvements sociaux, que symbolise aujour­d’hui la Russie, dans l’orientation des rythmes collectifs dont le cinéma me paraît destiné à devenir, avant même la radiographie, le principal instrument. Précisément, le film russe fait déjà penser aux abîmes qu’explore, et parfois éclaire par brusques lueurs, l’analyse aux ondes indéfiniment prolongées de Dostoïevski. Mille et mille nuances et reflets physionomiques hier encore insoupçonnés, mille et mille dixièmes de valeurs dans la progression des éclairages qui sculptent en la frôlant la mobilité de la forme, mille et mille espaces nouveaux qui soudain s’ouvrent, se développent lentement ou se ferment tout à coup, mille et mille lueurs qui fusent, s’éteignent, se transfor­ment sans arrêt pour modifier, de mille et mille façons imprévues, les aspects du paysage, de l’homme, des foules, mille et mille frissons d’un monde dit inanimé qui naguère ne nous était pas perceptible, s’ajoutent à chaque seconde au tressaillement ininterrompu qui caractérise les passages entre les hommes et les choses pour les intelligences d’aujourd’hui. S’il remontait de son glo­rieux enfer parmi nous, Baude­laire qui voyait dans l’imagination la plus « scientifique » des facultés, grâce au pouvoir qu’elle a de saisir « l’analogie universelle », assisterait à la démonstration, par la science même, de cet admi­rable pressentiment. Un jour que je regardais un documentaire de prises de vues, où l’opérateur lui-même était filmé par un confrère, j’ai été surpris par la beauté des images obtenues. Son appareil, notamment, saisi au vol par un autre objectif, semblait, au milieu d’un paysage nocturne, transparent comme un fond sous-marin semé d’éclaboussures de perles, un coffre de velours lamé d’argent. Hasard. Comme sans doute en bien des films – je songe au Signe de Zorro, qui paraissait dû à quelque collaboration surnaturelle de Velázquez, de Goya, de Manet – où la perfection des moyens techniques et la puissance des éclairages provoquent mécaniquement des effets qu’on croyait réservés à la fantaisie géniale des peintres, alors qu’ils n’étaient que le témoignage d’une sensibilité visuelle et spirituelle supérieure à celle du commun. Hasards ? Ce sont ces hasards sans cesse répétés qui nous révèlent le cinéma et le révèlent à lui-même. Nous n’avons rien à lui apprendre. Il a tout à nous apprendre. Nous travaillons sous sa dictée.

En vérité, c’est son automatisme matériel même qui fait surgir de l’inté­rieur de ces images ce nouvel univers qu’il impose peu à peu à notre automa­tisme intellectuel. C’est ainsi qu’apparaît, dans une lumière aveuglante, la subordination de l’âme humaine aux outils qu’elle crée, et réciproquement. Entre technicité et affectivité, une réversibilité constante s’avère. Nous nous trouvons en présence d’un monisme transcendant, objectivement démontré, où le sentiment poétique s’alimente de découvertes concrètes et de phénomènes mécaniques, où les découvertes concrètes et les phénomènes mécaniques trouvent, dans le sentiment poétique, un inépuisable excitateur. La technique constate sans jamais intervenir, mais en même temps elle suggère. Elle n’ajoute rien à l’objet, qu’elle ne fait qu’enregistrer. Mais, en soumettant de la sorte aux appréciations de l’esprit l’enchevêtrement infini des éléments qui le forment, elle permet à la fois à l’esprit d’en perfectionner les moyens pour s’annexer des réalités nouvelles et de s’élancer, appuyée sur ces réalités nouvelles, vers des hypothèses nouvelles et des rapports nouveaux dont la complexité naît sans arrêt d’elle-même et s’accroît indéfiniment. La science n’est que le pressoir qui transforme la grappe en vin. Comme il arrive toujours pour les grandes choses, le cinéma dépasse déjà de très loin le but que poursuivaient ceux qui l’inventèrent. Ainsi du feu, la seule découverte capitale que l’homme ait faite jusqu’au cinéma précisément, et qui est deve­nue le cœur de la civilisation matérielle entière. Au fond, la marche de l’esprit cinématographique est comparable à l’engendrement fatal d’elles-mêmes par elles-mêmes des propositions de la géométrie dont l’automatisme élargit sans cesse le champ visuel de l’intelligence et la rend de plus en plus apte à une conquête qui nous interdit de soupçonner ses limites. Et le miracle est que, par un retour victorieux de notre sensibilité, les régions mystiques et lyriques de l’âme humaine s’approprient ces conquêtes mêmes pour les incorporer vivantes, dans l’ivresse de la connaissance, aux créations de l’amour.

