samedi 6 décembre 2008

La Gorgone.

* Il m'avait traumatisé à la fac, ce film, L'Ordre, de Jean-Daniel Pollet, je découvrais les essais cinématographiques, on nous avait fait un petit listing, c'était avec ce prof de Paris 3 que je trouvais génial, son nom m'échappe, prof en tout cas sans qui je n'aurais pas pu connaître les Straub si tôt et de cette manière, qui a permis d'accélérer cette phase qui est, si j'en crois pas mal de gens autour de moi, assez fréquente, de rejet avant fascination. Ce prof nous introduisait aux Straub par Othon, autant dire qu'il ne nous ménageait pas. Et ce n'était pas lui qui nous disait quoi en penser, il nous donnait une vague thématique, "l'avant-garde" (démerdez-vous!), quelques bases théoriques et historiques, puis il se mettait en retrait et le reste du semestre se passait, pour chacun, à trouver de quel film, de quel auteur d'avant-garde, il allait bien pouvoir étudier l'oeuvre, en vue d'un exposé public auquel personne ne réchapperait. Je m'étais dérobé comme une petite pucelle (comme dirait Lily d'HIMYM) en allant chercher L'île aux fleurs, soit le truc le plus mainstream, pour dire vite, possible au milieu des vaillants courageux curieux qui s'étaient chargés du versant escarpé et d'ailleurs pas toujours chef-d'oeuvresque, Méditteranée, Vent d'est, les Debord, L'Homme à la caméra, Cinéthique, les Medvedkine, Traité de bave et d'éternité, La Dialectique peut-elle casser des briques?, les Straub donc, pas mal de films scientifiques aussi, Entr'acte, j'en oublie forcément...

* Bref, toujours est-il que l'Ordre m'avait pas mal traumatisé, si bien qu'il avait éclipsé Méditterannée dont je n'ai qu'un souvenir fort flou, et qu'il ne me restait de Pollet que ce souvenir précis d'un truc très fort, l'Ordre donc, premier essai que jeunot il me semblait comprendre et ressentir déterminément. J'avais vu plus tard le pas terrible Acrobate qui m'avait convaincu que Pollet n'était estimable qu'en terres documentaires ; d'ailleurs Pour mémoire (la forge), lors de sa ressortie salles, m'en avait doublement convaincu ; et puis bien sûr Jour après jour, ce potentiellement beau film massacré par le montage universitaire, scolaire, de Jean-Paul Fargier.

* La revoyure de l'Ordre, je l'ai toujours retardée et, craquant hier matin, je l'ai faite sur la pointe des pieds, d'autant que j'étais inquiet depuis que CdZ m'avait dit la veille au soir ne pas aimer "le ton badin etc, et trop de mouvements qui donnent presque le tournis", moi je ne voyais vraiment pas de quoi il parlait, je n'avais aucun souvenir de ça, pour moi le film c'était des travellings secs et austères sur des murs lépreux et en parallèle bien sûr Raimondakis, le "génie de la lèpre" comme disait Pollet, ce visage bouffé et bouffi, cadré comme un antique bas-relief, il y avait quelque chose de l'ordre de la légende, de l'incantation d'esprits sages, une mise à l'épreuve, il s'agissait de résister à l'épreuve de la monstration des monstres, certains mots m'étaient restés, pas précisément, mais cette espèce de malédiction finale, ce "je vous plains", je me souviens que ça m'avait marqué. À l'époque j'en avais sans doute pleuré.

* Le souci c'est que CdZ n'a pas tort, le film est pourri d'effets, l'idée seule de la confrontation murs lépreux/lèpre n'est qu'une idée dans un film de 44 minutes, confrontation finalement basique ; alors il y a l'autre idée graphique, celle des barreaux de la prison, bon, ce motif-là qui strie plusieurs plans, très bien. Le montage en avant en arrière, les répétitions, les travellings, rien de tout cela ne fait très assuré, les plans des lieux n'ont pas grand chose à dire, alors on les secoue dans tous les sens en espérant qu'il en tombe quelque chose. Parfois quelque chose en tombe, mais pas ce qu'on en attendait, les trucs heurtés, les panos brutaux, ça ne dit pas grand chose ; mais parfois une veine kisteuse du bois, des plans d'ensemble étrangement paradisiaques de l'île (la piste de l'utopie forcée, l'utopie par le fait, cette utopie dans l'adversité, profondément humaine, Thomas More au pays des lépreux, est je trouve sous-traitée, peut-être trop embarrassante, trop explosive, pourtant c'est vraiment de ça que veut parler Raimondakis, "chez nous on ne meurt jamais seul", sorte de Parleur d'Ayerdahl). Et puis cette voix-off, effectivement, désabusée jusqu'à l'agacement, volontairement sous-syntaxée jusqu'au simplisme, à enchaîner ses questions rhétoriques et ses mises en abyme, on a bien compris que c'était la question de montrer, de la légitimité de montrer, qui était posée, quel besoin de surencombrer le film de ça?

* Reste qu'il y a une grandeur quand même, et qu'elle tient plus simplement aux plans des lépreux, qui sont toujours aussi forts et évitent ce voyeurisme, cette envie de photo de faire de l'effet, d'être puissants, d'être choquants, on n'est pas chez Ben Maddow, Sidney Meyers et Joseph Strick, fort heureusement, le cadre respecte et ne triche pas, il dévoile l'essentiel sans obscénité, et cela suffit, et cela est suffisamment tragique sans cèder aux tartinades qui conduiraient à ce qu'on ne voie que les monstres et plus les hommes. "Ne les regardez pas dans les yeux, c'est ainsi que ça s'attrape" (les lépreux, c'est la Gorgone). Le visage de Raimondakis, le film n'est jamais plus fort que lorsqu'il nous habitue à le regarder dans les yeux, à écouter cette voix rauque et essoufflée, à voir l'homme sous le masque de chairs comme fondues. Sans perdre de vue pour autant la violence de la lèpre ("nous évitions les miroirs, même chez le barbier il n'y avait pas de miroir" -- je cite approximativement, de mémoire). La main de Raimondakis, par exemple, il faut attendre la moitié du film pour l'entrevoir, lorsqu'il s'effleure le front, et cet événement est énorme, dans cette main difforme et furtive il y a tout le corps potentiel, tout ce avec quoi l'imagination humaine ne peut traiter que comme possible...

* Mais alors pourquoi la déréalisation du noir et blanc? N'est-ce pas alors finalement plus monstrueux pour l'inconscient cinématographique collectif? N'est-on pas davantage dans la mémoire de la fiction, n'est-on pas chez Browning (je sais, comparaison tendancieuse, puisque les monstres de Browning ne sont pour la plupart pas maquillés) (mais quand même) ? Surtout si on se souvient qu'en 1980, sept ans plus tard, Lynch optera aussi pour le noir et blanc pour son Elephant Man... Surtout que les plans couleur, plus tard, plus brefs, ne sont-ils pas bien plus justes? Les yeux blancs de Raimondakis reprennent leur teinte bleu-vert marin, et puis la carnation, et puis le brun des cheveux...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah ah... moi aussi, ma prof de fac a commencé par Othon... depuis j'ose plus, à part le doc' de Costa.

GM a dit…

faut retenter, vous verrez...

essayez sicilia par ex.