J’ai dit, à propos du cinéma, autant de bêtises que les autres. Nous étions depuis si longtemps accoutumés à fixer nos modes d’expression en des formes très définies – peinture, sculpture, musique, architecture, danse, littérature, théâtre, photographie même – que chacun de nous tendait à ramener le ciné­matographe à celles de ces formes qu’il cultivait le plus volontiers auparavant. La plupart, au début, en faisaient une dépendance du théâtre, d’autres le ratta­chaient à la musique, d’autres à la plastique en général, et j’étais de ces der­niers. Je crois toujours, d’ailleurs, que le cinéma nous atteignant par l’intermé­diaire de la vue, c’est encore l’éducation plastique qui nous prépare le mieux à le comprendre. Mais c’est là tout. Le cinéma n’est ni la peinture, ni la sculpture, ni l’architecture, ni la danse, ni la musique, ni la littérature, ni le théâtre, ni la photographie. Il est plus simplement le cinéma. Et le cinéma est au moins aussi différent de chacun de ces huit langages que chacun de ces langages peut différer de tous les autres. Nous cherchons les ressemblances que nous voulons lui trouver avec eux, d’abord dans les habitudes qu’ils nous ont simultanément ou séparément infligées, ensuite dans les rap­ports synes­thésiques que chacun d’eux a contracté avec les autres aux centres les plus inconscients de nos réflexes corticaux. Ce n’est pas le moindre miracle apporté par le cinéma, qu’on puisse invoquer tour à tour à son propos tous les arts qui avaient, jusqu’ici, organisé nos sensations. Il ne dépend d’aucun. Il les contient, les ordonne et les accorde tous en multipliant par la sienne propre leur puissance. Je parle ici, notez-le, bien plus des possibilités que des réalisa­tions de la symphonie visuelle qui poursuit devant nous sa propre orga­nisa­tion, à la fois en nous l’imposant et en nous suggérant sans cesse l’aide que nous devons lui prêter.

Le premier et le seul entre tous nos moyens d’expression, le cinéma ne se contente pas de réintégrer l’homme dans l’univers, de lui rendre ses rapports réels et perma­nents avec le temps, l’espace, l’atmosphère, la lumière, la forme et le mouvement 1. Il ne se borne pas, depuis que la captation des bruits et des souffles du monde lui permet de réaliser l’orchestration symphonique de nos sensations auditives et de nos sensations visuelles, à nous marquer notre place de Maître d’œuvre au centre commun de réception et de comman­dement de la symphonie universelle. Il nous apprend peu à peu à replonger notre voix même dans la totalité de l’Être comme l’une des plus humbles – puisque condamnée à obéir consciemment à son rôle – entre les sonorités et les images innombrables qui font de l’Être même une incantation multitu­dinaire où il se cherche dans sa propre exaltation. D’abord surpris, quand il a disposé de la voix humaine, le cinéma a reculé de plusieurs étapes, comme pour prendre un champ nouveau. Il s’est trop rapproché du théâtre, s’éloignant d’autant de la sculpture, de la peinture, de la musique et de la danse qu’il doit se garder de perdre de vue, car elles lui interdisent, sous peine de mort, de jamais oublier la forme, le passage, le rythme et le mouvement. Mais il porte en lui sa délivrance. Le seul fait d’exister revendique pour lui cette formidable puissance, qu’il est seul à posséder, d’être et de devenir chaque jour un peu plus la langue universelle des hommes, que la parole n’est pas encore, et ne sera peut-être jamais. Semant sur ses pas de géant, comme sans s’en aperce­voir, une forme nouvelle du théâtre qui reste à la disposition de ceux qui le voient encore sous cet angle par amour pour le spectacle dialogué, il se ramassera sur lui-même pour s’annexer la parole, non comme principe central mais comme moyen auxiliaire. Il comprendra que nous cessons d’apercevoir la beauté de ses combinaisons visuelles dès que la voix prend le dessus, com­me l’Opéra comprend aujourd’hui que Wagner faisait fausse route en affai­blissant la vertu suggestive de la musique par l’insistance du décor. Alors que les sonorités – bruit de la mer, plainte du vent, chant de la pluie et des oiseaux, tumulte indistinct ou murmure des multitudes, des usines, des chantiers, des gares – servent d’accompagnement harmonique au déroulement de l’image dont elles renforcent le sens par leur action synesthésique, le dialogue expli­catif succédant à la légende détourne l’attention de l’œil en éveillant l’atten­tion de l’oreille. Le cinéma ne redevient lui-même et ne retrouve sa puissance suggestive qu’en subordonnant le récit, le dialogue et le soliloque à l’image, non l’image au soliloque, au dialogue ou au récit. Charlie Chaplin a pour tou­jours intégré au silence l’immense variété des reflets extérieurs issus des abîmes communs où s’agitent les sensations, les sentiments, les idées et jusqu’aux abstractions et aux édifices métaphysiques ou lyriques de l’esprit. Une brève conversation, un mot, un gémissement, un cri de-ci de-là, comme dans la foule ou la nature, et le verbe trouvera sa place mobile et son niveau variable dans le drame universel.

On découvre immédiatement dans le cinéma la réalisation concrète des intuitions philosophiques où la fin du xixe siècle effleurait. Il projette la durée dans les limites planes de l’espace. Que dis-je ? Il fait de la durée une dimen­sion de l’espace, ce qui confère à l’espace une nouvelle et immense significa­tion de collaborateur actif, et non plus passif de l’esprit. L’espace cartésien n’a plus, depuis le cinéma et grâce au cinéma, qu’une valeur, si je puis dire, topographique. Pratiquement au moins deux plans fusionnent, que les savants et les philosophes croyaient impénétrables l’un à l’autre pour toujours. C’est là ce qui donne à cet art une dignité incomparable. C’est aussi là ce qui permet de le situer à la fois dans son indépendance absolue à l’égard des autres, et de découvrir par quelles lois physiques il se rattache à tous les autres. Il n’est certes pas difficile d’apercevoir que ses moyens mécaniques lui assignent le même point de départ qu’à la photographie, ni que les responsabilités senti­mentales et sociales dont il s’empare peu à peu comme spectacle collectif le rattachent au théâtre, tandis qu’il peut puiser dans la littérature des prétextes, et imposer à la littérature des directions. On peut aisément se rendre compte qu’il remplira bientôt, dans l’édification des charpentes qui soutiennent l’ossa­ture visuelle de l’intelligence, le rôle que l’architecture avait assumé jusqu’ici. Mais rôle dynamique désormais, puisque agissant dans la durée, ce qui déjà imprime au mouvement de notre esprit des modifications capitales, car l’ar­chitecture de toujours, en se construisant dans l’espace, assurait par là à l’intelligence son élément de stabilité le plus évident. Enfin, et c’est là qu’on prend sur le fait ses parentés les plus étroites, le cinéma est fonction de l’espa­ce comme les arts plastiques immobiles, fonction de la durée comme la musique, à laquelle il s’apparente par le développement rythmique de ses thè­mes, rythme encore indéfinissable mais déjà facile à saisir en quelques films, ceux de Charlie Chaplin au premier rang. Je n’ignore pas que la danse avait déjà ce caractère. Mais la danse s’évanouit quand disparaît le danseur. La danse ne se fixe pas, sinon par l’intermédiaire du cinéma précisément. Enfin, la danse, qui est une harmonie en mouvement comme le cinéma lui-même, ne révèle pas plus que le théâtre cet univers moléculaire, hier encore insoup­çonné, qui prolonge au delà même des limites de l’espace visible les ondes interrompues du mouvement cinématographique et baigne les volumes en action dans une atmosphère continue de frémissements aériens et d’ondu­lations lumineuses. Le cinéma, architecture en mouvement parvient, pour la première fois dans l’histoire, à éveiller des sensations musicales qui se solida­risent dans l’espace, par le moyen de sensations visuelles qui se soli­darisent dans le temps. En fait, c’est une musique qui nous touche par l’intermédiaire de l’œil.

Enfin, si l’on pouvait déjà penser de la peinture qu’elle habitait la région de l’esprit où fusionnent avec le maximum possible d’approximation l’objet – qui lui fournit tous ses éléments visibles – et le sujet – qui lui fournit tous ses éléments spirituels – que dire du cinéma, où cette fusion s’opère par des moyens automatiques, dans le lieu même où la durée et l’espace réunissent, en les multipliant l’une par l’autre, leurs puissances d’expression ? Car il faut souligner cela fortement, bien que le cinéma ait rencontré beaucoup de ses plus obstinés négateurs parmi les savants et les philosophes anesthésiés par un cartésianisme qui avait donné à l’esprit des habitudes excellentes, à condition de connaître leurs limites. Le cinéma destiné à nous entraîner à sa suite dans un univers poétique encore inconnu, a pris son point de départ et tous ses moyens d’expression dans les procédés scientifiques les plus rigoureux. Il utilise comme intermédiaire entre l’univers et l’esprit un outillage mécanique qui enregistre, avec une exactitude absolue, les secrets de l’univers objectif. J’y reviens. Je ne crois pas que la découverte du feu même ait constitué un événement d’une importance pareille. Car c’est la première fois que la science fait sourdre de l’inconnu indéfini et infini qui nous environne, par l’action de son propre mécanisme, des harmonies nouvelles et cependant solidaires de celles qui nous consolaient autrefois et dont la puissance de construction n’est qu’à l’aube de ses possibilités. En présence de cette collaboration spontanée de la science et de la poésie, de cette union intime de l’univers matériel et de l’univers spirituel, de cet appel que lance à la durée l’espace pour qu’elle se précipite et se concentre du plus lointain passé et du plus imminent avenir sur une étroite étendue dynamique qu’elle définit sans arrêt et qui la situe sans défaillance, ne sommes-nous pas autorisés à croire qu’une métaphysique nou­velle, ou mieux, un monde nouveau apparaît ?

Plaçons-nous au centre vivant de ce monde en formation, comme une nébuleuse dont la densité s’accroît et qu’une force irrésistible entraîne, avec une vitesse accélérée, sur les routes du devenir. Décomposons ces éléments mobiles en suivant, pour nous y guider, ce Ralenti qui nous dévoile les reptations musculaires patientes d’un cheval ou d’un chien au galop, la nage lente d’un boxeur ou d’une danseuse dans le fluide atmosphérique, la danse solennelle du vol des oiseaux et des insectes, la caresse ondulante de l’eau que bouleverse la tempête, le méticu­leux travail de rupture de la balle de revolver. L’harmonie visible n’est qu’un équilibre à la recherche perpétuelle de son centre de gravité. Un patineur, une libellule poursuivent, par des mouvements continus dont les courbes en action n’offrent pas une solution de continuité, pas un à-coup, pas une saccade, ce centre qui les fuit sans cesse et qu’ils retrouvent toujours. L’univers extérieur, ainsi, nous révèle les lois de l’univers spirituel même qui cherche, par le moyen anxieux de sa propre analyse, à trouver dans le lyrisme, la synthèse idéologique ou l’orgueil du silence, le centre de gravité de ses contradictions et de ses luttes. L’Accéléré, que nous suivons l’instant d’après dans la croissance d’une plante, nous offre l’image extérieure des travaux de dissociation effectués par la subconscience, dont la reconstruction rapide précipite à la poésie rectiligne de l’action. Il est impos­sible que nous ne trouvions pas désormais dans le drame du cinéma et les solutions sans arrêt que lui-même apporte à ce drame, la correspondance étroite de la tragédie de l’esprit. Le dynamisme de l’un est la justification du dynamisme de l’autre, que jusqu’à présent les morales nous comman­daient à voix haute d’immobiliser, et que la discipline consciente des passions nous conseillait silencieusement, au contraire, d’utiliser dans l’intérêt de notre puissance réelle. Des poètes, des peintres, des musiciens, des philosophes, des savants avaient tenté de nous l’enseigner dans un effort magnanime. Mais qui les avait compris ?

Le cinéma nous apprend, par ses procédés mécaniques, que le drame, et la recherche d’équilibre conditionnée et déchaînée tour à tour par ce drame, constituent la destinée permanente de l’univers. C’est cette découverte qui a défini les grandes âmes depuis toujours. Mais il est consolant de trouver dans les mouvements jusqu’alors secrets de cet univers, en dehors même de ses mouvements moléculaires et de ses mouvements célestes dont la ma­théma­tique nous révèle le mécanisme identique, l’approbation de l’angoisse qui les a conduites elles-mêmes à la paix par la certitude. Si rien n’est immo­bile dans le monde, tout tend, par le mouvement même, aux apparences de l’immobilité, qui est la certitude des atomes et qu’ils croient être leur paix. Voyez l’immo­bilité d’une projection photographique coupant le rythme d’un mouvement cinématographique quelconque. Nous ne connaissions que cela, jadis, et cela ne nous blessait pas, tant l’habitude de la mort est facile à prendre. Mainte­nant, quand cet événement se produit, une chose sinistre plane, que nous avions oubliée. C’est comme une nappe de plomb dans le déferlement des vagues. Au contraire, projetez sur l’écran un objet soi-disant inerte pris au cinéma, la cime lointaine d’un bois par exemple, la mer à l’horizon, le pano­rama d’une ville. L’inertie de l’univers disparaît à l’instant même, comme disparaît d’une âme fière l’inertie des dogmes et des lois : tout, le passage de la brise, le glissement inaperçu des gouttelettes, l’imper­ceptible mouvement de l’air chaud, des nuées, des fumées, des poussières, imprime à l’ensemble une animation murmurante qui offre à nos mouvements intérieurs inin­terrompus la consolation de Dieu même. L’espace visible, comme l’était déjà l’espace invisible de l’âme, se multiplie par l’infini. L’immensité naguère immobile tressaille. La liberté inépuisable des combinaisons dont les rouages matériels du cinéma disposent, – la surimpression, par exemple, et la diversité sans fin des angles de vue – symbolise déjà l’univers nouveau qui s’annonce. L’océan roule sur la foule ou déferle sur le désert. Le jeu implacable des roues, des pistons, des bielles, accorde sans effort les rythmes mécaniques aux rythmes sensuels d’une danse de girls dont le mouvement des hanches grasses, des beaux membres ronds et charnus, laisse transparaître l’éclair ou la lueur furtive d’un levier, le halo bleuâtre et vibrant de rotations vertigineuses, la fulguration cadencée des fées électriques ou des ogres de métal. Des galères, des jonques, des transatlantiques, des voiles circulent au milieu des trains, des pousse-pousse, des dro­madaires, des chevaux. On voit errer parmi les éléphants, les boas, les tigres de la forêt vierge, des fantômes transparents. Le cinéma offre le support constant du réel aux créations les plus invrai­semblables de l’imagination lyrique et de la spiritualité.

Il apparaît de plus en plus, grâce au cinéma seul – car les théories scien­tifiques ne sont pas sensibles à la foule et ne parlent presque à aucun cœur – que malgré l’aide de la littérature, de la musique et de la peinture, nous ne connaissions encore que par fragments discontinus le vrai visage de ce monde, qui est un devenir infatigable et complexe vivant cependant dans le même moment et dans le même lieu que nous. Voici que nous allons pouvoir saisir dans sa réalité enchevêtrée, évoluante et mouvante, d’un seul regard capable d’en transmettre à l’esprit, par une intuition synthétique rapide comme la lumière, les déterminations immémoriales, les éternelles destinées, les modu­lations universelles qui vont mourir dans l’infini. Que dis-je ? Le fragment même que nous pouvions en isoler jadis se révèle à nous comme un univers continu dans un univers continu. Tous nous avons été frappés – je songe en ce moment à des danseuses du Cambodge revues au cinéma après les avoir vues sur la scène – par les révélations qu’une seule partie d’un ensemble connu, isolée maintenant dans le cadre multiplicateur de l’écran, offre à un unique regard, même sans l’intervention du ralenti. Une bouche, une main, un muscle dont le rôle disparaissait dans le mouvement unanime, mais trop abrégé d’un spectacle vu à l’œil nu, devient à lui seul un drame complet, dont toutes les composantes concourent à l’équilibre du détail dans l’équilibre de l’ensemble. Que ce visage nouveau du monde ne puisse plus désormais être arrêté ni définitif, certes, il faut nous y résigner, puisque le moyen qui nous le dénonce proscrit, de par sa nature elle-même, tout ce qui est fixe et fini. Mais cepen­dant, pour la première fois, l’ensemble de ses aspects multiples dans l’espace et de ses incessants changements d’aspects dans la durée participe à notre vie morale même. Les conquêtes statiques de l’intelligence ne peuvent pas disparaître à jamais, elles seront toujours des paliers nécessaires à l’ascension ininterrompue de l’esprit dans sa propre lumière, par cette nouvelle échelle de Jacob qui s’offre à nous y conduire. Mais il faut que nous ayons maintenant la notion intime, fixée dans la substance de notre mécanisme spirituel, que ces repos de l’esprit ne sont que des états d’équilibre dont le dynamisme intérieur ne pourra plus s’ignorer, sous peine de les rompre du même coup.

Ainsi, rattachés par toutes nos fibres au présent des choses du dehors qui nous introduit en même temps, par sa réalité visible même, dans les échos de leur passé et l’élan de leur devenir, nous pouvons, par un nouveau miracle que les mêmes moyens nous offrent, plonger dans le mouvement concret de notre propre mémoire. Avez-vous jamais songé, par exemple, à ce que pourra être l’émoi du Kid, s’il revoit après vingt ans, sans l’avoir jamais revu dans l’intervalle, le film qu’il anima de ses mouvements affectifs ? Comme il avait 4 ou 5 ans à cette époque, il y a beaucoup de chances pour que le souvenir des actions qu’on lui fit accomplir et des circonstances dans lesquelles il les accomplit se soit effacé. Ne sentez-vous pas le pathétique prodigieux de cette vie antérieure perdue remontant – toute entière, sans lacune – à l’aide d’un document plus irrécusable que la mémoire, du fond de sa propre nuit, pour en faire revivre devant lui un fragment ininterrompu ? Je n’ose pas plonger dans ces ténèbres éclatantes. Voyez-vous revivre devant vous la femme que vous aimiez vingt ans auparavant, et qui vit encore à côté de vous et que vous avez cessé d’aimer, ou dont, il y a vingt ans, au moment où vous avez été brus­quement séparé d’elle, vous étiez épris à mourir ? Voyez-vous revivre l’enfant mort ? Le cinéma, s’il a déjà franchi les portes de l’intelligence, n’a qu’à peine effleuré le seuil de nos âmes. Que le nouvel univers qu’il éveille se réfléchisse et nous réfléchisse on nous-mêmes, il suffit que j’y songe pour me refuser à prévoir – par paresse d’esprit, manque de courage, que sais-je ? – les silen­cieuses sym­phonies dont la rumeur animera et nos joies et nos peines pour les élargir et les approfondir jusqu’aux perspectives lointaines de l’infini et de l’éternité.

Le rendez-vous que nous avons donné sur l’écran magique à toutes les forêts et à toutes les mers, à tous les déserts et à toutes les villes, à tous les animaux sinistres des grands fonds et à tous les hommes pour y organiser leurs relations selon les innombrables harmonies que le cinéma, en nous les révélant entre eux et en eux-mêmes, éveille entre nous et en nous-mêmes, n’est qu’au commencement des conquêtes qui nous sont promises. Même quand nous aurons forcé les astres, forcé les molécules invisibles de venir danser à notre appel sur le petit rectangle de lumière dans une salle immense, plongée dans l’obscurité, suit passionnément la silencieuse animation rythmi­que, nous ne serons pas rassasiés. Il faudra faire surgir à la clarté du déroule­ment intérieur de notre univers spirituel, une sorte de vie panthée dont tous les passages secrets réuniront notre substance à tous ces passages visibles que le cinéma arrache sans cesse à l’iner­tie apparente du monde. C’est la condition des nouvelles extases dont la mort de tous les dieux avait paru interdire jusqu’à l’espérance. Le cinéma, si nous voulons le comprendre, doit ranimer et porter à son comble un sentiment religieux dont la flamme mourante réclame son aliment. L’infinie diversité du monde offre pour la première fois à l’hom­me le moyen matériel de démontrer son unité. Un prétexte de communion universelle, dont l’approfondissement n’exige de nous qu’un peu de bonne volonté s’offre tous, avec une complaisance infatigable. Qu’on ne nie pas surtout. Qu’on n’invoque pas « l’âme », toujours « l’âme », pour l’opposer à « la matière ». L’âme n’a jamais scellé sa voûte colossale qu’au croisement des nervures qui élancent, d’un seul jet, des profondeur de la terre. C’est dans le pain et dans le vin que vivent la chair et le sang de l’esprit.


Elie Faure, Ombres solides, « Introduction à la mystique du cinéma », 1934

5 commentaires:

Blackoiseau a dit…

Content de voir que tu reprends !

GM a dit…

Et toi tu reprends quand?

Noony a dit…

Je sais pas, je me tâte...

GM a dit…

Et ton identité hésite...

Blackoiseau a dit…

Comme nous tous...